Les Femmes arabes en Algérie/Les Sauterelles

Société d’éditions littéraires (p. 199-204).


Les Sauterelles




La radieuse Algérie recèle, avec des poux et des serpents, les sauterelles dévastatrices.

Quand, par les chaudes journées de juillet, les Parisiens qui s’amusent sur les pelouses du Bois-de-Boulogne, à saisir au vol les jolies sauterelles vertes ou grises qui animent la nature et se fondent dans son harmonie, songent-ils, qu’à une journée de France, des sauterelles plus grosses, autrement costumées que celles qu’ils ont sous les yeux, sont un fléau que l’on combat, une calamité contre laquelle se porte, par instant, tout l’effort algérien ?

Ces sauterelles qui habitent le désert agissent, quand la famine les pousse, exactement comme les peuples affamés qui, sous prétexte de guerre, vont se refaire chez leurs voisins ; elles se forment en myriades de légions qui s’abattent sur l’Algérie luxuriante et dévorent toute végétation. Cependant, ce n’est encore rien ; ces sauterelles si nombreuses, qu’elles deviennent des nuages qui obstruent la lumière du soleil d’Afrique, qui arrêtent voitures et trains, dans leur marche, pondent là elles s’arrêtent chacune de 80 à 100 œufs qui, une fois éclos, sont ces criquets voraces qui nettoient mieux le sol que ne le ferait l’incendie ; qui, « lorsque l’herbe, et la feuille manquent, mangent le bois, qui, lorsque le bois manque, mangent la pierre ! »

Chacun, naturellement, chasse ces destructrices du mieux qu’il peut. Lors d’une des dernières invasions, un maire requis un grand nombre d’Arabes pour détruire les criquets sur ses terres de Belkacem ; comme il ne les payait pas, les Arabes travaillèrent trois jours, puis ils refusèrent de laisser manger plus longtemps leurs récoltes, pour passer leur temps à protéger gratuitement celle du maire.

Le magistrat municipal leur fit dresser procès-verbal et le juge de paix de Dellys en condamna pour ce fait soixante-douze à cinq jours de prison et quinze francs d’amende.

Le gouverneur auquel on en appela de cette injustice, ne voulut pas faire casser le jugement qui consacre la domesticité gratuite et obligatoire, des Arabes envers l’autorité algérienne.

Les sauterelles ne redoutent réellement que les cigognes qui s’alignent en bataille pour démolir à coups de bec le mur vivant qu’elles forment en volant.

Les terribles acridiens que l’on combat par le bruit, la fumée et les toiles étendues (appareils cypriotes), ont prouvé qu’ils se riaient de ces obstacles en venant s’abattre en plein Alger. Quelques compagnies arrivèrent d’abord en éclaireuses (ce sont les mâles qui marchent les premiers), puis ce ne furent plus des compagnies de sauterelles qui se montrèrent, mais le tourbillonnement incessant d’une armée de scarabées d’or étincelant sous le soleil, dans le ciel bleu, ressemblant — couleur à part — au tourbillonnement des flocons de neige, par leur nombre et leur rapidité.

Dans leur vol vertigineux, ces flocons d’or vivants sont superposés ; les uns touchent aux nues ; les autres rasent la terre. Les sauterelles laissent en passant tomber les preuves de leur digestion ; terrasses et balcons sont, après chaque vol, maculés. Elles-mêmes ne dédaignent pas de s’abattre sur les fleurs et la verdure ; elles tombent nombreuses par les cheminées.

Cette invasion des sauterelles qui fait l’amusement des citadins d’Alger, le désespoir des colons et des indigènes et est pour tout le monde la famine en perspective, offre un spectacle curieux ; on oublie le boire et le manger pour regarder les vols ; enfants et grandes personnes saisissent au passage ces bestioles, on se les renvoie en riant ; on dirait de cette calamité une fête.

On fait des chapelets de sauterelles, on en met sous globe ; chacun est jaloux d’essayer dans un bocal sa petite expérience, pour la ponte des pélerins et l’éclosion des criquets. J’en ai enfermé comme tout le monde ; ce que voyant, notre Arabe me demande : « Tu veux en manger ? » Je n’ai pas — tant nos préjugés sont grands pour tout ce qui touche à la nourriture — osé en goûter. On assure que leurs cuisses ont un vague goût d’écrevisses et un chimiste, qui les a analysées, certifie qu’elles sont plus nourrissantes que le bœuf.

Dans le sud de l’Afrique, ces insectes salés, séchés, sont pour beaucoup de tribus la base de l’alimentation ; certaines les réduisent en poudre et en font du pain. Les nomades les mangent aussi bien crues que cuites. C’est pour eux la manne tombée du ciel.

Mahomet a autorisé dans le Koran l’usage des sauterelles ; malgré cela, je crois que peu d’habitants du Nord africain s’aviseront de s’en nourrir ; ce serait peut-être cependant prudent d’en faire des conserves qu’on mangerait durant la disette, quand les plaines fertiles de l’Algérie se seraient transformées en une immense mer grouillante et jaune.

Sans interruption, les bataillons ailés succèdent aux bataillons, forment des nuées immenses qui montent du Sud au Nord, empoisonnant des cadavres de leurs traînards les citernes et les rivières.

C’est en présence de cette calamité, qu’on peut se demander pourquoi les hommes qui ne savent enrayer ni la ruine, ni la mort sont seuls au gouvernail ? Si les femmes y avaient leurs places, est-on certain qu’elles n’auraient pas — avec leur prévoyance et leur intuition — trouvé le moyen de paralyser l’action des sauterelles ?

Des malheureux, hommes, femmes, enfants, ramassent les sauterelles qui sont achetés un franc le sac de vingt-sept kilogs par la municipalité algérienne.

Au mol appel fait pour combattre le fléau, la population ne répond pas en nombre, alors qu’il faudrait que contre cette monstrueuse invasion, l’Algérie tout entière se rue avec entrain.

Sur le crédit ouvert pour organiser les secours et la défense, les habiles et les protégés obtiennent de gros dédommagements ; mais les tout petits colons ? mais les indigènes ? Qui pense à eux ? Seront-ils donc toujours comme en 1867, condamnés à mourir de faim et à empoisonner l’air de leurs cadavres, laissés sans sépulture dans leurs champs dévastés ?

Il ne faut pas oublier qu’en prenant possession de l’Afrique, les Français ont assumé en même temps que le pouvoir, la responsabilité des êtres et des choses. Ils ont pris charge de corps en même temps que charge de terre.

L’Arabe attend des occupants français, — qui n’ont malgré leur science et leur civilisation, pu prévoir et prévenir mieux que lui, l’invasion des sauterelles — la possibilité de subsister quand elles ont dévoré ses récoltes.

Tout le monde est d’accord pour vouloir peupler notre vaste territoire africain, et chacun convient que cela n’est pas déjà si facile. Eh bien ! commençons donc par empêcher de mourir de faim les Arabes qui habitent ce territoire.

Notre sollicitude envers eux peut seule sauvegarder le résultat des efforts humains dans l’Afrique Française.