Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 05

Delongchamps (tome Ip. 30-35).


CHAPITRE V.

Seulement amie.

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« Vous connaissez madame d’Orlas ?

— C’est-à-dire je l’aurais connue si j’avais voulu ; elle est fort amie de ma sœur. Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Sur sa physionomie je la crois la meilleure femme du monde.

— Je le pense comme vous.

— Elle ne se met pas avec beaucoup de goût ; elle porte volontiers tout ce que les marchands lui vendent, lorsqu’ils lui assurent que c’est la mode.

— Je le croirais assez ; mais cela ne me ferait rien si elle pouvait être sensible.

— Eh bien ! voyez-la, et vous me direz ce que vous en penserez.

— Je le veux bien, et selon ce que j’en apprendrai, je viendrai vous consulter pour me bien conduire.

— Vous conviendrez qu’à présent vous avez de l’occupation ?

— Grâces à vous ; aussi je ne crains plus de m’ennuyer. »

Saint-Alvire partit, et fut quelque temps sans revoir Dinval. Un jour il vint le retrouver. « Eh bien ! lui dit Dinval, comment vont vos affaires ?

— Mais pas trop bien.

— Pourquoi donc ?

— J’ai vu madame d’Orlas.

— Ah ! ah !

— Je lui ai trouvé l’air frais que donne l’insouciance, et sa gaieté m’a confirmé dans cette idée. Cette découverte m’a piqué et m’a déterminé à m’occuper assez sérieusement d’elle.

— Assez sérieusement ?

— Oui.

— Je n’en suis pas surpris ; à votre place j’aurais été comme vous ; les gens trop gais m’attristent quelquefois.

— Je n’ai été triste que parce que j’ai prévu que je ne réussirais pas auprès d’elle.

— Comment avez-vous prévu cela ?

— C’est qu’après m’être déclaré, je ne l’en ai vue que plus gaie.

— Vous avez raison ; votre triomphe eût été certain, si par degrés vous eussiez pu voir diminuer sa gaieté.

— Au lieu de craindre mon amour, elle paraissait l’applaudir et ne pas s’en occuper. Quand elle ne me voyait pas, je lui manquais comme un meuble et jamais autrement. J’en parlai à ma sœur pour savoir ce qu’elle en pensait.

— Eh bien ?

— Voilà ce qu’elle me répondit : Je ne suis pas surprise que vous la trouviez comme cela ; par caractère elle ne hait pas les hommes, et sans être coquette, leur commerce lui fait plaisir ; elle ne leur ôte jamais l’espérance ; mais elle n’a jamais eu, non pas ce qu’on appelle de l’amour, mais non pas même la moindre préférence pour aucun d’eux.

— Je conçois qu’il y ait des femmes comme celle-là.

— Elle prétend que par ce moyen on a des amis qui vous restent, tandis que les amans favorisés s’éloignent souvent pour jamais quand la passion cesse.

— Je serais assez de son sentiment. Une passion sans espérance pour une femme qui n’a jamais favorisé personne n’humilie pas, et elle peut par habitude conduire à une amitié agréable et pour la vie.

— Vous applaudissez donc à madame d’Orlas ?

— Je vous trouve même heureux de l’avoir rencontrée.

— Voilà un grand bonheur !

— Sûrement, si vous vous en faites une amie. Il en faut avoir dans la vie, et une femme amie vaut souvent mieux qu’un homme ; elle peut vous donner des conseils plus utiles ; sa curiosité la rend plus fine, et sa sensibilité la rend plus délicate ; enfin les femmes connaissent mieux le cœur humain que les hommes.

— Vous imaginez cela ?

— Rien n’est plus vrai. Avec une passion nous nous embarquons étourdiment sans nulles précautions, et nous allons à l’aventure ; mais sans que nous nous en apercevions elles dirigent notre barque, la font échouer si cela leur plaît, ou bien elles savent susciter à propos une tempête nécessaire qui, au lieu de nous égarer, nous fait arriver plus promptement où elles désirent de nous attirer.

— Je ne me doutais pas de cela.

— Voilà pourtant ce qui arrive tous les jours.

— Et faut-il que je m’en défie ?

— Cela serait fort inutile.

— Vous dites donc qu’il faut que je me réduise à me faire une amie de madame d’Orlas ?

— Il faut continuer à lui rendre des soins ; mais gaiement…

— Gaiement.. ?

— Oui, oui ; elle s’attachera à vous quand elle pourra croire qu’elle s’est trompée, et que vous ne l’aimez pas réellement.

— Et croyez-vous qu’elle m’en parle ?

— Pas à présent, ou bien elle vous offrira de l’amitié pour vous voir venir, et vous la prendrez au mot.

— En ce cas il faut que je cherche à m’attacher à une autre.

— Je vous le conseille. »