Les Femmes arabes en Algérie/La Fantasia

Société d’éditions littéraires (p. 229-236).


La Fantasia




Dans une commune mixte de la province d’Alger, où déjà notre gai drapeau flotte à quelques fenêtres, on enguirlande les rues de branches de palmiers, on dresse un arc de triomphe en lauriers-roses. Européens et Arabes luttent d’émulation pour donner au chef-lieu du centre un aspect enchanteur. C’est que celui que l’on attend peut à son gré ruiner ou faire prospérer le pays.

Les administrateurs de la contrée n’ont garde d’oublier de se montrer empressés auprès de qui dispense les faveurs et l’avancement. Ils sont venus escortés de leur personnel et de leur famille, quand ils ont pu obtenir les chevaux réquisitionnés pour la transporter.

Seulement, les Arabes sont fous de briller dans les fantasias ; au lieu de prêter leur cheval pour porter à la fête les administratrices et leur nichée, beaucoup ont préféré l’enfourcher pour s’y rendre eux-mêmes. Résultat pour eux : cinq jours de prison et quinze francs d’amende. Mais la joie de se réunir aux goums, d’aller en bottes rouges sous le drapeau vert déployé se joindre aux cavaliers qui s’échelonnent dans la plaine, de voir les grands marabouts, les grands nobles, vaut bien la peine que l’on risque quelque chose.

Les grands de tous les pays ont une manière particulière de se distinguer du commun des mortels. Les nobles arabes venus à la fantasia sont, eux, décorés d’une façon aussi incongrue qu’originale : ils sont décorés… de fiente !… Oui… de fiente de faucon ! Ils ont sur leur burnous les traces des excréments de l’oiseau chasseur ; c’est, dans le désert, une marque de gentilhommerie. Cela vaut bien le bout de ruban ou la ferblanterie dont — pour se faire remarquer — se marquent les Européens.

Le gouverneur général de l’Algérie, en l’honneur duquel se font tous ces préparatifs, revient du Sud. Il ramène des wagons de choses rares ; il a reçu des Mouadhin, en signe de soumission des masses de cadeaux ; mais il ne revient ni sur le cheval noir superbe ni sur le beau méhari blanc que les indigènes du Sud lui ont donné, il revient de Biskra en train express ; et, comme un dieu qui se fait précéder d’un soleil, un roi d’une armée, il se fait précéder d’une machine folle qui court en éclaireuse devant le train gouvernemental.

Les télégrammes signalant l’approche du gouverneur se succèdent. Le voilà !

Dès qu’il paraît, les clairons sonnent, les tambours battent aux champs, les chevaux qui, impatients, se cabraient, s’élancent rapides ; ils reviennent sur leurs pas en courant si vite qu’on les croit emportés par le vent. Les cavaliers qui les montent se lèvent droits sur leurs selles, poussent de grands cris et déchargent en l’air leurs fusils. Enivrés par la poudre qu’ils ont « fait parler », ils repartent, animés par une fureur diabolique.

Ces hommes, qui semblent ne faire qu’un avec leurs chevaux, leur communiquent leur fièvre d’enthousiasme, et bientôt les spectateurs, eux-mêmes électrisés, les acclament et partagent leur délire.

Tous les chevaux qui participaient à la fantasia étaient beaux ; leur tête fine, leurs formes élégantes excitaient l’admiration de la foule. Mais parmi eux il y en avait un à la robe d’ébène, à la fière encolure, qui attirait tous les regards. C’était la jument de Lagdar ben-Djali, de la tribu des Oulad-Mokran, baptisée Rihana (vite comme le vent).

Car les chevaux, là bas, traités en personnes humaines, ont des noms, et les Arabes prennent certainement plus de soins à faire l’éducation d’un cheval que les Européens à faire celle d’un homme ; aussi parviennent-ils à développer en lui plus que de l’instinct, de l’intelligence. C’est ainsi qu’ils obtiennent du cheval qui vient de renverser son cavalier un arrêt immédiat. Le noble animal demeure comme un chien fidèle, près du cavalier blessé ou mort.

Rihana ne faisait pas seulement la joie de son propriétaire, elle était la gloire de sa tribu. Elle gagnait le prix aux courses, elle était acclamée dans les fantasias, elle savait se mettre à genoux et se lever toute droite sans inquiéter son maître.

L’administrateur de M… guignait ce beau cheval. La vue de celui que ramenait le gouverneur aiguisa son désir de le posséder. Enfin, n’y tenant plus, il s’approcha de son propriétaire :

— Lagdar, dit-il, combien veux-tu de ce cheval de sultan ?

— Il n’est pas à vendre, répondit Ladgar.

— Je sais que tu es à ton aise ; mais, voyons, pour me faire plaisir, estime-le un gros prix et cède-le-moi.

— Mon plaisir vaut le tien, ça me fait plaisir à moi de le garder.

L’administrateur se mordit les lèvres. La fête terminée, le gouverneur partit, il songeait encore au cheval. Il alla conter sa déconvenue au vieux Chaya, qui lui servait d’intermédiaire pour prêter de l’argent à cent vingt pour cent. Chaya lui remplit le cœur d’espoir :

— Cela tombe à merveille, dit-il ; Bouziane, voisin de Lagdar, me doit, je vais l’envoyer saisir.

— Mais… quel rapport, fit le fonctionnaire ?

— Je m’entends ; je dirai à l’huissier deux mots, il trouvera moyen d’avoir la jument.

L’huissier n’eut guère à prendre dans le misérable gourbi de Bouziane.

— Ce n’est pas suffisant ici ; voyons là, fit-il en enjambant la haie de clôture du voisin, et, ayant aperçu Rihana près de la demeure de Lagdar, il marcha droit à elle et la saisit.

Aux protestations indignées de celui-ci, affirmant ne rien devoir à personne, l’huissier cria pour toute réponse : « Revendique ! »

Il demanda, en effet, à la justice de lui prêter main-forte pour recouvrer son bien. Malgré les nombreux témoins jurant que Rihana était née chez Lagdar, malgré les quittances d’impôt établissant sa qualité de propriétaire du cheval, le tribunal, s’appuyant sur des subtilités juridiques, le débouta de sa demande, le condamna aux dépens et valida la saisie pratiquée.

Rihana, mise en vente, fut achetée pour le compte de l’administrateur, qui l’enfourcha sans pudeur dès qu’il en fut devenu possesseur et toisa dorénavant avec insolence Lagdar, navré qu’on lui eût subtilisé sa bête. Quand celui-ci passait à portée de sa voix il lui criait : « Espèce de gueux, tu as refusé de me céder ta jument et, quinze jours après, tu l’as fait vendre par autorité de justice ! Je te revaudrai cela ! »

L’enlèvement de Rihana désola particulièrement Nedjma, la femme préférée de Lagdar.

Nedjma ne mangeait pas un gâteau de miel, pas une poignée de dattes, pas une bouchée rissolée de mouton rôti en plein air, sans en donner sa part à Rihana, et celle-ci paraissait répondre à cette sympathie et hennissait de plaisir en voyant sa belle maîtresse.

Un jour que l’administrateur, en tournée dans le douar des Oulad Mokran, l’avait laissée à la garde de son chaouch, elle vint d’instinct à la porte de Lagdar. Nedjma crut naïvement que Rihana leur était rendue. Joyeuse, riant et pleurant à la fois, sautant et dansant, elle courut à elle, caressa son poitrail, prit sa tête dans ses mains mignonnes et, soulevant son haïck, elle l’embrassa longuement.

Entendant des pas, elle abaissa vivement son voile et se sauva éperdue. Mais l’administrateur, revenu précipitamment, avait aperçu Nedjma et, moins peut-être que sa beauté, son exubérance de vie et de passion avait éveillé en lui un de ces sentiments fous qui ne se raisonnent ni ne se vainquent.

Il ne pouvait détacher sa pensée d’elle. Le jour, il cherchait à la voir ; la nuit, il la voyait en rêve. Sa passion s’irrita au point que, ne pouvant plus la dissimuler, il fit du juif Chaya le confident de son tourment.

« Diable ! s’écria celui-ci, il n’est pas aussi facile de s’approprier une favorite qu’une jument ! » Seulement, c’était une canaille que n’épouvantait pas le crime, et, un jour, il dit à l’amoureux transi : « Eurêka ! »

On simula l’organisation d’un complot, dans lequel Lagdar, ami de la France, fut impliqué de rébellion contre elle.

Avec l’intimidation et l’argent, on se procure toujours des témoins. Il y en eut pour affirmer que le mari de Nedjma, vendu aux Anglais, soulevait le Sud, projetait de faire surprendre nos troupes.

Malgré l’invraisemblance de l’accusation, l’absence de preuves, Lagdar, reconnu coupable, fut condamné, dépouillé de tous ses biens et envoyé à Nouméa.

Nedjma, terrifiée par le jugement rendu, se soumit à ce qu’on exigeait d’elle. Et pendant que le mari, le propriétaire, est au bagne, l’administrateur, tranquillement, jouit de sa femme et de sa jument.