Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 18

Delongchamps (tome Ip. 168-190).


CHAPITRE XVIII.

Tendre, mais sage.

Séparateur


« Voilà une rupture aussi rapide que l’avait été la bonne fortune.

— J’avais cru que je ne m’en consolerais jamais.

— Et comment êtes-vous ici dans sa loge ?

— J’y suis avec madame de Ricion, qui m’y a mené. Dès que j’ai su que c’était la loge de madame de Quirol, j’en suis promptement sorti, et je suis descendu ici pour y causer.

— Qu’est-ce que madame de Ricion ?

— C’est une jeune femme, assez jolie, douce, vive et gaie ; mais peu spirituelle à ce que disent les beaux esprits femelles, les sentimentales ; voilà comme ils la peignent.

— À mon avis ce sont elles qui se connaissent le moins en esprit.

— Je pense comme vous ; car si j’avais voulu je me suis vu au moment d’être célébré par elles comme un esprit, parce que j’avais fait les plus plats vers du monde qu’elles ont mis au rang des plus jolies romances qui aient été faites.

— Il n’en faut pas davantage ; mais revenons à madame de Ricion.

— Je disais donc que ces dames lui trouvaient peu d’esprit ; mais elle est beaucoup plus honnête qu’elles.

— Je le crois bien, elles ne le sont point du tout.

— Elle est au ton de tout le monde ; elle sait même écouter, entendre et répondre à tous ceux qui lui parlent. Le plaisir a pour elle l’attrait le plus vif. On lui reproche de laisser toujours voir ses dents, qu’elle a fort belles ; mais les hommes lui reprochent peu de chose, et beaucoup désireraient d’en être bien traités. Je me suis trouvé de l’avis de ces derniers en voyant sa gaieté. Je ne me suis point jeté dans la langueur, au contraire j’ai débuté avec elle par cet air de familiarité des jeunes gens qui est si fort à la mode à présent. Loin d’être repoussé, je me suis trouvé avec elle au ton d’un ami de l’enfance ; j’ai voulu même lui persuader que nous avions été élevés ensemble, c’est-à-dire que nos bonnes étaient amies, et qu’elles nous menaient souvent jouer et danser sur le gazon aux Tuileries.

— Et elle l’a cru ?

— Bon ! Elle a cinq ans de moins que moi ; mais nous ne nous en appelons pas moins mon ancien ami des Tuileries.

— Cela pourrait avoir des suites.

— Je n’ose m’en flatter.

— Pourquoi ?

— C’est qu’elle vit au milieu d’une famille nombreuse qui la chérit beaucoup, et à qui elle paraît fort attachée.

— A-t-elle un mari ?

— Oui, qui est dans la marine, et qui commence actuellement une longue campagne.

— Quelle espèce d’homme est-ce ?

— Un excellent officier, un homme de qualité qui était fort pauvre, fort attaché à son métier. Je ne l’ai jamais vu ; mais on dit que c’est une espèce d’ours.

— Et sa femme, l’aime-t-elle ?

— Je n’en sais rien. On en plaisante beaucoup devant elle ; mais elle n’en dit pas le mot.

— En a-t-elle des enfans ?

— Non.

— Il n’est pas possible qu’elle aime ce mari-là.

— C’est ce que tout le monde pense.

— Et n’a-t-elle jamais aimé personne.

— Je ne le crois pas.

— Cela ferait une très-aimable veuve si son mari ne revenait pas de cette campagne.

— Je ne sais si elle voudrait se remarier ; il me semble qu’elle aime trop à jouir de sa liberté.

— Je ne vois pas que vous puissiez en espérer beaucoup, elle surtout vivant comme vous le dites au milieu de cette nombreuse famille qui doit s’en occuper infiniment.

— Il est vrai qu’elle y est extrêmement gâtée.

— Quelles sont les femmes qu’elle voit le plus ?

— Ce sont des femmes très-aimables.

— J’entends bien ; mais je dis, ont-elles des amans ?

— Mais oui, presque toutes.

— Eh bien ! madame de Ricion en aura bientôt un, si vous n’y prenez garde.

— Vous le croyez ?

— C’est une chose sûre, je vous en avertis.

— Diable ! il faut donc que je m’arrange en conséquence.

— Vous ferez ce qui vous conviendra.

— Je n’y veux pas perdre un instant. Adieu, au revoir. »

« Vous m’aviez bien conseillé, dit Saint-Alvire à Dinval, un mois après leur conversation du foyer de l’Opéra.

— Oui ! Ah ! contez-moi donc cela ?

— Mon amie des Tuileries, dis-je le même soir à madame de Ricion, après souper, pendant une espèce de bal où elle ne pouvait pas danser ayant une douleur à un pied, j’ai besoin de vos conseils. — À propos de quoi ? voyons ? — J’hésite depuis long-temps à vous confier un grand secret. — Dites promptement ? — J’aime une personne que vous connaissez très-fort ; mais je n’ai pas encore osé le lui dire. — Ah ! vous aimez ? et elle devint très-sérieuse. — Je vois que vous me désapprouvez. — Moi ? — Oui, oui, je ne vous dis plus rien. — Et comment voulez-vous que je vous conseille ? — Et qu’en puis-je avoir besoin lorsque cette confidence vous déplaît ? — En aimerez-vous moins ? — Je m’efforcerai d’étouffer mon amour. — Voilà ce que je ne crois pas. — Pensez-vous que je ne serais pas capable de tout sacrifier à mon ancienne amie ? — Cela vous serait impossible. Voyons, parlez-moi raisonnablement. Quelle est la personne que vous aimez ? — Je ne puis vous le dire encore. — Et comment voulez-vous que je vous donne des conseils, si vous ne me la nommez pas ? on ne peut rien dire en pareil cas qu’en connaissant le caractère des personnes. — Les femmes ne sont-elles pas toutes les mêmes ? — Non sûrement, je ne crois pas que tous les cœurs se ressemblent. Mais de quelle espèce de conseil avez-vous besoin ? — Je voudrais savoir si je dois attendre long-temps avant de me déclarer. — Vous croyez-vous aimé ? — Je n’ose l’espérer. — Eh bien ! ce que vous pouvez faire de mieux, c’est de renoncer à votre passion. — Y renoncer ? — Comment ! quelle est cette exclamation ? Ah ! mon ancien ami, dit-elle douloureusement, je vois que je vais vous perdre ! On vint nous interrompre, je ne pus lui parler de la soirée, et je lui vis depuis ce moment un fond de tristesse qui changeait son caractère, et elle ne me regardait plus qu’avec une sorte d’inquiétude ; elle semblait quelquefois me fuir, et puis elle paraissait avoir quelque chose à me dire, enfin je choisis un instant pour pouvoir lui parler librement.

Ce fut un soir à la promenade. Je lui témoignai mes inquiétudes sur ce qu’elle me paraissait plus occupée et moins gaie qu’à l’ordinaire. Vous vous trompez, me dit-elle ; non, mon ami, je ne suis point changée, mon caractère et mon cœur sont toujours les mêmes ; je suis assez heureuse pour n’être point agitée par une folle passion qui peut trop souvent causer l’amertume de toute la vie. — C’est-à-dire que vous condamnez la mienne ? — C’est-à-dire que je redoute, pour vous, les maux dont elle peut vous accabler. — Les maux ? — Oui, l’on dit qu’en commençant à aimer on ne voit que le bonheur ; mais que par la suite on n’éprouve que trop le contraire. — Cela peut arriver quand on a fait un mauvais choix ; mais non, jamais, quand toutes les qualités de celle qu’on aime surpassent encore les charmes de sa figure. — Je vois qu’il est déjà trop tard pour essayer de détruire l’ivresse qui s’est emparée de vous. — Oui, vous dites bien, l’ivresse, c’est quelque chose d’encore plus fort, c’est un charme irrésistible, inexprimable ! — Je ne puis partager vos transports, mon ancien ami, laissez-moi seulement vous plaindre. — Me plaindre ! et quand tout mon bonheur ne dépend que de vous ! — De moi ? — Ah ! certainement ! Eh ! quelle autre que vous pourrait autant charmer mon cœur, mon esprit et mes sens, et me procurer le ravissement que j’éprouve en vous voyant, en ne pensant qu’à vous, en ne respirant que pour vous ? — Quoi ! c’est moi que vous aimez, dit-elle en souriant avec une satisfaction pleine de candeur. — Oui, c’est vous, vous seule. — Ah ! je ne suis plus inquiète de votre sort. — Comment ? — Non, je ne crains plus de vous perdre ; je détruirai facilement votre ivresse ; oui, oui, j’espère de pouvoir parvenir à la détruire. — Oh non, jamais. — Si vous n’avez consulté que moi, je garderai fidèlement votre secret. — Et à qui aurais-je pu mieux exprimer qu’à vous tout ce que vous m’inspirez ? — Je crois qu’il vous serait impossible d’en parler à un autre plus vivement ; mais on vient, calmez-vous ; on pourrait deviner le sujet de notre entretien, et je crois que vous ne voulez pas avoir d’autres confidens que moi.

— Voilà qui chemine bien.

— Et croyez-vous que j’en puisse être aimé ?

— Vous n’êtes pas éconduit, et c’est beaucoup.

— Je vais demain à la campagne.

— Avec madame de Ricion ?

— Oui ; je la verrai au moins tout le jour, tant que je le voudrais

— Il vous sera facile de la faire expliquer sur votre sort.

— Je vois en elle plus d’amitié que d’amour.

— Elle ne distingue peut-être pas encore ce qui se passe dans son cœur ; vous allez être à même de l’éclairer sur ses sentimens.

— J’ose espérer que je ne suis pas tout-à-fait malheureux.

— À votre retour vous m’en direz des nouvelles.

— Je vais la retrouver et souper avec elle.

— Tous deux seuls ?

— Non pas, avec toute sa famille. Adieu, mon ami. »

À son retour de la campagne Saint-Alvire se rendit chez Dinval.

« Eh bien ? lui dit celui-ci, comment vont vos affaires ?

— Ah ! mon cher Dinval, madame de Ricion est un ange, une divinité !

— Vous êtes donc aux cieux avec elle ?

— Au contraire, elle m’a prouvé qu’auprès d’elle je n’étais qu’un mortel.

— Les mortels ont souvent fait le bonheur des déesses.

— Et je n’ai pu m’empêcher de l’admirer ; je l’aime plus que jamais ; je l’aimerai, je l’adorerai toute ma vie.

— Avez-vous trouvé quelque chose de nouveau en elle que vous n’eussiez pas prévu ?

— Dites plutôt que j’avais redouté.

— Quoi donc ?

— Sa vertu.

— Bon ! vous n’êtes pas plus avancé que cela ?

— Je suis assuré qu’elle m’aime ; elle me l’a dit, elle m’a même avoué que, dès le premier instant qu’elle m’avait vu, elle m’avait aimé.

— Eh bien ! qu’est-ce que tout cela signifie ? Je vous avoue que je n’y comprends rien.

— C’est qu’on n’est pas accoutumé à trouver une ame comme la sienne !

— Je crains bien qu’il n’y ait eu de votre faute dans tout ceci.

— Si vous saviez combien j’ai vu que j’étais aimé !

— Mais les preuves s’en sont-elles suivies ?

— Je vois que vous la confondez avec beaucoup de femmes.

— Comment ! elle ne pense point comme celles avec lesquelles elle vit ?

— Elle en est à cent lieues.

— Et elle vous a persuadé qu’elle vous aimait ?

— Écoutez-moi, et vous jugerez si j’ai dû le croire.

— Ceci me paraît curieux.

— Je vous avouerai qu’après l’aveu qu’elle m’avait fait, je ne croyais pas avoir à combattre une résistance bien longue, et que je cherchais toutes les occasions de l’amener à combler mes désirs ; ils devenaient chaque jour plus vifs en lisant dans ses yeux tout l’excès de sa tendresse ; mais elle s’y refusait constamment. Un jour que nous étions seuls, et sans avoir aucun témoin à redouter, j’osai la presser encore plus vivement que je n’avais encore fait. Elle parut faire un effort sur elle-même, et se levant, elle me dit, avec la plus grande douceur : Mon ancien ami, souvenez-vous toujours de ce que je vais vous dire. Je vous aime trop pour vouloir condamner vos désirs ; je le voudrais que cela me serait impossible, puisque je sens que les miens les égalent ; je ne puis me dissimuler que nous pensons, que nous sentons et que nous désirons tous deux de même ; vous êtes moins coupable que moi, puisque vous êtes libre, et que je ne le suis pas. Enfin plus notre amour me dit de m’abandonner à vous, plus il me serait doux de vous satisfaire et de vous prouver que nous ne formons qu’une ame, et plus cet amour m’ordonne de me conserver pure vis-à-vis de l’homme que j’aime et que j’estime le plus : c’est en ne se manquant pas à soi-même qu’on est toujours digne de l’objet que l’on chérit. Toutes ces réflexions doivent vous prouver combien je suis à plaindre en craignant de vous affliger par mes refus, et même de vous perdre, puisque sans vous la vie n’est plus rien pour moi. Je tombai à ses pieds en l’assurant que je n’aurais jamais d’autres volontés que les siennes. Elle me fit relever ; je la serrai dans mes bras ; elle me repoussa doucement, ce qui lui est arrivé bien des fois en me disant toujours : Mon ami, voulez-vous que nous cessions de nous aimer ? ces mots me désarmaient promptement.

— Je trouve cela très-héroïque de part et d’autre, et presque incroyable !

— Vous vous moquez de moi.

— Non, je voudrais seulement prévoir comment vôtre amour se soutiendra également vis-à-vis du sien. D’ailleurs il ne doit plus être un mystère vis-à-vis de ceux qui vous environnent, et l’on ne croit sûrement pas à une conduite si rare.

— Je le lui ai dit bien des fois ; elle me répond : Quand on n’est pas coupable, on est au-dessus des soupçons. Les âmes vulgaires doivent penser comme elles sentent, et ne trouvant qu’un bonheur qui s’émousse facilement par la jouissance, elles sont obligées d’en changer souvent, et rien ne peut ni ne doit les fixer ; mais, nous, qui pourra jamais désunir nos cœurs ?

— Je crains qu’un seul instant ne détruise cet édifice.

— De sa part ?

— Non, les femmes ont le courage qu’il leur plaît d’avoir, et en cela elles nous sont bien supérieures.

— Et vous croyez que je pourrais cesser de l’aimer ?

— Je n’en sais rien ; elle a toujours eu le même projet en vous aimant ; mais convenez-en, vous en aviez un tout contraire au sien.

— Je ne le nie pas : obligé par elle d’en changer, ses volontés seront tout pour moi ; lui obéir et lui plaire seront toujours ma loi.

— Si cette sorte d’amour peut vous occuper toujours, cet état de perfection ne pourra nuire ni à votre esprit ni à votre cœur ; et si toutes les femmes pensaient comme madame de Ricion je répondrais bien de vous ; je serais même charmé de vous voir de pareils principes ; mais si madame de Ricion vous résiste toujours, résisterez-vous aux autres femmes ?

— Certainement.

— Ne jurons de rien.

— Avec toute votre philosophie, monsieur Dinval, je vous demande pardon ; mais vous ne croyez pas assez aux sentimens épurés. Adieu, j’espère bientôt vous revoir, et vous me trouverez toujours le même.

— Nous verrons. »

Au bout d’un mois Saint-Alvire fit dire à Dinval qu’il était malade, et qu’il lui ferait plaisir de le venir voir. Dinval y courut ; il le trouva sur une chaise longue, et extrêmement changé. « Mon ami, lui dit-il, que vous est-il donc arrivé ?

— Hélas ! d’avoir passé de l’état le plus heureux à celui du désespoir.

— Auriez-vous cessé de vous contenir, et hasardé quelque entreprise qui eût offensé madame de Ricion, au point de vous bannir de sa présence ?

— Non, mon cher Dinval ; je goûtais auprès d’elle le sort le plus délicieux ! Accoutumé aux privations qu’elle exigeait, uniquement tous deux occupés de l’union de nos cœurs, nous enivrant du plaisir de nous voir, nous goûtions un charme que je n’aurais jamais imaginé. Elle me témoignait la plus grande confiance ; nous pensions tout haut, et j’étais heureux sans alarmer sa vertu. La gaieté de l’innocence embellissait tous nos momens, et nulle crainte de l’inconstance ne pouvait troubler des jours dignes d’envie ; mais le sort jaloux d’un bonheur si parfait vint bientôt nous en priver.

— Je ne puis comprendre qui a pu le traverser.

— Le retour de M. de Ricion.

— Son retour ! Sa campagne devait durer deux ans.

— Eh bien, oui, mais la flotte avait été dispersée, et n’ayant pu achever sa mission, il est rentré en France.

— Il ne doit pas être un rival redoutable pour des feux si épurés que les vôtres.

— Non, sans doute ; mais il nous a séparés.

— Séparés !

— Oui, madame de Ricion vient de partir avec lui pour l’Inde où il va commander.

— Elle est partie ?

— Hier au soir, toujours résolue à m’aimer jusqu’au dernier soupir, elle prétend que son amour l’empêchera de succomber sous le poids de sa douleur, qu’il la garantira du désespoir.

— Eh bien ! imitez-la.

— Elle dit qu’exempte de tous reproches, elle peut penser à moi librement et être sûre de mon cœur, et elle a bien raison ; où pourrais-je trouver une ame si parfaite, si pure et si tendre ? Dinval, c’est, comme je vous l’ai déjà dit, une divinité !

— Eh bien ! il faut l’adorer ; mais pour cela il faut vivre, et ce sera lui obéir, car sûrement elle vous l’aura recommandé.

— Et je le lui ai promis. Ah ! cette distance affreuse est aussi trop cruelle !

— Vous pourrez vous la rappeler sans cesse.

— Voilà son portrait et une tresse de ses cheveux.

— Ce sont des trésors pour un amant aimé ; emportez-les partout où vous irez ; mais partez, éloignez-vous de Paris dans ces premiers momens.

— Je vais aller à la campagne et dans un lieu qu’elle n’a jamais habité. Je ne supporterais pas de revoir sa famille sans elle, ni des lieux témoins autrefois d’un bonheur dont je ne pourrais plus jouir. »

Saint-Alvire partit en effet le lendemain. Il écrivit plusieurs fois à Dinval qu’il fallait qu’il vînt le retrouver, qu’il avait le plus grand besoin de le revoir, et peu de temps après Dinval le revit à Paris. Quel besoin, lui dit-il, pouvez-vous avoir de revenir si tôt à Paris ?