Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 13

Delongchamps (tome Ip. 96-108).


CHAPITRE XIII.

La comédienne de société.

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« J’ai trouvé beaucoup de femmes qui m’ont offert de me faire répéter mes rôles, et qui m’ont dit : Venez chez moi, nous ne serons pas interrompus.

— Ce sont les rôles d’amoureux que vous jouez ?

— Oui, et quelquefois avec une femme qui est la seule dont je me soucie absolument, et qui ne m’a rien proposé.

— Il faut jouer beaucoup avec elle.

— Je ne le peux pas, les autres femmes en sont jalouses et lui enlèvent tous ses rôles.

— Et elle est contrariée infiniment par ces tracasseries ?

— On ne peut pas davantage.

— Et vous l’a-t-elle confié ?

— Non vraiment, je suis peut-être le seul à qui elle n’en ait pas parlé.

— Fort bien.

— Vous dites toujours fort bien, lorsque je suis mécontent d’une femme.

— C’est que je ne vous en trouve pas plus à plaindre, au contraire.

— Au contraire !

— Oui, je vois venir de loin. Je ne suis pas comme les amans, ils semblent tous avoir la vue basse, ils ne voient que ce qui est près d’eux ; on peut dire d’eux ce que disait le maréchal de Berchini en parlant de ses housards, ils veulent, ainsi que les enfans, toucher à tout.

— De sorte que vous espérez pour moi.

— Je ne puis rien assurer encore, il faut que je sache quelle est la femme qui vous occupe.

— C’est madame de Merville.

— Je la connais, elle est fort jolie ! C’est une femme d’esprit, très-aimable et très-réfléchie. Son mari l’a beaucoup aimée ; c’est une espèce de fou, fort gai, lui.

— Oui, et il joue les valets tristement dans nos comédies, encore ne peut-on pas l’avoir quand on veut.

— Je le crois bien, il passe sa vie avec une femme, dont il est l’esclave, et qui le ruinera indubitablement.

— C’est peut-être là ce qui attriste madame de Merville ; car elle est souvent rêveuse.

— Vous serez très-propre à la distraire de ses chagrins.

— Bon ! quand j’ai des rôles avec elle et que je lui propose de répéter séparément, elle me dit que cela est inutile.

— Et où jouez-vous la comédie ?

— Jusqu’à présent, nous avons joué à Paris ; mais incessamment, nous allons aller à la campagne.

— Eh bien !

— Je vous entends ; vous pensez que j’y aurai plus de facilité pour réussir auprès de madame de Merville : il est vrai que j’y aurai plus d’occasions de pénétrer ce qui se passe dans son cœur.

— Et d’en profiter ?

— Et si elle aime toujours son mari, malgré toutes les infidélités ruineuses qu’il lui fait, et son abandon continuel ?

— Elle cessera de l’aimer, en trouvant en vous un objet propre à l’effacer entièrement de son cœur ; vous ne pourrez plus manquer d’être heureux.

— Et vous croyez que je voudrais la séduire ?

— Que voudriez-vous donc faire ?

— L’attendre, et ne pas la mettre dans le cas de me reprocher un jour de lui avoir causé les moindres remords.

— Ah ! ah ! ceci voudrait être délicat.

— Ne pensez pas rire, je me reprocherais éternellement d’avoir été un obstacle au retour de son mari, s’il voulait revenir à elle.

— Fort bien ! vous voulez être un amant délicat, vous croiriez ne l’avoir pas séduite en la soumettant, et n’avoir ni l’un ni l’autre à vous reprocher un manque de probité.

— Est-ce que vous ne trouvez pas que c’est comme cela qu’on devrait aimer, non pas pour soi, mais pour l’objet qui nous enchaîne ?

— Voilà ce qu’on appelle du sentiment tout pur.

— Du sentiment ?

— Sans doute ; ne voyez-vous pas qu’il y a, dans votre système, un galimatias incompréhensible, charmant, divin, délicieux, et qui vous ferait une très-grande fortune auprès des belles dames qui professent le sentiment.

— Vous vous moquez de moi, quand vous dites que vous ne m’entendez pas.

— Je ne vous entends pas ; mais je vous devine.

— Et que me conseillez-vous ?

— De faire tout ce qui pourra le plus vous occuper. Vous savez que c’est là mon système, et que je trouve excellens les contradictions, les tourmens, les peines, les malheurs, et que je ne compte le bonheur pour rien, parce qu’on l’oublie bientôt lorsque le chagrin s’empare de notre ame ; avec lui, les plaisirs passés sont de toute nullité ; le désespoir les anéantit promptement.

— Votre philosophie ne s’occupe que de mon existence, et voilà tout.

— Et qu’est-ce qu’il y a au-delà ? l’insouciance ne saurait être un bien, il faut aller par degrés : les amusemens sont de votre âge, il faut vous y livrer avec ce qu’on appelle la bonne compagnie ; on y recueille, tout en s’amusant, des connaissances pour l’âge suivant, on y parvient à changer de désirs, à sentir qu’on n’a encore rien été, parce qu’on n’a pas encore pensé à être utile à la société. Ceux de votre âge mûriront avec vous, et leur exemple vous fera des devoirs ; vous goûterez de la satisfaction à les remplir, vous deviendrez homme enfin.

— Quel chemin vous me faites prendre pour arriver à un pareil but !

— C’est celui du moment et le seul qui puisse vous convenir. Ma morale est douce, même un peu relâchée. En connaissiez-vous une autre ? Il faut toujours partir du point où l’on se trouve ; et plût à Dieu que ce chemin qui vous étonne, eût été suivi par bien des gens qui se croient bien recommandables, et qui, faute de secours aussi légers pour se former, ne seront jamais rien et seront toujours loin de mériter l’estime du public.

— On m’a dit qu’il y en avait plusieurs comme cela.

— Vous étiez languissant, ennuyé ; vous aurais-je proposé l’étude ? vous en auriez été effrayé ; vous aurez au moins celle du monde. Vous n’avez pas besoin de fortune, vous aiderez de votre pouvoir et de vos secours, vos concitoyens. La connaissance des femmes, que vous aurez acquise, vous fera préférer une femme raisonnable à toutes les autres ; il en naîtra des enfans bien élevés qui augmenteront votre bonheur et l’étendront jusqu’à la fin de vos jours ; c’est, je crois, un assez bel avenir. Voilà quelle doit être l’ambition d’un sage, et lorsqu’on l’est sans s’en douter, on jouit de la vie la plus douce et la plus délicieuse.

— Savez-vous que vous m’allez faire penser à l’avenir ?

— Je n’en suis pas inquiet ; vous avez encore bien du temps devant vous, et ce qu’on n’aperçoit que dans le lointain se détaille bien peu.

— Je vais donc continuer d’observer madame de Merville.

— Pour en bien juger, examinez quels sont les caractères des gens qu’elle préfère.

— Elle ne paraît pas aimer beaucoup les femmes, cependant elle les recherche fort ; mais j’ai cru m’apercevoir que c’est uniquement pour être au courant des modes.

— En ce cas, il pourrait bien arriver qu’elle fût en effet une femme vertueuse.

— Voilà ce que j’ai toujours pensé.

— Avec vos principes de probité, vous devriez abandonner la partie.

— J’ai du plaisir à la voir, et je veux attendre encore pour me décider.

— Écoutez, je connais des gens fort instruits de ce qui se passe dans le monde, il ne faut pas vous embarquer légèrement ; point de déclaration surtout ; car, réussite ou non, vous ne paraissez qu’un impertinent, si vous ne persévérez pas. Attendez de mes nouvelles.

— Eh bien ! je vous reverrai bientôt, et je me conduirai selon ce que vous m’apprendrez. »

Saint-Alvire, revint deux jours après. « Mon ami, dit-il à Dinval, j’espère.

— Et comment cela ?

— Voyant la froideur de madame de Merville continuer, je louai excessivement, devant elle, une femme de la société ; elle ne dit pas le mot : j’ajoutai qu’elle me paraissait digne de fixer les vœux d’un honnête homme, qu’elle était du commerce le plus doux et le plus agréable ; je n’eus qu’une réponse sèche. Je dis encore que je la croyais capable du plus tendre sentiment, d’après la manière dont elle rendait ses rôles d’amoureuses. On rend toujours bien ce que l’on sent, me répondit-elle. Eh bien ! oui, repris-je ; c’est ce que je dis. Elle se leva et me laissa, à ce qu’il me parut, moins avancé que jamais vis-à-vis d’elle.

— Monsieur l’honnête homme qui ne voulez pas être un séducteur, votre conduite est pourtant fort adroite.

— Je ne saurais me rendre raison de ce qui m’a déterminé à user de cette ruse.

— Continuez.

— Le lendemain, je lui trouvai l’air moins froid ; elle me demanda même si j’avais fait part de mes sentimens à cette femme que j’admirais tant. Je lui répondis que mon admiration ne me déterminait pas toujours à aimer. Non, dit-elle d’un air distrait, je ne savais pas cela. Il faut savoir, repris-je, si le cœur d’une femme est libre avant de penser à s’engager avec elle, sans quoi on la tourmente inutilement, et l’on finit par lui déplaire. Et, dit-elle, comment le sait-on ? on donne souvent à une femme des hommes à qui elle n’a jamais pensé !

— Ah ! ah ! je la vois venir.

— Comment ?

— N’a-t-elle pas un cousin nommé Sérinval ?

— Oui, qui vient d’être nommé à une intendance de province et qui va se marier.

— C’est cela précisément. Quel homme est-ce ?

— Un homme grand et fort ; d’ailleurs assez épais. Il faisait les niais dans nos comédies, et il faisait beaucoup rire madame de Merville.

— Eh bien ! s’il part pour la province, on vous proposera peut-être de le remplacer dans les rôles de niais.

— C’est-à-dire que vous vous moqueriez bien de moi, si, après ce que nous venons de dire, je m’occupais encore de madame de Merville.

— Point du tout, puisque je suis persuadé que vous réussiriez merveilleusement

— Toutes réflexions faites, je ne suis point tenté de succéder au cousin Sérinval. »