Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 11

Delongchamps (tome Ip. 79-90).


CHAPITRE XI.

Légère par principe.

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« À la Trappe !

— Vous en allez juger. En y arrivant, je demandai l’abbé ; après toutes les cérémonies usitées, avant de pouvoir répondre, on me dit qu’il n’y était pas, qu’il ne reviendrait que le lendemain ; qu’en attendant, on allait me loger, qu’on me servirait à souper ainsi qu’à d’autres étrangers qui étaient arrivés avant moi ; il fallut bien y consentir, et comme il était de bonne heure, j’allai me promener en rêvant autour de la maison. Au détour d’un petit chemin bordé de haies et d’arbres fruitiers, je rencontrai trois hommes qui avaient le meilleur air du monde ; un d’eux était de la figure la plus aimable, il avait dans toutes ses manières un charme qui m’entraînait et qui m’attachait à chaque instant de plus en plus. Les deux autres s’en aperçurent, et me dirent : Je crois que vous nous devinez, et vous avez l’air trop honnête pour que nous vous fassions un plus long mystère du désir que madame la princesse Kleinhausen a eu de voir un lieu si renommé par la cruelle histoire de l’abbé de Rancé et de madame de Mont-Bason. Pendant qu’on me parlait, je regardais la princesse qui souriait agréablement, et qui avait dans les yeux un charme qui me parut bien plus séduisant que celui de madame de Jéromi. La princesse ajouta : Vous savez mon secret, j’espère que vous n’en abuserez pas et que vous m’aiderez à contenter ma curiosité ; nous craignons l’abbé, qui est le seul ici qui ose regarder en face ; mais heureusement il ne revient que demain au soir, et nous partirons tout de suite après le dîner. Nous allons assister au Salve, demain matin nous verrons la maison, nous dînerons au réfectoire, et voilà tout ce que nous désirons ; en verriez-vous davantage ? Non sûrement, lui répondis-je, et je partirai en même temps que vous, Madame. Si vous voulez, poursuivit-elle, je vous donnerai une place dans ma voiture, cela fera que nous étendrons davantage notre connaissance. Je lui protestai que j’en serais charmé, que c’était un vrai bonheur pour moi de l’avoir rencontrée dans ce lieu, qu’elle changeait absolument toutes mes idées, et que je ne me souciais plus de voir l’abbé, que j’avais demandé en arrivant. Pourquoi faire, dit la princesse ? Je rougis jusqu’au blanc des yeux ; elle sourit, et dit : Je devine. Quoi donc ? dirent en même temps les deux autres. Ah ! c’est son secret, il faut qu’il me permette de vous l’apprendre ; puis se penchant vers moi, elle me dit à l’oreille : Vous allez savoir ce que j’imagine. En effet, elle m’avait deviné. J’ajoutai que, par sa présence, elle avait entièrement dissipé mes chagrins, qu’elle les avait changés en joie, et que c’était pour moi le plus grand bonheur de l’avoir rencontrée. Nous verrons, dit-elle, par la suite si je dois vous croire. Puis élevant la voix, elle dit tout haut : Cela est vrai ; il venait ici pour se faire frère de la Trappe.

— Voilà qui commence à merveille !

— Nous rentrâmes. On nous servit à souper, et le père Hostelin nous ayant quittés, nous fûmes très-gais et nous causâmes beaucoup. La princesse me parut très-spirituelle, fort instruite et d’une humeur délicieuse. Les deux hommes étaient fort aimables, paraissaient enchantés du séjour de Paris, et surtout des danseuses de l’Opéra dont ils savaient tous les noms.

— J’entends, ils vivaient sûrement avec elles ; mais que sont-ils tous les deux à la princesse ?

— L’un est son mari, et l’autre est son beau-frère ; il se nomme le comte Bergentein.

— Bergentein ? je le connais beaucoup.

— Réellement ?

— Oui, oui ; je vous dirai cela un jour.

— Moi, je ne les ai presque pas revus depuis mon voyage de la Trappe.

— Cependant vous allez chez la princesse ?

— Tous les jours : je regrette chaque moment où je ne la vois pas, ils sont des siècles pour moi.

— Je vous ai la plus grande obligation du sacrifice que vous me faites.

— Je vais dîner avec elle, et elle m’a dit de ne pas arriver avant cinq heures, parce qu’elle a pris médecine.

— Il est cinq heures.

— Ah ! je m’enfuis, je vous en dirai davantage une autre fois.

— Que je vous revoie donc bientôt.

— Oui, oui. »

Le marquis de Saint-Alvire revint le lendemain. « Comment ! vous voilà ? lui dit Dinval, je n’espérais pas vous revoir si tôt.

— Mon ami, elle est partie !

— La princesse ?

— Elle est partie à midi, sans me rien dire, sans que j’en eusse pu rien prévoir ; je ne conçois rien à ce mystère, elle n’a pas sûrement voulu voir mon désespoir.

— Vous a-t-on dit qu’elle soit retournée en Allemagne.

— Non, elle est allée en Italie.

— Et son mari, son beau-frère ?

— Son mari est ici, son beau-frère est parti avec elle.

— Son beau-frère ?

— Oui.

— Fort bien.

— Pourquoi riez-vous ?

— Je vous le dirai. Vous avez été heureux tant que vous avez connu cette femme-là ; à présent, il faut l’oublier. Souvenez-vous des plaisirs que vous avez goûtés avec elle tant que vous le voudrez ; mais ne regrettez pas celle qui vous les a procurés.

— Pourquoi donc ?

— Vous ignorez le fond de son aventure ?

— Et vous la savez, vous ?

— Sûrement.

— Voilà ce que je ne comprendrai jamais.

— Son beau-frère en est amoureux fou, et elle s’est laissé enlever par lui pour venir ici.

— Par son beau-frère ?

— Rien de plus vrai. Son mari, très-prudent, pour cacher cet enlèvement, a annoncé le départ de sa femme pour la France, en disant qu’elle l’attendait à vingt lieues de Strasbourg, et qu’ils devaient tous les trois aller ensemble à Paris ; et, en effet, peu de jours après il partit ; mais il ne les rejoignit qu’ici : ils furent très-surpris de le voir arriver si promptement. Le comte lui dit que sa belle-sœur avait eu une grande envie de voir la France, et que sachant qu’il s’y opposerait, elle l’avait engagé à l’y accompagner. Le prince assura qu’il était fâché qu’elle ne lui en eût pas montré le désir ; que son projet était d’y venir depuis long-temps, et qu’ils auraient voyagé ensemble. C’était prendre son parti en homme d’esprit, et très-habilement avoir caché les apparences à sa cour. Il ne pouvait pas douter de l’amour de sa femme pour le comte, et il jugea qu’ils en avaient pu craindre les suites.

— Eh ! comment diable savez-vous tout cela ?

— Par un chirurgien qui les a rassurés. Il m’avait dit leurs noms ; comme tout se rapporte !

— Est-ce que vous en sauriez davantage ?

— Mais, oui.

— Je serais curieux de m’assurer que vous ne vous trompez pas.

— Eh bien ! écoutez-moi, et vous verrez si je me trompe. Le prince n’était pas absolument jaloux ; cependant la princesse était inquiète de ce qu’il pourrait faire étant arrivé si précipitamment ; elle en causa avec le comte, qui imagina de prendre une danseuse de l’Opéra, pour dérouter le prince. Ce moyen ne lui plaisait pas infiniment ; mais le comte l’ayant assurée que nulle femme au monde ne pourrait le distraire de l’amour qu’il avait pour elle, il fit ce qu’il avait imaginé, et le prince fit connaissance avec la danseuse, qui avait une cousine dont il fut bientôt épris. Par cet arrangement, la princesse se vit sans mari et sans amant ; elle ne savait comment ramener le comte, et vous lui parûtes un moyen sûr de s’en venger.

— Ce ne serait que pour cela qu’elle aurait eu l’air de partager mon amour ?

— Peut-être vous aime-t-elle réellement.

— Si cela était, aurait-elle fui une seconde fois avec le comte ?

— Elle ne vous a rien mandé ?

— Pas le moindre mot.

— Vous ne vous étiez donc jamais douté de leur amour ?

— Jugez-en, puisque je voulais la suivre en Italie.

— Ah ! croyez-moi, pour être trompé par les femmes, il n’est pas nécessaire d’aller si loin.

— Je sens, comme vous, que cette perte ne devrait pas beaucoup m’affliger.

— Vous devez sentir que vous étant consolé de madame de Jéromi, vous trouverez facilement de quoi vous consoler de votre princesse. Imitez son mari, il ne courra certainement plus après elle.

— Il se ruine, dit-on, avec sa danseuse, et il aime trop Paris pour le quitter comme il avait quitté Pétersbourg ; mais moi, c’est dans Paris que j’ai éprouvé les plus vives douleurs.

— Et goûté les plus grands plaisirs, convenez-en ?

— Il est vrai.

— Eh bien ! oubliez les douleurs, et ne vous souvenez que des plaisirs.

— Votre philosophie me paraît assez bonne.

— Et agréable à suivre ; essayez-en, et vous m’en direz des nouvelles.

— Je vois que vous ne voulez pas que je m’attache sérieusement.

— Il ne faut point faire de projets ; mais aller suivant ce qui se présentera.

— Vous voulez seulement, comme vous me l’avez déjà dit, que je sois occupé.

— Oui, et allez vivement, pour que votre ame ne languisse jamais. »