Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 17

Delongchamps (tome Ip. 152-167).


CHAPITRE XVII.

Sèche et dominante.

Séparateur


« Qu’allez-vous devenir ?

— J’ai envie de me lier avec madame de Quirol.

— Ah ! celle que l’on dit être si sèche ?

— Elle-même ; je ne la connais que d’après ce que le comte de Serdal m’en a dit.

— Vous avez raison, il ne faut pas juger d’après les autres ; il faut voir par soi-même. Comment est sa figure ?

— Mais comme mille autres.

— Tant mieux ; ses prétentions seront peut-être moins grandes.

— Voilà ce que j’ai pensé.

— N’affichez point de passion ; allez selon les circonstances ; si vous lui plaisez, elle les fera naître de reste.

— C’est le projet que j’ai formé. »

Quinze jours se passèrent. Dinval rencontra Saint-Alvire à l’Opéra. « Ah ! vous voilà ici ? lui dit-il.

— Oui, vraiment, et j’y suis dans la loge de madame de Quirol.

— Vous avez donc formé avec elle cette liaison dont nous avons parlé ?

— Mais oui, et assez singulièrement. Écoutez-moi.

— Voyons, asseyons-nous ici. » C’était dans le foyer.

« Je me suis trouvé à souper avec madame de Quirol, lorsque j’y pensais le moins. On a beaucoup parlé de plusieurs femmes, dont elle-même disait son avis et d’une manière peu flatteuse pour elles. J’imaginai sans trop savoir pourquoi de prendre leur parti, et d’en dire beaucoup de bien.

— Pourquoi cela ?

— Vous allez voir. Cette contrariété, au lieu de lui déplaire, me réussit à merveille. Elle me dit en sortant de table : Savez-vous que je n’ai point du tout trouvé mauvais que vous ayez été d’un autre avis que moi ; j’ai même été si contente de votre façon de penser, que j’ai été bien aise de la faire connaître, ainsi que votre heureux caractère ; ces femmes dont nous avons parlé me sont très-indifférentes ; elles ne m’aiment point ; mais je m’en soucie fort peu. Elles font du bruit dans le monde ; on vante leurs charmes, et je suis excédée d’entendre chanter continuellement leurs louanges. Je voudrais qu’on parlât un peu de leurs ames ; mais je sais bien pourquoi on n’en dit rien ; c’est qu’on ne se soucie pas de les connaître ; on effleure tout, et telle femme vaut réellement plus que toutes les autres qu’on ignore. Les réputations se créent par ceux qui parlent de vous, et souvent au hasard. On déchire impitoyablement ou on loue excessivement sans qu’on ait mérité ou l’un ou l’autre, et ceux qui parlent sont souvent les plus pauvres juges du monde. Ce qui a le plus contribué encore à me donner de vous la meilleure opinion, c’est la manière dont vous avez parlé de madame de Sérival, dont je n’ai pu vous faire dire du mal, et dont vous avez lieu de vous plaindre. — Moi ? — Je le sais ; le comte de Serdal m’a tout conté. — Je croyais que vous ne le voyiez plus, le comte. — C’est-à-dire qu’il pensait que je ne voudrais plus le voir ; mais j’aime trop à conserver mes amis, je ne dis pas mes amans ; je n’ai jamais voulu en avoir.

— Elles disent toutes cela.

— Je lui demandai pourquoi. L’amitié, me dit-elle, a des charmes bien plus réels que l’amour, n’en doutez pas. — À mon âge je n’ai pas encore fait l’expérience de celle des femmes. — Et vous avez été privé de la plus constante, de la plus solide et de la plus utile. — Je l’ai pensé bien des fois. — Pourquoi donc ne vous y êtes-vous pas encore livré ? — Parce qu’il m’a paru qu’il était plus difficile de trouver une amie qu’une amante. — C’est qu’on n’en cherche pas ; c’est qu’on croit toujours que les femmes veulent de l’amour, et que cette prévention éloigne souvent du but le plus raisonnable. Par exemple, une femme peut-elle former un projet là-dessus ? on croira toujours que c’est un amant qu’elle cherche. — Mais si elle aimait mieux un ami, pourquoi se contraindrait-elle ? on croirait que c’est un amant ; eh bien ! qui n’en a pas, ou plutôt à qui n’en donne-t-on pas, que cela soit ou non ? — Cela est vrai, au moins ; mais peut-on être l’ami d’un homme qui est l’amant d’une autre femme ? — Non, non, je ne le pense pas ; cet amour doit faire tort à l’amitié. — C’est ce que je vous dis, où trouver un homme qui voudrait renoncer à l’amour ? — Et quelle serait la femme qui se bornerait à l’amitié ? — Moi, par exemple. — Si je le croyais — Eh bien ? — Ma foi ! avec vous mon bonheur serait certain. — Comment ? — Mais c’est que cela ne serait pas honnête à vous dire. — Quoi donc ? — Que je serais extrêmement flatté d’obtenir votre amitié. — Pourquoi pas ? Si c’était de l’amour, je ne pourrais pas vous répondre avec franchise ; mais pour de l’amitié, je vous avouerai ingénument que c’est ce que j’ai désiré de vous inspirer dès l’instant que je vous ai vu ; ainsi estimez-moi assez pour croire que je ne suis pas de ces femmes qui sont offensées quand elles peuvent penser qu’on n’a point d’amour pour elles. Je vous avoue que je serais fâchée que vous en eussiez pour une autre ; parce que mon amitié, à moi, est très-délicate, qu’elle serait même jalouse. — Et croyez-vous que je ne serais pas jaloux aussi, moi ? — En vérité, je crois que nous nous convenons… — Parfaitement. — Il faudra nous voir souvent. — Tous les jours et à toute heure. — À toute heure ! cela ferait parler. — Les envieux… — Les envieux ? oui, vous avez raison. — Tenez, ne nous occupons que de nous. — Nous parlerons de cela demain ; venez me voir sur les cinq heures. — Je vous en donne ma parole. Nous rejoignîmes la compagnie, et en honneur je pensais réellement tout ce que j’avais dit à madame de Quirol.

— Voyons le rendez-vous du lendemain.

— Je l’avais réellement trouvée aimable et point sèche ; je ne vous dirai pas si c’était parce qu’elle m’avait flatté, ou si réellement, s’apercevant de l’intérêt que je mettais dans la façon dont je la regardais, son cœur ou ses sens n’avaient pas été émus ; mais je ne pus me dissimuler le désir qu’elle paraissait avoir de me plaire en voulant bien me recevoir chez elle pour y former cette union charmante que nous avions projetée. Son boudoir, où elle me fit entrer, était d’un goût exquis ; mais elle était ce qui le rendait le plus agréable. Elle me tendit la main, que je baisai mille fois ; elle voulut la retirer. Ah ! lui dis-je, songez donc que l’amitié ne doit pas rendre défiante. — Les hommes sont si trompeurs ! — Oui, les amans. — Asseyons-nous. Elle se laissa aller sur un sopha en niche assez grand, et je me mis à côté d’elle. — Savez-vous que j’ai pensé me repentir de vous avoir donné ce rendez-vous ; car cela en a tout l’air, et surtout de vous recevoir ici dans ce boudoir. — Cet air est celui de la confiance, et la confiance n’est-elle pas ce qui constitue et fait durer l’amitié ? Sans elle il ne saurait y en avoir ; elle doit être tout pour nous ; c’est elle enfin qui nous lie pour jamais. — Vous croyez que vous pourriez me confier vos plus secrètes pensées ? — Mais sûrement, puisque je n’en ai plus qui ne soient pour vous, qui ne me fassent jouir du bonheur d’avoir une si charmante, une si parfaite et si délicieuse amie. — Eh bien ! vous avez pourtant cru autrefois l’amitié froide. — C’est que je ne la connaissais pas, et je pense que sans vous je serais toujours demeuré dans cette opinion. J’avais repris sa main, que je serrais et que je baisais avec toute l’ardeur possible ; nos regards se confondaient. Savez-vous, me dit-elle, que je vous trouve un air de candeur que je n’ai jamais vu à personne. — C’est que personne ne vous a jamais aimée comme je vous aime. — Ah ! mon ami ! c’est que vous m’aimez comme j’ai toujours désiré qu’on m’aimât ; et en disant cela elle se pencha vers moi ; je la serrai dans mes bras, nos cœurs palpitaient également, et nous sentîmes en même temps que l’amour n’avait jamais eu des charmes si puissans que l’amitié ; enfin nous devînmes parfaitement heureux. Revenus du trouble où nous avait jetés cette délicieuse conversation : Mon ami, me dit-elle, je crains que nous ne nous soyons trompés aux tendres sentimens qui nous remplissent. — Vous pourriez l’imaginer ? — Cette amitié ressemble trop à l’amour. — Peut-être en-a-t-il été jaloux, et il aura voulu que nous ne dussions qu’à lui seul notre bonheur ; mais celui qu’il produit ordinairement tout seul bientôt s’affaiblit, et je sens que l’amitié l’augmente, qu’elle le fera s’accroître sans cesse, qu’il deviendra sans bornes, et qu’elle va le fixer à jamais. — C’est aussi ce que j’éprouve : nous sommes l’un pour l’autre sans réserve ; nos sentimens, nos mouvemens, nos désirs enfin sont les mêmes. — Eh ! voilà l’amitié véritable sentie, exprimée avec tous les charmes dont tous les cœurs vraiment sensibles peuvent seuls être dignes. Les soupirs interrompaient quelquefois de si doux momens. Nous soupâmes ensemble, et nous passâmes toute la soirée dans cette délicieuse occupation. Il était fort tard lorsque nous songeâmes à nous séparer, et nous nous dîmes vingt fois adieu avant de pouvoir nous y déterminer. Elle me promit de m’écrire, et elle me recommanda d’attendre toujours ses billets, afin de ne lui faire des réponses que par le même commissionnaire qui ne savait pas lire, et de n’y point mettre d’adresse.

Le lendemain j’attendis de ses nouvelles toute la matinée, et je ne sortis point. Le comte de Serdal entra chez moi en riant, et il me dit : Vous avez profité de mes leçons ; vous êtes bien loin d’être brouillé avec madame de Quirol. — Madame de Quirol ! à peine la connais-je ; comment serais-je brouillé avec elle ? — Vous me trompez, je sais que vous la connaissez très-fort ; vous avez commencé ensemble un cours d’amitié et pour la vie. Niez à présent. — Tous cela est bon pour la plaisanterie. — Je vous le répète, je sais très-bien vos affaires, et je vais vous le prouver. — Et comment ? — Tenez, connaissez-vous cette écriture ? — Nullement. — Vous ne connaissez pas l’écriture de madame de Quirol ? — Je n’en ai jamais vu. — Celui-là est singulier ! quoi, ce serait là son premier billet ? — À qui donc ? — Eh ! parbleu, à vous. Tenez, lisez. En effet, j’y vis qu’il était une suite de notre conversation sur nos projets d’amitié ; mais il n’était pas question d’autre chose. Il est vrai qu’étourdiment elle m’avait nommé. Je ne m’occupai que de savoir comment ce billet, que j’avais attendu toute la matinée, était tombé entre les mains du comte. Il me dit qu’on le lui avait apporté en disant qu’on attendrait la réponse, et qu’il avait fait dire qu’il n’y en avait point. Je gardai le billet qu’il me laissa en riant, et en me conseillant de poursuivre cette affaire, m’assurant que je serais bientôt heureux. Je fus fort aise de voir qu’il ne se doutait encore de rien.

L’après-dîné j’allai chez madame de Quirol, qui me reçut avec une froideur et une sécheresse qui me pénétrèrent jusqu’au fond de l’ame. Elle me dit qu’elle était bien surprise que j’osasse me montrer devant elle après ce que j’avais fait. Je demeurai confondu de me voir accusé sans avoir rien fait qui méritât le moindre reproche. Je la priai de m’expliquer quels étaient les torts qu’elle me supposait, n’en voulant jamais avoir avec elle. Comment, Monsieur, me dit-elle, vous faites dire sèchement à celui qui vous porte mon billet qu’il n’y a point de réponse ? — Madame, je vous en supplie, écoutez-moi. — Et vous allez le montrer au comte de Serdal qui est l’homme du monde que je redoute le plus. — Madame, si vous voulez m’entendre, vous verrez que je ne suis nullement coupable. — Vous ne me le prouverez jamais. — Un instant va me justifier. Est-ce bien à moi que vous avez envoyé ce billet ? — Que dites-vous ? Elle parut effrayée ; elle sonna, et elle sortit un moment. Ah ! mon ami, me dit-elle, nous sommes perdus ! et c’est moi seule qui suis coupable. On vient de me prouver qu’en donnant mon billet j’ai dit de le porter au comte ; voilà pourquoi il est venu ici me persiffler à votre sujet. Enfin ce billet que je me suis plu à vous écrire est donc entre ses mains ? — Non, Madame, il me l’a rendu. Vous verrez que j’étais loin de lui rien confier, puisqu’il avait cru me confondre en me montrant cet écrit, et que n’ayant jamais vu votre écriture, je n’ai pu reconnaître que ce billet était de vous sans le lire. Il me l’a laissé sans peine, en riant et en me conseillant de poursuivre, et que je serais bientôt heureux. — Que vous seriez bientôt heureux ? — Ce sont ses termes. — Voyons le billet ? — Le voilà, Madame. Elle le lut. Non, dit-elle, rien ne peut faire soupçonner… Elle déchira le billet. Écoutez-moi, Monsieur, il n’y a qu’un parti à prendre ? — Quel est-il ? — Ce billet annonçait le commencement d’un commerce d’amitié, je veux que le comte imagine que j’ai cru qu’il n’y pouvait pas avoir d’autre chose de votre part ; mais que j’ai été si effrayée en m’apercevant que c’était un moyen de me séduire, que vous n’étiez en effet qu’un amant, je me suis déterminée à ne plus vouloir vous revoir. — Chez vous ? — Non, nulle part. — Quoi ! vous me sacrifieriez à la crainte que le comte ne vît entre nous de l’amour au lieu d’amitié ? — Il est pénétrant, et il verrait… Enfin, Monsieur, oubliez-moi, si vous voulez que je croie que vous me respectez, et je me souviendrai toute ma vie du sacrifice que vous avez bien voulu me faire. Elle sonna, dit d’avertir mes gens, et je fus obligé de m’en aller. »