Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 02
CHAPITRE II.
Ne voulant plus aimer.
Dinval fut huit jours sans revoir Saint-Alvire ; celui-ci s’y attendait, n’ayant pas trop compté sur l’effet des conseils qu’il avait donnés ; aussi ne fut-il pas peu surpris de le rencontrer au jardin des Plantes, où il se promenait avec un air très-préoccupé ; il ne voulut pas l’interrompre ; mais Saint-Alvire, en se retournant, l’aperçut, courut à lui, et lui dit : « Ah ! mon ami ! je suis bien malheureux !
— Mon ami, je vous en félicite ; mais ne vous exagérez-vous pas un peu trop vos maux ?
— Non, non, puisque j’aime pour jamais.
— Pour jamais ?
— Et sans le moindre espoir.
— Vous vous découragez peut-être un peu trop facilement.
— Jugez si je me trompe ; j’ai voulu parler, et l’on ne m’a pas écouté.
— Cela ne prouve rien.
— J’ai écrit, point de réponse.
— Cela doit être ainsi.
— Comment ?
— Sans doute ; répondre par écrit, c’est s’engager ; et une femme honnête, vous aimât-elle cent fois plus que vous ne croyez l’aimer, ne doit pas commencer par une imprudence.
— Que faut-il donc que j’espère ?
— Ce que vous désirez.
— Quoi ! d’en être aimé, malgré cela ?
— Sans doute.
— Voilà ce que je ne comprendrai jamais.
— Attendez, attendez ; il faut que je sache le nom de la femme qui vous occupe.
— C’est madame d’Averle.
— Je la connais.
— Eh bien ! croyez-vous que je puisse la rendre sensible ?
— Elle l’a déjà été.
— Que dites-vous donc ?
— La vérité.
— Je suis bien malheureux !
— Fort bien !
— Comment ai-je pu m’occuper d’une femme dont le cœur a déjà été rempli d’un autre objet ?
— À merveille !
— Comment à merveille !
— Sans doute ; je suis bien aise de voir votre amour-propre en mouvement.
— Et comment voulez-vous, en aimant comme je fais, que je supporte l’idée d’aimer une personne dont le cœur a été rempli d’un autre que de moi ?
— Vous avez sans doute raison ; madame d’Averle, sans savoir même que vous existiez, devait conserver son cœur pour vous.
— Vous plaisantez toujours.
— C’est que votre vivacité me divertit, et que c’est avec le plus grand plaisir que je vous vois délivré de cette léthargie dont le poids vous accablait.
— C’est une obligation que je vous aurai toute ma vie ; je vous prie d’y ajouter les moyens de me procurer le bonheur que, dans ma situation, je puis désirer.
— Si vous voulez une amie absolument neuve, sur laquelle aucun homme n’aura fait encore d’impression, cela sera difficile à trouver, et même en cherchant à vous marier.
— Quoi ! une jeune personne élevée au couvent…
— Pourrait avoir aimé le frère d’une pensionnaire de ses amies, qu’elle aurait vu à la grille du parloir.
— C’est une aventure de roman.
— Qui peut arriver tous les jours ; mais cette personne n’en épouse pas moins un autre dès qu’on le lui propose.
— Oui ?
— Sans doute, son amour ne tient pas contre l’assurance de jouer un rôle bientôt dans le monde, et de jouir de sa liberté, pour vivre comme toutes les autres femmes.
— Mais, en se mariant, aime-t-elle son mari ?
— Quelquefois ; au moins elle aime le mariage, et le mari croit souvent lui avoir inspiré du goût pour lui, et quant à l’autre amant, il n’en est plus question.
— Et madame d’Averle ?
— C’est son histoire que je viens de vous conter.
— Elle serait donc sensible ?
— Elle avait pris au couvent le goût de la tendresse ; elle n’a point trouvé avec son mari de quoi la dédommager de ce qu’elle avait perdu en se mariant. Un homme aimable s’est présenté, a été écouté ; mais il s’est trouvé aussi peu délicat que son mari, et le dégoût les a séparés.
— Sans regrets de sa part, puisqu’elle ne paraît pas triste.
— Je crois qu’elle a fait bien des réflexions, qui lui ont fait prendre pour toujours un parti raisonnable.
— Vous croyez qu’elle ne voudra plus avoir d’amans ?
— Je crois que, persuadée qu’elle n’en trouverait pas qui pût remplir l’idée qu’elle s’est faite d’une véritable passion, elle y a renoncé entièrement.
— Mais, si je pouvais remplir cette idée qu’elle…
— Vous ?
— Je m’en crois capable.
— Vous ne le lui persuaderiez jamais.
— Pourquoi donc ?
— Parce que vous ne sauriez avoir encore les dehors d’un véritable amant.
— Et par quelle raison, s’il vous plaît ?
— La voici. N’étant point accoutumé à languir, à soupirer, à vous désespérer, vous ne pouvez avoir que les regards du désir, et ce ne sont pas ceux du sentiment qui peut seul la toucher.
— Heureusement pour moi, ma passion pour madame d’Averle n’était pas encore dans toute sa force.
— Et il vous sera facile de vous en guérir ?
— Mais je l’espère.
— Et vous ferez bien ; car je vous le dis, ce serait inutilement.
— Je veux chercher un autre objet…
— Eh bien ! dites ? nous examinerons ensemble. »