Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 14

Delongchamps (tome Ip. 109-120).


CHAPITRE XIV.

L’Adroite.

Séparateur


« À votre place, en ce cas-là, je m’attacherais à cette femme que vous admirez.

— Qui, madame de Nercin ?

— Ah, c’est madame de Nercin ?

— Elle-même.

— Je pense comme vous, elle est fort aimable.

— Sûrement ; mais je la crains un peu.

— Pourquoi cela ?

— C’est qu’on m’a dit qu’elle avait infiniment d’esprit.

— Croyez que si vous lui convenez, elle vous en trouvera beaucoup.

— Je le voudrais fort ; mais comment le saurais-je ? Il est difficile de lire dans ses yeux.

— Quelle idée !

— Il n’y a point d’idée à cela ; ils sont toujours voilés par une dentelle, au travers de laquelle on ne saurait les apercevoir.

— Cette dentelle est un moyen d’observer les hommes sans qu’ils s’en aperçoivent, ou une manière de les tourmenter assez piquante, et qui n’est faite que pour les enhardir.

— Vous le croyez ?

— Certainement. Les femmes ne font jamais rien sans avoir un principe qui dirige tout en leur faveur. Si vous feignez de ne pas regarder les yeux de madame de Nercin au travers de sa dentelle en lui parlant, elle vous fera la faveur de la relever afin de diriger vos regards sur elle, elle affectera un air de confiance et elle aura beaucoup de choses à vous dire, afin que vous puissiez la considérer à votre aise ; si cela lui réussit, le lendemain elle n’aura point de dentelle à son chapeau.

— Je croyais que cette dentelle cachait toujours quelque défaut.

— Cela arrive aussi très-souvent, surtout quand une femme n’est plus jeune, ou quand son teint se brouille ; mais madame de Nercin fera voir qu’elle est trop jeune pour avoir rien à cacher, si vous avez le bonheur de lui plaire.

— Mais quel est son caractère ?

— L’habitude de dominer, qu’elle a prise avec un mari déjà âgé qui l’adorait et qu’elle ne pouvait pas souffrir. Il est vrai que c’était le plus pauvre homme du monde.

— Ah ! elle est veuve.

— Quoi ! vous l’ignoriez ?

— Ma foi, ce sont de ces choses qu’on ne sait guère dans le monde à moins qu’on ne s’en informe, surtout quand une femme a une certaine fortune.

— Vous avez raison ; la plupart des veuves ont ordinairement un revenu très-borné.

— Et quand on ne les voit jamais chez elles, on ne peut pas trop s’en douter.

— Je vous demande pardon ; on vous propose de les reconduire en vous disant qu’elles n’ont que deux chevaux, que ce sont des femmes très-aimables, de mérite même, et qui sont fort à plaindre ayant eu autrefois le plus grand état et une maison excellente.

— Madame de Nercin est fort riche et maîtresse de ses volontés.

— Elle vous convient très-fort.

— Je le crois ; mais si elle voulait se remarier ?

— Ces femmes-là ne se remarient guère qu’à un homme avec lequel elles ont eu une longue habitude, et lorsque personne n’en parle plus.

— C’est une plaisante idée !

— Elles se lassent de n’avoir point de maître.

— Je ne croyais pas qu’on pût se lasser de sa liberté.

— Et vous l’avez cependant éprouvé, puisque votre indépendance avait fini par vous livrer entièrement à l’ennui, le plus grand des maux, celui auquel l’homme que l’on croit le plus favorisé du ciel est le plus sujet.

— Je trouve pourtant des gens qui me disent : Je ne m’ennuie jamais, je ne me suis jamais ennuyé.

— Ils pourraient ajouter : Mais j’ai ennuyé tout le monde.

— Il est vrai que j’ai remarqué qu’ils ne sont pas gais.

— Ce sont des égoïstes si remplis d’eux-mêmes qu’ils débordent de tous côtés ; ils ne font cas que de ce qu’ils pensent, de ce qu’ils projettent, de ce qu’ils exécutent. Ils vous disent que si la conversation, les lectures, les amusemens des autres ne leur plaisent pas, ils pensent à autre chose. Si les abeilles étaient comme eux, elles feraient aussi peu de cire que de miel.

— Je vois que vous banniriez ces égoïstes de la société.

— Sûrement, il faut que chacun aide à porter la chaîne qui doit lier tous les individus ; la liberté n’est qu’un mot ; si à sa place on mettait l’isolement, on en serait effrayé.

— Allons, je vais donc chercher à former une autre chaîne.

— Quand on peut en changer, on n’est pas tout-à-fait malheureux.

— On n’est pas malheureux ?

— Non, sûrement. Si vous ne réussissez pas il ne faut point vous en affliger, vous augmenteriez vos maux. Il n’y a de vrais malheurs que ceux auxquels il n’y a point de remèdes.

— Peut-on être insensible ?

— Non vraiment ; mais en cherchant un remède à son mal, on trouve une occupation qui distrait de la douleur, qui la rend plus supportable ; un nouveau projet d’ailleurs la fait évanouir, ou lui fait céder la place au plaisir.

— Je voudrais savoir parler comme vous ; mais comme vous voulez bien penser pour moi, ce sera toujours à vous que j’aurai recours. »

Saint-Alvire, tout rempli de son projet, quitta Dinval pour se rendre promptement à la campagne, où la plus grande partie des acteurs qui devaient jouer la comédie étaient rassemblés. À peine y fut-il arrivé, qu’un exprès apporta la nouvelle que le père de celui qui devait faire le rôle du chevalier dans la Surprise de l’Amour, venait de mourir subitement. On s’occupa de remplacer l’acteur qui manquait si inopinément, et madame de Nercin, qui jouait le rôle de la marquise, en regardant Saint-Alvire proposa de lui donner le rôle du chevalier. Il fut au comble de la joie, tout le monde applaudit à cette proposition, et en deux jours il fut en état de répéter. La facilité de sa mémoire le fit accabler de rôles, et Dinval fut plus de deux mois sans entendre parler de lui.

La rigueur de la saison et les affaires ramenèrent les acteurs à Paris, et la société fut divisée. Saint-Alvire revint chez Dinval. « Eh bien, lui dit celui-ci, comment va le bonheur ?

— Ma foi je n’en sais rien.

— Avez-vous réussi auprès de madame de Nercin ?

— Réussi si vous voulez, mais être heureux c’est une autre affaire.

— Vous l’aimez toujours ?

— Oui, mais je ne suis pas sûr d’en être réellement aimé.

— Vous devez être son esclave ?

— Certainement je le suis, mais je crains de n’être pas le seul.

— Comment cela ?

— Je crains que nous ne soyons une compagnie, et c’est une chose que je veux éclaircir à Paris.

— Je suis curieux de savoir comment vous vous y prendrez.

— Enchanté de la manière dont madame de Nercin jouait ses rôles vis-à-vis de moi, je me croyais tout près d’être heureux ; c’était une expression tendre, rare et passionnée, que je n’avais pas encore vue même aux femmes dont je m’étais cru aimé.

— C’est qu’elle vous aime plus véritablement.

— Je ne puis m’en flatter.

— Pourquoi cela ?

— C’est qu’elle a joué avec la même vérité et avec la même chaleur avec les autres acteurs, c’est-à-dire qu’il m’a paru qu’ils étaient traités comme moi, et dans ce moment d’espoir qui fait d’avance goûter le bonheur.

— Et vous n’êtes pas sûr que l’un d’eux ait eu quelque préférence ?

— Non, mais comme elle m’a défendu de confier son amour à personne, je veux savoir si elle a fait la même défense aux autres.

— Cela serait plaisant.

— Mais point trop.

— Et comment ferez-vous pour en être instruit ?

— Je leur donne à tous ce soir à souper.

— Ah ! ah !

— Je louerai excessivement madame de Nercin, et je les verrai venir : j’ajouterai que c’est une femme très-mystérieuse en amour, qu’on m’a dit que c’était avec le mystère qu’elle menait plusieurs passions de front, et qu’il y aurait de quoi rire cependant, si tous ces amans dans un moment de confiance s’avouaient qu’ils sont au même point. J’espère qu’ils se tairont ou qu’ils parleront tous ensemble.

— Il serait plaisant qu’ils fussent tous heureux, et que vous fussiez le seul non favorisé.

— Je ne saurais avoir cette opinion-là d’elle.

— Ou de vous.

— De moi ?

— Oui, il faudrait pour lors que ce fût votre faute.

— De l’avoir trop respectée, n’est-ce pas ?

— Assurément.

— Si je pouvais le croire, je serais bientôt guéri de ma passion.

— Pourquoi donc ?

— Parce que je pense que l’amant respectueux doit plutôt réussir vis-à-vis d’une femme délicate qu’un amant entreprenant.

— Tenez, dans votre position, loin d’éclaircir mon sort, je voudrais abandonner ce projet, ce soupçon pourrait faire du bruit, et comme ce serait chez vous que la scène se serait passée, vous seriez assez honnête pour y avoir du regret.

— Vous avez raison, et je vais même engager des femmes à en être.

— Mettez-en madame de Nercin.

— Pourquoi pas ?

— Je vous assure qu’avec le projet de ne plus l’aimer, vous lui plairez davantage si elle peut s’en apercevoir et qu’elle en soit bien persuadée.

— Ce serait donc à sa vanité que j’aurais cette obligation ?

— N’en doutez pas.

— J’aime mieux ne la pas tromper, il en arrivera ce qu’il pourra. »