Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 10

Delongchamps (tome Ip. 72-78).


CHAPITRE X.

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Dinval fut plus d’un mois sans revoir Saint-Alvire et sans en entendre parler ; il passa chez lui. On lui dit qu’il n’était pas à Paris et qu’on ne savait pas même où il était allé. Surpris de ce mystère, après y avoir rêvé, il imagina de passer chez madame de Jéromi, se défiant des résolutions de Saint-Alvire, et on lui dit que depuis long-temps elle n’avait pas quitté Paris. Ne pouvant imaginer ce qu’il était devenu, il commençait à être véritablement inquiet. Il se passa encore un mois, au bout duquel il le vit entrer chez lui avec un air assez gai. « Enfin, lui dit-il, je vous revois.

— Hélas ! oui, après bien du bonheur, bien des tourmens et enfin bien des plaisirs.

— Allons, tant mieux.

— J’ai beaucoup de choses à vous raconter ; mais je ne sais pas comment je ferai pour vous les dire toutes.

— Pourquoi donc ?

— C’est que vous ne serez peut-être pas fort content de moi.

— Puisque vous êtes heureux à présent je ne puis avoir rien à vous reprocher.

— Voilà bien l’expression de la véritable amitié ! Elle va me faire bannir toute honte.

— Allons, expliquez-vous donc.

— Vous savez la situation où vous m’avez laissé, après m’avoir appris tous les déportemens de madame de Jéromi.

— Eh bien ! vous l’avez revue ?

— Oui ; mais pour l’accabler du plus grand mépris. À peine étiez-vous sorti de chez moi que je reçus d’elle le billet le plus tendre qu’elle m’eût jamais écrit. Je répondis sur-le-champ que j’allais la voir. Je m’habillai promptement et j’arrivai chez elle la rage dans le cœur et le désespoir dans les yeux. Qu’avez-vous donc ? me dit-elle, avec le son de voix le plus tendre, vous m’alarmez ! Cette voix mal assurée, sa langueur et sa beauté qui peignait l’effroi, portèrent dans mon ame une sensibilité douloureuse qui me fit tomber dans un fauteuil la tête appuyée sur mes deux mains. Elle s’approcha de moi avec précipitation, me serra contre son sein ; je sentis palpiter son cœur ! Cependant, j’eus la force de lui dire : Laissez, laissez-moi vous fuir, vous ne me séduirez plus, c’en est fait, et c’est pour la vie. Non, reprit-elle, ce n’est pas vous qui me tenez ce langage, votre cœur ne saurait être d’accord avec votre bouche, et je ne veux écouter que lui ; regardez-moi, que je lise dans vos yeux de quoi vous pouvez m’accuser ; ah ! Saint-Alvire, regardez-moi ? Elle fondait en larmes, je tombai à ses pieds, je me crus même coupable d’avoir pu l’affliger. Ah ! s’écria-t-elle, le voilà, je le reconnais, ce cœur que je craignais d’avoir perdu ! Dans ce moment, sans m’expliquer sur les torts dont je l’avais cru capable, je devins trop heureux de la retrouver encore la même.

— Je l’avais prévu.

— Attendez, attendez. Elle voulut savoir ce qui avait pu causer le trouble que j’avais laissé paraître en entrant chez elle. Je lui avouai tout ce que je savais de sa conduite ; elle n’en parut pas surprise, elle me dit même qu’elle voyait d’où venaient toutes ces imputations, que c’était sûrement de son mari, qui se plaisait à la tourmenter, à la désoler, et qu’elle était si malheureuse qu’elle devait s’attendre à tout. Je m’empressai de la consoler ; car je la plaignais très-sincèrement.

— Tout cela est fort bien ; mais les lettres, témoignages de ses amours, dont je vous ai parlé ?

— Elle n’en fut point du tout embarrassée ; elle me demanda seulement si je les avais lues. Je lui dis que non, et elle me dit qu’elle en était fâchée.

— Fâchée ?

— Oui, parce que j’aurais vu que c’était une indignité de plus de son mari, qui les montrait comme des lettres écrites à des amans ; tandis qu’elles lui avaient toutes été adressées à lui-même dans les premiers temps de son mariage.

— Rien n’est plus adroit, il faut en convenir ?

— Je ne me défiais plus d’elle, et elle m’aurait alors persuadé tout ce qu’elle aurait voulu ; mais quelques jours après, je n’ai été que trop convaincu de tout ce que vous m’en aviez appris.

— Comment !

— Un soir que je venais de la quitter, et jamais elle n’avait paru m’aimer autant ; elle allait, m’avait-elle dit, faire des visites et souper chez sa mère, et elle m’avait engagé à aller à l’Opéra ; j’y allai, mais il m’ennuya et j’en sortis. Il me prit envie de lire un livre nouveau que j’avais vu chez elle ; j’y passai, comptant le demander à sa femme de chambre : on me dit à sa porte qu’elle-même y était ; j’imaginai de la surprendre, j’entrai jusque dans son boudoir dont je savais le secret, en marchant sur la pointe du pied et en ouvrant doucement la porte, et j’y trouvai, devinez qui ?

— Je ne sais.

— Un abbé.

— Un abbé !

— Oui, c’était pour le recevoir qu’elle m’avait envoyé à l’Opéra.

— Et que put-elle dire alors ?

— L’abbé, ni elle ne me virent point ; mais convaincu de mon malheur, désespéré, la tête absolument perdue, comme si cette femme eût mérité que je la regrettasse, je m’éloignai de Paris, je m’enfuis, je voulus aller m’enterrer, devinez où ?

— Je n’imagine rien.

— À la Trappe.

— Cela est impossible.

— Et cela n’est pas moins vrai ; mais ce qui vous surprendra, c’est que c’était là que le bonheur m’attendait.

— Le bonheur ?

Oui. »