Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 02

Delongchamps (tome Ip. 12-19).


CHAPITRE II.

Ne voulant plus aimer.

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Dinval fut huit jours sans revoir Saint-Alvire ; celui-ci s’y attendait, n’ayant pas trop compté sur l’effet des conseils qu’il avait donnés ; aussi ne fut-il pas peu surpris de le rencontrer au jardin des Plantes, où il se promenait avec un air très-préoccupé ; il ne voulut pas l’interrompre ; mais Saint-Alvire, en se retournant, l’aperçut, courut à lui, et lui dit : « Ah ! mon ami ! je suis bien malheureux !

— Mon ami, je vous en félicite ; mais ne vous exagérez-vous pas un peu trop vos maux ?

— Non, non, puisque j’aime pour jamais.

— Pour jamais ?

— Et sans le moindre espoir.

— Vous vous découragez peut-être un peu trop facilement.

— Jugez si je me trompe ; j’ai voulu parler, et l’on ne m’a pas écouté.

— Cela ne prouve rien.

— J’ai écrit, point de réponse.

— Cela doit être ainsi.

— Comment ?

— Sans doute ; répondre par écrit, c’est s’engager ; et une femme honnête, vous aimât-elle cent fois plus que vous ne croyez l’aimer, ne doit pas commencer par une imprudence.

— Que faut-il donc que j’espère ?

— Ce que vous désirez.

— Quoi ! d’en être aimé, malgré cela ?

— Sans doute.

— Voilà ce que je ne comprendrai jamais.

— Attendez, attendez ; il faut que je sache le nom de la femme qui vous occupe.

— C’est madame d’Averle.

— Je la connais.

— Eh bien ! croyez-vous que je puisse la rendre sensible ?

— Elle l’a déjà été.

— Que dites-vous donc ?

— La vérité.

— Je suis bien malheureux !

— Fort bien !

— Comment ai-je pu m’occuper d’une femme dont le cœur a déjà été rempli d’un autre objet ?

— À merveille !

— Comment à merveille !

— Sans doute ; je suis bien aise de voir votre amour-propre en mouvement.

— Et comment voulez-vous, en aimant comme je fais, que je supporte l’idée d’aimer une personne dont le cœur a été rempli d’un autre que de moi ?

— Vous avez sans doute raison ; madame d’Averle, sans savoir même que vous existiez, devait conserver son cœur pour vous.

— Vous plaisantez toujours.

— C’est que votre vivacité me divertit, et que c’est avec le plus grand plaisir que je vous vois délivré de cette léthargie dont le poids vous accablait.

— C’est une obligation que je vous aurai toute ma vie ; je vous prie d’y ajouter les moyens de me procurer le bonheur que, dans ma situation, je puis désirer.

— Si vous voulez une amie absolument neuve, sur laquelle aucun homme n’aura fait encore d’impression, cela sera difficile à trouver, et même en cherchant à vous marier.

— Quoi ! une jeune personne élevée au couvent…

— Pourrait avoir aimé le frère d’une pensionnaire de ses amies, qu’elle aurait vu à la grille du parloir.

— C’est une aventure de roman.

— Qui peut arriver tous les jours ; mais cette personne n’en épouse pas moins un autre dès qu’on le lui propose.

— Oui ?

— Sans doute, son amour ne tient pas contre l’assurance de jouer un rôle bientôt dans le monde, et de jouir de sa liberté, pour vivre comme toutes les autres femmes.

— Mais, en se mariant, aime-t-elle son mari ?

— Quelquefois ; au moins elle aime le mariage, et le mari croit souvent lui avoir inspiré du goût pour lui, et quant à l’autre amant, il n’en est plus question.

— Et madame d’Averle ?

— C’est son histoire que je viens de vous conter.

— Elle serait donc sensible ?

— Elle avait pris au couvent le goût de la tendresse ; elle n’a point trouvé avec son mari de quoi la dédommager de ce qu’elle avait perdu en se mariant. Un homme aimable s’est présenté, a été écouté ; mais il s’est trouvé aussi peu délicat que son mari, et le dégoût les a séparés.

— Sans regrets de sa part, puisqu’elle ne paraît pas triste.

— Je crois qu’elle a fait bien des réflexions, qui lui ont fait prendre pour toujours un parti raisonnable.

— Vous croyez qu’elle ne voudra plus avoir d’amans ?

— Je crois que, persuadée qu’elle n’en trouverait pas qui pût remplir l’idée qu’elle s’est faite d’une véritable passion, elle y a renoncé entièrement.

— Mais, si je pouvais remplir cette idée qu’elle…

— Vous ?

— Je m’en crois capable.

— Vous ne le lui persuaderiez jamais.

— Pourquoi donc ?

— Parce que vous ne sauriez avoir encore les dehors d’un véritable amant.

— Et par quelle raison, s’il vous plaît ?

— La voici. N’étant point accoutumé à languir, à soupirer, à vous désespérer, vous ne pouvez avoir que les regards du désir, et ce ne sont pas ceux du sentiment qui peut seul la toucher.

— Heureusement pour moi, ma passion pour madame d’Averle n’était pas encore dans toute sa force.

— Et il vous sera facile de vous en guérir ?

— Mais je l’espère.

— Et vous ferez bien ; car je vous le dis, ce serait inutilement.

— Je veux chercher un autre objet…

— Eh bien ! dites ? nous examinerons ensemble. »