Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 01

Delongchamps (tome Ip. 1-11).


LES FEMMES.
Roman dialogué.


CHAPITRE PREMIER.

Séparateur


Le jeune Saint-Alvire, abandonné à lui-même de bonne heure, et fort riche, avait promptement joui de tous les plaisirs, satisfait tous ses goûts, et ne s’était refusé aucune des fantaisies qui lui avaient passé par la tête. Arrivé enfin à ce malheureux point de satiété qui plonge toujours dans les plus cruels ennuis, il en était dévoré, et il restait sans ressources, puisqu’il ne savait plus s’il pouvait former de nouveaux désirs. Il parcourait sans cesse les rues de la capitale, les boulevards, les promenades, les jardins publics, tous les spectacles, et ce n’était jamais que pour en repartir dès l’instant qu’il y était arrivé ; il ne pouvait trouver, nulle part, ce qui n’existait plus pour lui, les plaisirs. Il voulut se rappeler ceux qu’il avait goûtés par le passé ; mais quoiqu’il fût jeune encore, il ne les regrettait pas assez pour désirer de les voir renaître. Il sentit donc pleinement le malheur de ne tenir à rien, d’être isolé, d’être insensible à toutes les sortes de biens dont savent jouir ses semblables.

Il connaissait depuis long-temps Dinval, qu’il croyait philosophe, parce qu’il savait s’occuper ; il eut envie de le consulter. Dinval était seulement un homme rempli de bon sens, qui avait assez vécu et réfléchi pour ne plus faire de projets ; c’était là toute sa philosophie. Il ne regrettait pas le passé, songeait à jouir du présent, et ne s’exagérait pas les biens de l’avenir ; aussi le voyait-il arriver sans impatience.

Dinval, après avoir écouté Saint-Alvire, sourit, et lui dit : « Je vois ce que vous désirez : ce serait d’être toujours heureux.

— Il est vrai.

— N’avez-vous jamais été malade ?

— Non.

— Vous ne savez donc pas ce que c’est que la santé ?

— Mais la santé… est de se bien porter ?

— Sûrement.

— C’est la chose du monde la plus commune ; on n’y pense seulement pas.

— Voilà ce que fait l’habitude d’être heureux ; elle empêche de sentir le bonheur.

— Ah ! vous voulez qu’on éprouve des peines ?

— Sans doute, plus ou moins grandes ; c’est selon.

— Mais quand on est d’une origine assez noble, bien fait et fort riche, pourquoi voulez-vous qu’on ait des peines ?

— Pour avoir des plaisirs.

— Je ne comprends pas cela. La peine est bonne pour le peuple qui gagne sa vie en se fatiguant ; il est né pour cela ; encore est-il trop heureux quand nous autres nous le payons bien et exactement de ses travaux.

— Il y a tant de choses raisonnables à répondre sur de si faux préjugés, que je ne veux rien dire là-dessus ; ce que je vous conseille, c’est de ne jamais parler sur ce ton à d’autres qu’à moi. Revenons à ce plaisir continuel que vous voudriez goûter. Dites-moi, avez-vous lu des romans ?

— Oui ; mais je n’ai jamais tout lu ; j’ai toujours passé promptement, du commencement à la fin.

— Pourquoi cela ?

— Pour éviter les longueurs qui les remplissent.

— Vous n’en aimez donc que la fin ?

— Sans doute, il ne peut y avoir que cela d’agréable.

— Vous n’avez donc jamais été amoureux ?

— Je vous demande bien pardon ; je l’ai été et très-souvent.

— Et toujours heureux ?

— Oui, dès le soir même.

— Dès le soir même ?

— Sans doute, avec de l’argent, à Paris, rien n’est plus aisé.

— Et vous appelez cela du bonheur ?

— C’est-à-dire autrefois ; car j’ai trouvé depuis que c’était toujours la même chose.

— C’est que vous n’avez pas d’amour.

— Vous le croyez ?

— Rien n’est plus vrai.

— On m’avait dit que la constance était ennuyeuse ; voilà pourquoi j’ai commencé par être inconstant, c’est-à-dire par changer tous les jours.

— Et vous croyez connaître les femmes ?

— Eh mais, je ne crois pas qu’on puisse mieux s’y prendre.

— Pour connaître leur cœur ?

— Ah ! leur cœur ! on m’a dit que cela était trop difficile.

— J’avais oublié que la difficulté vous rebutait. Cependant, puisque les épreuves que vous avez faites ne vous font plus de plaisir, il faudrait tenter d’autres moyens.

— Voilà précisément ce que je voudrais essayer.

— Comment, à votre âge, n’avez-vous jamais désiré de plaire à ce qu’on appelle des femmes honnêtes ?

— Des femmes honnêtes ?

— Oui, des femmes de la société qui vous auraient formé le cœur.

— On m’a dit qu’il était trop difficile de leur plaire.

— Qui vous a dit cela ? des gens qui vous ont entraîné dans ce que j’appelle les sociétés les plus honteuses, et qui avaient intérêt de vous y maintenir.

— Ils m’ont dit aussi que les femmes étaient toutes les mêmes, et qu’ils m’éviteraient bien des tourmens en me laissant conduire par eux.

— Et ils vous ont amené au point de vous rendre votre existence insupportable, puisque vous vous croyez livré pour toujours à l’ennui.

— Cela est vrai, au moins.

— Avez-vous jamais réfléchi ?

— Réfléchi ?

— Oui, pensé ?

— J’ai pensé à me divertir.

— Et vous ne vous divertissez plus ?

— Cela est vrai.

— Votre cœur est entièrement vide ?

— Mais oui.

— Est-ce là exister ? Croyez-moi, on ne jouit du plaisir de vivre qu’en s’occupant de ce qui nous entoure ; il faut arrêter ses pensées sur tout ce qui vous environne.

— Je regarde assez les spectacles.

— C’est-à-dire ceux qui y sont ?

— Sûrement.

— Et vous n’avez pas, dans tout ce monde-là, distingué une seule femme que vous préféreriez, à qui vous désireriez de plaire.

— Pourquoi faire ?

— Pour occuper votre cœur du plaisir de vous en voir aimé ; c’est le désir de toute ame sensible ?

— Ce serait avoir de l’amour, je crois ?

— À peu près.

— Eh bien ! on m’a dit que ces femmes-là me tromperaient.

— Il vaut mieux être trompé qu’ennuyé.

— Je crois que vous avez raison, et vous commencez à me convertir.

— Je le voudrais fort, pour vous ramener à ce qu’on appelle la bonne compagnie et à vous-même. Le cœur une fois occupé, on pense sans cesse, et c’est pour lors qu’on sent qu’on existe véritablement.

— Oui ; mais ces peines de l’ame, dont on m’a effrayé, comment m’en garantir ?

— Et ces jouissances de l’ame, si douces, si vives, si délicieuses, comment les éprouver ?

— Vous me donnez de la curiosité de les connaître ; mais ne serait-ce pas ce qu’on appelle le sentiment ? Je n’en voudrais pas entendre parler.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’on m’a dit que c’était un ridicule.

— Pour ceux qui l’affichent ; mais ce ne sont pas ceux-là qui éprouvent le véritable.

— Écoutez donc que je vous dise ce qui m’arrive.

— Qu’est-ce que c’est ?

— En honneur, rien n’est plus vrai, je ne me suis pas encore ennuyé depuis que nous causons ensemble, et voilà le premier plaisir qui ne m’ait rien coûté.

— Croyez qu’on en trouve un bien véritable dans la confiance.

— Avec un homme comme vous.

— J’ose penser que vous n’avez encore dit cela à personne ?

— Rien n’est plus vrai.

— C’est qu’il vient de se former une sorte de liaison entre nous.

— Je voudrais que ce fût celle de l’amitié.

— Il ne tiendra qu’à vous.

— Je sens déjà que mon ame y prend le plus grand plaisir. Il faudra que nous causions souvent ensemble.

— Tant que vous le voudrez.

— Et que vous me donniez souvent des conseils.

— J’en serai on ne peut plus flatté.

— Attendez ; laissez-moi m’examiner : oui, je sens pour la première fois que j’ai un cœur ; car je suis épouvanté de l’idée que, sans vous, j’aurais pu ne jamais me douter que j’en avais un.

— Vous allez donc bien réfléchir ?

— Ah ! je vous en réponds.

— Et vous aimerez ?

— Je l’espère.

— Eh bien ! vous voilà échappé à l’ennui. »