Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 19

Delongchamps (tome Ip. 191-214).


CHAPITRE XIX.

Veuve à consoler.

Séparateur


Celui de tenir ma parole au seul objet que je doive aimer.

— Et qui aurait pu vous en distraire ?

— Une autre elle-même, surtout ses sentimens.

— Je ne vous entends pas.

— Je n’aurais jamais dû le prévoir. Pour m’éloigner de Paris j’imaginai de me rendre aux instances que le commandeur me faisait depuis long-temps d’aller le voir à sa commanderie qui est en Bourgogne. Je n’y avais jamais été ; je fus enchanté de sa situation. Elle est dans un vallon, entourée de vignes. Un ruisseau considérable et très-limpide serpente dans ce vallon autour du château qui est en briques, avec des tours, et dans les jardins qui sont à l’anglaise, mais plus formés par les mains de la nature que par celles de l’art. Des bocages et des endroits solitaires très-multipliés et propres à rêver augmentent les charmes d’un si beau lieu, tout enfin convenait parfaitement à ma situation.

En arrivant, le commandeur me dit : Mon ami, vous aurez ici toute liberté, j’ai mes occupations et je ne gêne personne. Un jour j’ai beaucoup de monde, un autre, j’en ai fort peu, et tout cela convient à ma nièce comme à moi. — Je ne l’ai encore jamais vue madame votre nièce, ni ne l’ai seulement pas entendue nommer. — C’est la baronne de Soulers. Elle a perdu son mari il y a plus d’un an, et elle ne s’en console point. — Je ne l’ai rencontré nulle part. — Il était à peu près de votre taille, et plus je vous regarde et plus je trouve qu’il vous ressemblait. À l’instant madame de Soulers parut ; elle revenait de la promenade. Elle était vêtue de blanc, avec un bonnet uni à la paysanne, qui lui donnait un air de simplicité et de candeur que je n’avais encore jamais vu à aucune femme.

— Pas même à madame de Ricion ?

— C’était une toute autre chose. La blancheur du teint de madame de Soulers, des cheveux noirs, de la langueur dans la démarche, et un son de voix qui semblait n’être fait que pour exprimer le plus tendre sentiment, achevaient de la rendre infiniment intéressante. Elle me fit, avec beaucoup de grâces, toutes les politesses ordinaires et sans presque me regarder. Était-ce timidité ou indifférence, je l’ignorais ; tout à mes pensées, à mes regrets, je ne cherchai point à la pénétrer. Ce jour-là il y avait assez de monde au château, et nous trouvâmes plusieurs parties de jeu établies dans le salon. Quand madame de Soulers entra, ce fut des exclamations provinciales, plusieurs de ces messieurs l’environnèrent, et tout me prouva qu’ils l’ennuyaient infiniment. À souper il en fut de même. J’étais placé vis-à-vis d’elle, et mes yeux ne pouvaient se tourner ailleurs, quoiqu’il y eût des femmes assez jolies ; mais leurs manières et leur ton rendaient la simplicité et la grâce de madame de Soulers mille fois plus touchantes. Ses regards rencontrèrent plusieurs fois les miens ; je n’y trouvai que de la douceur et la langueur d’une ame remplie de regrets ; je crus même voir quelquefois ses yeux prêts à verser des larmes. Alors je cessai de les fixer, de crainte de l’embarrasser. Sa situation dut me toucher davantage, parce qu’elle me parut ressembler parfaitement à la mienne.

Après le souper je m’approchai de madame de Soulers avec la timidité et le respect que peut imprimer une ame tendre et malheureuse. Je louai les jardins, leur beauté, leur fraîcheur, les charmes qu’ils devaient faire éprouver à qui recherche la solitude. Si vous y êtes sensible, me dit-elle, vous aurez ici de quoi vous satisfaire. Puis en me regardant assez sérieusement, elle se leva pour aller parcourir les différentes tables du salon : ce qui était sa manière d’en faire les honneurs, car elle ne jouait jamais.

Le lendemain j’eus envie de parcourir les jardins de la commanderie, et je le pus librement, après avoir vu le commandeur, qui travaillait avec son régisseur. Je suivis un sentier qui traversait une prairie conduisant à un pont où je trouvai deux autres chemins, dont l’un était la continuation du premier, et l’autre du même côté arrivait au pont en côtoyant le ruisseau. Je vis à la jonction de ces deux chemins sur le sable des pas de femme ; je les suivis, et j’aperçus bientôt après, à travers le feuillage, quelque chose de blanc ; je désirais que ce fût madame de Soulers, c’était elle-même. Je ne crus pas devoir troubler sa solitude ; je cherchai pourtant à la voir sans en être aperçu, et je crus l’entendre parler. Je ne pus me refuser de l’écouter. Elle ne disait que des mots entrecoupés de soupirs, et par un silence produit sans doute par des réflexions. Hélas ! disait-elle, j’ai pu imaginer le voir… et comment serait-il possible ?… Lui !… non, ce n’est pas son regard ce ne sont pas ses yeux… ce n’est pas ce feu brillant qui les animait qui pénétrait jusqu’au fond de mon ame… ; mais il y règne toujours… Est-il surprenant que je le voie quelquefois dans ce qui m’environne ?… mais pourquoi après tant de maux, de déchiremens, de désespoir après avoir vu renaître le calme, avoir goûté ses douceurs… pourquoi mes feux semblent-ils vouloir se ranimer… Aujourd’hui la solitude m’effraie ; je me crains, je voudrais me fuir… mais que deviendrais-je ? À qui raconter mes maux, et qui pourrait les partager ? — Moi, m’écriai-je sans le vouloir. Qu’ai-je entendu ! dit-elle avec effroi. Puis, revenant à elle : Ah ! tout est illusion autour de moi ! Elle se leva ; je m’éloignai un peu pour éviter d’en être aperçu ; mais elle resta dans le même lieu. Je fus effrayé de mon imprudence ; je parcourus tout le jardin dans mon égarement. Qu’ai-je prétendu faire ? me disais-je ; pourquoi augmenter le trouble de son ame ? Sa sensibilité m’a entraîné malgré moi ; toutes ses douleurs étaient les miennes ; je retrouvais dans elle un cœur semblable au mien ; j’aurais voulu qu’elle m’eût confié ses maux, pour pouvoir la plaindre et les soulager en pleurant avec elle… Les soulager ses maux ! les soulager ! quelle est donc mon erreur ? j’aurais voulu faire partager le poids de ma douleur… ; Que dis-je ? non, non, jamais je n’eus la pensée de l’adoucir. Quel est donc ce trouble involontaire que j’éprouve aujourd’hui ? cette espèce de charme qui émousse l’amertume que je sens depuis la perte que j’ai faite ? Je parlais assez haut ; au détour d’un chemin, dans le bois où j’étais, je me trouvai tout près de madame de Soulers. Nous fûmes également surpris et troublés en nous voyant. Elle se remit promptement, et elle me dit : Vous ne me croyiez pas si près de vous, Monsieur, en répétant votre rôle. — Mon rôle ! — Oui, celui d’une tragédie dont vous disiez des vers, je ne sais pas trop lesquels, je ne les ai pas bien entendus. — Ce que vous avez entendu, Madame, n’était pas des vers ; je pensais aux maux cruels que l’on peut éprouver quelquefois lorsqu’on a une ame trop sensible. Peut-être m’est-il échappé quelques expressions où m’auront entraîné mes pensées. — Vous écrivez donc ? — Moi, Madame ? — Oui ; feriez-vous des romans ? — Si j’avais jamais eu ce projet, je ne manquerais pas de matériaux. — Auriez-vous beaucoup voyagé ? — Non, Madame ; mais j’ai appris, par l’expérience, quels sont les tourmens que les cœurs sensibles peuvent éprouver ; ils sont souvent trop cruels, et font payer bien cher des instans de bonheur qui ne m’ont lui que pour me précipiter plus promptement dans un abîme de maux. Ah ! dit-elle en soupirant, il n’est malheureusement que trop vrai ! — Me pardonnerez-vous, Madame, une misanthropie que le charme de votre présence devrait faire oublier ? — Croyez que bien loin de me déplaire, je trouve si rarement des ames délicates et sensibles, que j’en connais mieux le prix que personne. Le reste du monde ne m’offre qu’une confusion de paroles, des exclamations sans sujet, une gaieté où l’ame n’a point de part, du bruit enfin, et bien loin de s’y amuser, on n’y éprouve que de l’importunité. — Il est vrai que l’amitié y règne bien peu. — Presque jamais. — Une liaison intime de deux personnes qui se conviennent parfaitement, qui peuvent penser tout haut, et se réunir par les mêmes sentimens, est le vrai charme de la vie, un bonheur unique ! — Et le plus rare ! — Quoi ! Madame, vous ne croyez donc pas à l’amitié ? — Et où est-elle ? Les hommes ne sont-ils pas rivaux en toutes choses, ne courent-ils pas la même carrière, n’ont-ils pas tous la même ambition et le même amour-propre ? Les femmes ne sont-elles pas jalouses l’une de l’autre ? envieuses, médisantes, tracassières ? — Cela est quelquefois trop vrai ; mais en unissant deux êtres qui ne peuvent avoir les mêmes prétentions, ils auront de l’amitié ! — Ils auront de l’amour, Monsieur, ou bien ils se tromperont l’un l’autre. — Je suis bien sûr de n’avoir plus d’amour de ma vie. — Avec cette certitude vous ne pouvez répondre de rien. — Vous le croyez ? — Notre avenir dépend-il de nous ? Sommes-nous maîtres de régler nos mouvemens ? — Je vois, Madame, que vous avez beaucoup plus de philosophie que moi. — J’ai appris qu’on ne peut pas diriger les cvénemens de qui nous dépendons tous. — Je voudrais qu’ils pussent dépendre de vous, je suis sûr que je supporterais paisiblement mon destin. — Êtes-vous sûr que vous n’auriez pas à vous en plaindre ? — Je suis sûr au moins de ne l’avoir pas mérité, et de ne le mériter jamais. Le commandeur nous rejoignit. Ah ! nous dit-il, je suis bien aise de vous trouver ensemble, parce que je veux, marquis, que vous connaissiez un peu ma nièce. Mais on vient de sonner le dîner, si vous m’en croyez regagnons le château.

J’eus plusieurs conversations pareilles avec madame de Soulers, elles adoucissaient mes maux ; et comme elle ne me fuyait pas, j’osai même penser qu’elle me distinguait assez pour me préférer à tous les hommes qui s’empressaient autour d’elle, et insensiblement ces promenades devinrent, sans nous en apercevoir, des rendez-vous. Le commandeur me fit là-dessus quelques mauvaises plaisanteries, en me disant que depuis que j’étais chez lui, sa nièce se refusait encore plus constamment au mariage qu’il lui proposait chaque jour ; il eut même l’air de me faire entendre qu’on croyait qu’elle m’aimait. Je ne sais ce que je devins à ce propos ; mais il me quitta en souriant, je restai à la même place, absolument interdit. Comment ! me dis-je, on croit que madame de Soulers m’aime ; la médisance provinciale s’exerce déjà peut-être sur notre compte… Non, je ne veux pas qu’elle soit la victime de notre liaison ; toute innocente qu’elle est, il faut la fuir ; je le sens, je lui dois cette preuve de mon respect, et je ne puis mieux reconnaître des bontés, qui seules pouvaient calmer tous mes maux, me faire supporter la douloureuse situation où mon amour pour madame de Ricion m’avait plongé. Mais, quoi ! pour être toujours digne d’une si vertueuse amante, dois-je me priver de la consolation que me procure une autre femme, dont les sentimens sont aussi épurés, et que l’esprit et le cœur élèvent au-dessus de tout son sexe ? Ces réflexions m’agitaient continuellement ; en vain je voulais les écarter, les fuir ; elles me poursuivaient, et lorsque je m’enfonçais dans les lieux les plus écartés du parc pour y cacher mon trouble, j’y rencontrais toujours madame de Soulers. Sa présence, un sourire agréable, ces mots : Vous savez toujours me trouver, et je n’en suis pas fâchée, tout, jusqu’au son de sa voix, ne me faisait plus voir qu’elle dans l’univers ; son aimable familiarité, et une espèce de confiance enchanteresse m’enchaînaient malgré moi ; je voulais toujours la fuir, et je la cherchais sans cesse. La nuit je la voyais dans mes songes ; ils semblaient vouloir prolonger le charme que je goûtais près d’elle ; mais par la suite, lorsque je m’en approchais, c’était madame de Ricion qui prenait sa place, et quand je croyais prendre la main de l’une, je tenais celle de l’autre, leurs images s’effaçaient tour à tour ou se confondaient ; j’avais trouvé d’abord dans ces songes une sorte de douceur, puisqu’ils présentaient à mon imagination les deux objets qui charmaient mon ame et qui remplissaient mon cœur. Mais, à mon réveil, j’étais tourmenté par la pensée que je manquais à madame de Ricion en m’occupant si vivement de madame de Soulers. Une espèce de remords me poursuivait ; il me semblait que l’honnêteté de mon ame, ma probité, mes promesses enfin à madame de Ricion, voulaient m’avertir de l’espèce d’infidélité que je lui faisais ; mais madame de Soulers paraissait, mes remords, mes tourmens, mes craintes, à l’instant étaient dissipés par le bonheur de la voir, de l’entendre et d’être près d’elle ; toutes mes journées étaient heureuses ; mais rendu à moi-même, je n’avais plus de repos ; mes nuits devenaient cruelles ! Tour à tour ces deux dames me parurent affligées en me voyant ; ensuite elles me parurent me regarder avec indignation ; puis j’entendais des soupirs qui m’effrayaient, parce qu’elles répétaient tour à tour, avec une voix presque éteinte, ces mots : Quoi ! malheureux, c’est toi qui me trahis ! Ensuite elles m’entraînaient dans un abîme, où la chute que je croyais faire me réveillait, et pour me plonger dans les réflexions les plus douloureuses. C’est dans ces momens que je vous écrivis que j’avais besoin de vous. Je projetais chaque jour de m’éloigner tout-à-fait de madame de Soulers ; puis regardant ces songes affreux comme des illusions produites par une imagination déréglée, tout me retenait auprès d’elle ; il suffisait d’entendre prononcer son nom, jugez comme sa présence effaçait tout, et comme le charme de sa conversation rétablissait le bonheur qui voulait me fuir. Je n’avais point dit à madame de Soulers que je l’aimais ; je ne croyais pas même avoir d’amour pour elle, et ces mots : Quoi ! malheureux, c’est toi qui me trahis ! que je croyais entendre toutes les nuits, rendaient ma position aussi cruelle que celle d’Oreste dans l’opéra d’Iphigénie. J’avais même pensé que c’était ce poème qui s’était retracé à mon imagination et qui l’avait égarée. À force d’y réfléchir, l’idée de trahir madame de Ricion, en ayant de l’amour pour madame de Soulers, m’épouvanta et me rendit odieux à moi-même. Pour éviter un pareil manque de foi, je pris le parti de m’éloigner la nuit. J’écrivis au commandeur qu’un de mes parens qui se mourait, m’obligeait de partir pour Paris, dès ce moment, et que je n’avais pas voulu le réveiller. En effet, je courus jour et nuit sans savoir où j’allais, et je suis arrivé ici la tête absolument tournée. J’eus de la fièvre pendant quelques jours. Je reçus une lettre du commandeur, qui me mandait que le jour même de mon départ, madame de Soulers s’était enfin déterminée à épouser l’homme qu’il lui proposait depuis long-temps.

— C’est sûrement l’effet du dépit.

— Du dépit ?

— Sûrement, madame de Soulers vous aimait, votre fuite l’a piquée, et elle a voulu s’ôter tout espoir de vous revoir avec les mêmes sentimens qu’elle avait pour vous.

— Je serais assez malheureux pour lui avoir causé un dépit, dont les suites la feront peut-être repentir un jour ! Ma situation en devient encore plus affreuse !

— Pour vous calmer rentrez dans le monde, dont ces deux femmes-là vous avaient aussi trop éloigné. Je ne suis pas fâché que vous ayez appris, quoique à vos dépens, ce que sont les grandes passions ; que rien ne peut en garantir une ame honnête, et que l’amour qui sait nous tourmenter aussi vivement peut trouver les moyens d’adoucir les maux qu’il a causés.

— En nous rendant infidèles ?

— Que lui importe, pourvu qu’on aime ?

— Et à ma place eussiez-vous écouté l’amour qui me parlait pour madame de Soulers ; car je crois à présent que nous nous aimions sans nous en douter ?

— Oui, vous ; mais elle ?

— Vous croyez qu’elle savait que je l’aimais ?

— Les femmes ne se trompent jamais aux sentimens qu’elles nous inspirent.

— Que je suis coupable vis-à-vis de madame de Ricion !

— Mais aussi pourquoi aller promettre une constance éternelle à une femme qui part pour l’Inde avec son mari, et que vous ne reverrez peut-être jamais ?

— Nous aimer toujours était le vœu de nos cœurs.

— Avec cette façon d’aimer vous n’auriez pas été plus avancé que vous l’êtes tous les deux quand elle serait demeurée ici, et qu’en serait-il arrivé ? Qu’il y a bien des espèces d’infidélité qu’elle n’aurait pas ignorées peut-être, et qu’elle eût été obligé de vous pardonner.

— Vous le croyez ?

— Qu’aurait-elle pu vous reprocher ? L’auriez-vous empêchée de vivre avec son mari ?

— C’est un devoir.

— Les femmes ont beau dire : elles préféreraient sûrement l’amant aimé à leur mari ; mais celui-ci en est toujours un dédommagement. L’amant doit-il être privé de toutes ressources ? Non, contrarier la nature c’est vouloir arrêter un torrent.

— Vous voyez tout en philosophe.

— Dites en physicien. L’amour platonique n’exista jamais que dans la tête de quelques femmes.

— Vous me feriez croire que je suis moins coupable que je ne le craignais.

— Et de là que tous vos chagrins doivent cesser. Je ne vous dis pas de ne plus aimer ces deux dames ; je vous y encourage très-fort ; mais en même temps je vous conseille d’en aimer aussi beaucoup d’autres.

— Je vivrai donc dans le monde, puisque vous le voulez.

— Vous verrez que la réputation que vous venez d’acquérir, car tout se sait, vous y fera jouir d’une considération très-agréable, surtout parmi les femmes de la meilleure compagnie. Votre conduite fera qu’on s’empressera pour vous attacher. Quand vous paraîtrez, les femmes se parleront à l’oreille, et se répondront tout haut : Ah ! cela est fort bien à lui et fort estimable ! Celles auprès de qui vous vous trouverez placé à souper vous traiteront avec toutes sortes d’égards, et il ne tiendra qu’à vous de faire avec elles la connaissance la plus intime.

— Si elles n’ont pas d’amant ?

— Quand même elles en auraient un, cela ne doit pas vous inquiéter. À présent les maris et les amans ne sont pas plus jaloux les uns que les autres.

— Comme il ne faut pas faire d’efforts pour suivre vos conseils, je m’abandonne à tout ce qui pourra m’arriver.

— Je ne veux pas qu’à votre âge, après vous être sauvé de l’ennui, vous retombiez dans la langueur ; cela ne ferait le bonheur de personne, et vous pourriez y succomber.

— Vous ne me conseilleriez pas de voyager ?

— Pourquoi faire ? où iriez-vous ? Dans des pays dont vous ne savez pas la langue ? Comment en étudieriez-vous les mœurs ? Vous n’êtes pas assez instruit pour y vivre avec les savans, et vous avez trop peu de connaissance des arts pour en admirer les chefs-d’œuvre ; iriez-vous y chercher des ridicules en méprisant votre nation pour louer celle où vous seriez ? Vous pourriez y trouver des femmes très-aimables ; mais celles qui le sont ordinairement l’ont été déjà pour beaucoup de voyageurs, et en demeurant ici vous aurez les peines du voyage de moins ainsi que la dépense, et vous pourrez vous amuser davantage.

— De quelque temps, je ne crois pas trop pouvoir m’amuser.

— Étourdissez-vous au moins sur votre situation ; allez, dès aujourd’hui, souper en ville ; ne restez point avec vous seul ; c’est quelquefois la plus dangereuse compagnie que l’on puisse avoir. Adieu, je vous reverrai bientôt.

— Vous me ferez toujours le plus grand plaisir. »