Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 09

Delongchamps (tome Ip. 62-71).


CHAPITRE IX.

N’aimant qu’elle.

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N’entendant plus parler de Saint-Alvire, Dinval passa chez lui un matin. Il était encore dans son lit, et il écrivait. « Ah ! s’écria-t-il, mon ami, que j’ai de reproches à me faire !

— Il est vrai qu’il y a long-temps que je n’ai entendu parler de vous, et voilà pourquoi je suis venu vous chercher.

— C’est que depuis le jour où je vous ai vu, j’ai presque toujours été à la campagne.

— Avec madame de Gontal ?

— Point du tout !

— Avez-vous fait quelque nouvelle connaissance ?

— Ah ! la plus délicieuse qui soit au monde.

— Une femme réellement aimable ?

— Ah ! spirituelle, d’une sensibilité exquise, divine enfin, et malheureuse !…

— Cela promet beaucoup.

— Avec elle je n’ai pas un moment à moi.

— Et quels sont donc ses malheurs ?

— D’avoir un mari odieux, d’une dureté, d’une injustice incompréhensibles, et qui l’a brouillée avec toute sa famille.

— Que lui reproche-t-il donc ?

— Rien ; mais il l’a ruinée en mangeant son bien dans la plus mauvaise compagnie.

— Elle doit avoir besoin de grandes consolations.

— Et elle en mérite beaucoup.

— Je conçois votre attachement pour elle.

— Elle ne se plaint jamais ; mais toutes les femmes qui la connaissent font l’éloge de sa patience, et les hommes celui de son esprit et de sa bonté.

— Comment vous occupe-t-elle donc tant ?

— Parce qu’elle ne saurait se passer de moi un seul moment. Dès que nous sommes séparés, nous nous écrivons sans cesse pour nous dire combien nous nous aimons ; enfin je ne vois qu’elle, je ne pense qu’à elle, et je n’aimerai jamais qu’elle.

— Voilà un singulier hasard !

— Quoi donc ?

— Vous êtes occupé à consoler une femme délaissée par son mari ?

— Oui.

— Et moi, de mon côté, je suis occupé à consoler un homme très-malheureux, parce qu’il est abandonné et ruiné par sa femme qu’il adorait, et qu’il aime encore toute perfide qu’elle soit.

— Ceci me surprend ; car il me semble que les femmes disent toujours que ce sont leurs maris qui les ruinent.

— Cela arrive souvent ; mais celui dont je vous parle n’a que trop eu de complaisance pour sa femme. Une dépense excessive de sa part en a été le fruit, et l’a rendu la victime de son amour pour elle.

— Il faut que cette femme ait une bien mauvaise tête.

— Elle s’est laissé entraîner à toutes les séductions des hommes, ou plutôt elle les a recherchées.

— Peut-être son mari est-il jaloux, et l’accuse-t-il sans avoir des preuves ?

— Il n’en a que de trop convaincantes.

— Comment donc ?

— Il y a des lettres d’elle à tous ses amans.

— Si cet homme aime encore sa femme après cela, j’en conviens, il est bien malheureux !

— Il a cherché vainement à se distraire ; mais il n’a jamais pensé à avoir de ces attachemens honteux qui avilissent un honnête homme ; et si elle l’en a accusé, c’était pour s’excuser d’avoir pu se livrer à tous ses désirs.

— Et comment les femmes la voient-elles ?

— Fort bien ; car ce sont leurs exemples et leurs conseils qui l’ont entraînée, qui l’ont perdue. Si vous la connaissiez, vous ne vous douteriez pas en la voyant de ses déréglemens ; elle joint à la figure la plus belle, la plus douce et la plus honnête, le meilleur ton, et rien n’annonce son caractère ni ses mœurs.

— Écrit-elle bien ?

— C’est par-là qu’elle séduit, il y a ordinairement dans ses lettres une vivacité, une chaleur, une passion que l’on ne saurait jamais trouver dans aucune femme.

— Connaîtriez-vous son écriture ?

— Très-bien.

— Quel est le nom de son mari ?

— Jéromi.

— Jéromi ? ah ! dieux !

— Qu’avez-vous donc ?

— Voyez cette lettre.

— C’est son écriture ! Quoi ! c’est madame de Jéromi que vous aimez ? C’est elle que vous croyez si digne de vos soins, si respectable, et que vous voulez adorer toute votre vie !

— Quelle séduisante et délicieuse illusion vous venez de détruire en un instant !

— J’ignorais absolument que vous la connussiez.

— Je croyais à la voir, à l’entendre, à la lire, qu’elle n’avait jamais aimé que moi. Comme je m’abusais ! qu’il est douloureux et cruel de se voir ainsi trompé !

— Voulez-vous ne plus l’être ? attendez-vous-y toujours.

— Je ne veux plus y penser.

— À votre place je la reverrais.

— Et comment voulez-vous que je continue d’aimer ce que je ne puis plus estimer ?

— Vous l’aimerez comme distraction.

— Il me serait impossible, auprès d’elle, de ne pas la regretter sans cesse.

— Je vois que votre amour-propre est vivement offensé.

— Je suis désespéré de ne sentir pour elle que du mépris ; non je ne puis ni lui écrire, ni la revoir.

— Si vous eussiez été le premier qui l’eût séduite, vous l’estimeriez encore.

— Peut-être, si je m’en croyais réellement aimé.

— Et vous ne la croiriez plus coupable d’avoir manqué à son mari ?

— Je ne sais pas ce que je ferais ni ce que je penserais ; mais, à présent que je la connais, je me croirais le complice de tous ses égaremens en continuant de vivre avec elle.

— Eh bien, rentrez dans le monde, vous y trouverez facilement des objets propres à vous la faire oublier.

— Ces momens si doux, si délicieux ! ces jours que je trouvais si courts avec elle, qui s’échappaient si rapidement ! je voudrais pouvoir les effacer du cours de ma vie.

— Vous prenez cela un peu trop au tragique. Vous êtes-vous attendu à de la vertu en vous attachant à une femme mariée, et vous êtes-vous cru vertueux vous-même ? Qu’avez-vous donc à lui reprocher ?

— Mais toutes les femmes ne lui ressemblent pas.

— Non, sans doute ; mais est-ce parce que vous ressemblez à tous les hommes, que vous vous trouvez plus estimable qu’elle ? Croyez-vous beaucoup valoir en enlevant à un homme le cœur de sa femme ? c’est pourtant ce que vous croyez pouvoir faire. Nul homme n’est assez vertueux pour mépriser la femme dont il a cru triompher.

— Vous avez des principes un peu sévères.

— J’ai ceux que l’on doit avoir ; mais si je ne les suis pas, je suis loin de blâmer un sexe trop faible pour suivre des lois peut-être trop exigeantes que nous avons faites et que nous nous faisons gloire de leur faire transgresser.

— Je vous promets de ne plus m’exposer à de si cruels tourmens.

— Vous aurez tort.

— Quoi ! vous voulez que je redevienne la proie…

— De l’ennui.

— De l’ennui !

— Vous ne sauriez en douter un instant.

— Vous êtes bien désespérant.

— Eh bien, je vous laisse le maître de choisir ; mais souvenez-vous que les plus grands tourmens de l’amour sont préférables à l’inexistence, et que vivre sans passions à tout âge, ce n’est pas exister. Adieu. »