Les Fellatores/Le Cadavre

Union des bibliophiles (p. 162-180).

CHAPITRE VIII

Le Cadavre.


Plumberger ne s’affecta pas outre mesure de l’accident qui avait clôturé la fête. L’augmentation de sa clientèle lui tenait au cœur.

À l’aide de ses six ménages, il accabla les témoins de la bacchanale d’invitations à dîner, de billets de concert, de loges de théâtre, de petits cadeaux. Il s’introduisit chez eux, connut leur fortune, flatta leurs espérances, leurs manies, se fit l’agent de leurs intérêts, l’arbitre de leurs transactions et les amena sans qu’ils s’en doutassent, à cette incroyable ineptie de se prêter de l’argent à eux-mêmes.

Il les associa à ses spéculations, commandita les fêtes de Bock et de Palouff et balança les comptes d’intérêts par le bénéfice des recettes.

La puissance envahissante de Plumberger détermina ce phénomène surprenant. C’est que ces hommes qui se réunissaient la nuit pour se livrer en paix à leur dépravation, à leurs débauches, n’osèrent plus se voir le jour levé.

Ils ne s’abordaient plus dans les rues, s’écartaient des endroits fréquentés, tremblants de reconnaître un copain de leurs plaisirs de noctambules. Certains, des plus riches, changeaient fréquemment de domicile, obsédés par les demandes incessantes de leurs compagnons de luxure. Et, au-dessus de ces obsessions, l’obséquieuse domination de Plumberger, toujours plus conciliant, plus engageant, en homme qui sait son pouvoir et qui tient en ses mains l’honneur et l’argent des familles.

Le jour où son intéressante clientèle se refuserait à un emprunt, il la ferait pincer par la police.

Pour donner à la coterie une idée de son savoir faire, voici de quelle façon il agit avec le comte Luttérani.

Clapotis devenu borgne ne voulut point revoir Luttérani, pour une bonne raison, le comte était ruiné.

Celui-ci pria Titine de le fournir de jeunes garçons.

Cette fourniture passionnait le petit Guano. La chasse des galopins pauvres, à travers les rues de la ville, lui procurait souvent, quand il avait trouvé un sujet remarquable de vigueur, des satisfactions qui étaient ses petits bénéfices.

Tout alla bien jusqu’au jour néfaste où Luttérani se refusa d’acheter certaines valeurs que Plumberger lui proposait.

L’argent se faisait rare chez le comte, il ne vivait plus que d’hypothèques.

Il fallait une victime à Plumberger pour enchaîner les autres à sa merci. Plusieurs fois, le comte s’était fait tirer l’oreille : ce serait lui.

Il poussa les parents du gamin qui remplaçait Clapotis momentanément, car le comte changeait chaque semaine de favori, il les poussa à déposer une plainte au Parquet.

On informa, le vampirisme du comte fut avéré, ordre fut donné de l’arrêter.

Mais, comme il était d’une grande famille, comme cette arrestation pouvait causer grand scandale, on lui adressa deux agents avec mission de l’engager à éviter l’arrestation.

Les agents s’acquittèrent de leur mission avec autant de tact que d’ambiguïté, le comte les comprit mal. Il ne pensa pas à la fuite. Il était dénoncé, déshonoré, ruiné : il eut l’atroce courage de se loger quatre balles dans le crâne.

Les journaux publièrent que le comte Luttérani venait de mourir d’une hypertrophie du cœur, ce qui satisfit les indifférents, mais Plumberger, qui savait ce qu’il fallait croire et qui n’avait pas à garder le secret professionnel, apprit à ses clients le véritable motif de la mort du comte avec des détails à la Gaboriau.

Il jouait du spectre policier avec une virtuosité sans pareille, rassurant les timides, intimidant les forts, établissant sur leur poltronnerie une prépondérance qu’il rendait coûteuse.

On n’échappait pas à Plumberger Il les tenait tous par leur vice et par la peur.

Boïard seul, ne se laissait pas intimider. Tous le craignaient, et Plumberger plus que les autres.

C’est que le Russe possédait le secret du drame de l’avenue Mousquet.

Y avait-il eu une morte et un blessé ?

Clapotis n’avait pas parlé. Boïard n’abordait jamais cet épisode. Ils avaient ramassé Arthur sur le plancher, la main crispée autour d’une pelle. Lutte ou vengeance ?

Prudence même, qui s’était trouvé là après le meurtre, n’admettait la vengeance du Russe qu’avec la complicité de la femme. Il n’osait désigner lequel des deux avait tiré sur Clapotis. Ses relations avec le jeune homme, sa commensalité chez Luttérani lui interdisaient d’avouer qu’il connaissait la femme.

Le drame restait donc à l’état de problème à résoudre.

Cette femme, dans un endroit où il ne devait pas y en avoir, c’était déjà une trahison ; elle avait pu révéler ce qu’elle avait vu. Qui sait si ses révélations n’étaient pas cause du suicide de Luttérani ?

La mort récente du comte réveillait leurs terreurs.

Déjà, après l’attentat Clapotis, le Comité avait abandonné l’hôtel de l’avenue Mousquet comme dangereux.

Maintenant, ils s’attachaient, stupides, à la connaissance du sort de cette femme inconnue, tremblants d’une nouvelle dénonciation.

Au premier five o’clock tea, Plumberger convia les fortes têtes de la corporation et émit cet avis :

— Si quelqu’un connaît le sort de cette femme, c’est assurément Boïard. Si elle vit, il doit la voir, s’il va la voir, nous saurons qui elle est. À nous d’aviser alors.

Chacun applaudit, on décida de faire filer Boïard.

Il s’agissait de désigner un homme, le Comité désigna Titine.

Titine acquiesça, le Comité payait ses frais de déplacement.

Mais après son acceptation, Titine, qui réfléchissait toujours après les choses, se dit qu’il allait perdre les bénéfices de ses fournitures de petits garçons pour vieux débauchés et, comme il avait besoin d’argent et que la vie ou la mort de la femme suspectée lui était équilatérale, il alla visiter Boïard pour s’entendre avec lui. Boïard était riche, Titine était pauvre ; par conséquent, ils devaient s’entendre.

— J’ai besoin d’argent, dit tout d’abord le petit Guano ; si vous voulez bien me faire un cadeau, je vous rendrai peut-être un grand service.

— Je n’ai pas d’argent à donner, je n’ai pas besoin de grand service, répondit sèchement le Russe.

Titine ne lui plaisait pas parce qu’il était benjamite. Vieille haine de tribu !

— Il y va de votre tranquillité, insista Titine.

— Comment donc, cher, fit le Russe, risquant une allusion à l’affaire Luttérani, vous ne me fournissez pas de petits garçons, je suppose ?

— Il s’agit d’une femme, continua Titine.

— Est-elle hermaphrodite ? demanda le Russe railleur, une hermaphrodite m’irait assez par curiosité, volontiers.

— Il ne vous reste plus assez de temps pour vous en occuper.

— Qu’est-ce à dire ?

— Vous êtes surveillé, on vous file…

— Je suis… balbutia Bob interdit, quoi ?

— Sur… vei… llé… articula Titine, nettement.

Cette fois, il eut peur, sa jeunesse ne lui permettait pas d’envisager sans frémir la fin malheureuse de Luttérani, il prit sur une console un verre d’eau, le but et, fixant hardiment Titine, il dit :

— Alors ?

— Alors, comme je puis vous tirer de là, je suis venu vous demander de l’argent et vous offrir mes services.

— Combien voulez-vous ?

— Ce que vous voudrez ; je ne prétends point vous imposer mes conditions, disait timidement Titine, c’est vraiment le besoin qui me pousse à faire cette démarche auprès de vous.

— Mais je n’ai rien fait qui mérite une surveillance enfin, ajouta Boïard, je ne veux pas que vous puissiez penser que je sois avare, voici cinq cents francs, parlez ?

Pour cinq cents francs, le petit Guano vendit les secrètes terreurs du Comité et l’ordre qu’il avait de le suivre pas à pas.

Boïard ne put s’empêcher de l’appeler farceur, se rit de ses craintes et pria Titine de ne plus venir l’embêter.

Le délégué du Comité, en remerciement de l’argent reçu, n’espionna plus son bienfaiteur et continua son petit négoce, la fourniture des biberons.

Cependant, le Russe ne méconnut pas cet avertissement. Puisque Plumberger et ses acolytes se préoccupaient du sort d’Alice, Bob pensa qu’il était temps de la faire disparaître.

La mort de Clapotis — Alice croyait à sa mort — avait terrifié la jeune fille. Cette mort lui semblait la juste punition de ses vices. La victime expiatoire de tous les sacrilèges commis dans la soirée, c’était Arthur.

Avaient-ils assez sali tout ce qui offre un caractère de grandeur et de sublimité, s’étaient-ils assez moqués de tout ce qu’on l’avait habituée à respecter dès son enfance !

Il avait payé pour tous.

Cette mort la remplit de soucis et la rendit perplexe.

Pourquoi Ivan se faisait-il justicier ?

Pourquoi Ivan, qui n’ignorait pas les vices d’Arthur et les licences de cette maison, l’avait-il conduite à ce spectacle ignoble ?

Il tenait sa promesse et cependant quelque chose lui échappait : le calcul malchiavélique du Russe.

Elle se résigna à vivre de la vie qui lui était faite, regrettant l’Arthur idéal que le Russe lui avait gâté.

Elle rêvait des journées entières à ce destin prématuré, à cette dépravation de grande ville qui côtoie la folie furieuse et, comme contraste à ces infamies, son esprit se portait au beau temps de son adolescence, aux jours de belles fêtes, où, dans le sanctuaire, l’arôme des fleurs fraîches cueillies se mêlait aux parfums de l’encens. L’orgue de sa grande voix sonore emplissait son oreille de mélodies célestes, et le soleil, au travers des vitraux, transformait les claires dalles du parvis en mosaïque multicolore.

Hélas ! ses plus beaux jours depuis, les bonheurs les plus ensoleillés, ne valaient pas les pures clartés qui baignaient les hautes et fines colonnettes du temple, tandis que la prière sortait de ses lèvres et montait lentement vers Dieu.

Alors, était pour elle une époque de calme et d’apaisement, elle croyait à la vertu, à l’honneur, au désintéressement, et voilà que sa mère, sa propre mère était la première à la détromper.

Elle avait cru à l’amour, illusion. Des hommes l’avaient prise comme un jouet, par caprice ; elle s’était donnée. Puis elle en avait rencontré un plus pitoyable que les autres, il avait compris sa misère, l’avait abritée, presque choyée, et cet homme vivait d’infamies.

Un autre qui ne lui demandait pas même la grâce d’un sourire, l’avait protégée, défendue contre elle-même, — elle l’avait raillé, menacé, méprisé, et lui, pour toute réponse, l’avait baisée au front.

Si vraiment il l’aimait ? Et sans vouloir le lui dire.

Alice voulait éclaircir ses doutes. Elle demanderait à Boïard.

Le Russe ne tarda pas à se rendre auprès de sa pupille.

Les frais de l’idylle commençaient à lui peser, maintenant qu’ils étaient inutiles. Sa vengeance était satisfaite.

En arrivant dans l’hôtel, il balança la gouvernante qui venait au-devant de lui, puis il la rappela, s’excusant de sa précipitation.

En réalité, il n’avait pas prévu cette liquidation à bref délai.

Que faire de cette fille qui le gênait ?

Il la revit calme, reposée, s’escrimant de l’aiguille sur un ouvrage de tapisserie. Il entrevit le trouble qu’il pouvait causer à la jeune fille en l’abandonnant à elle-même.

Le plus simple était le plus difficile. S’il la mettait dehors, avec de l’argent, elle retrouverait Arthur un jour ou l’autre et le consolerait de la perte de son œil. La solution semblait indiquée et la vengeance incomplète. À n’importe quel prix il fallait empêcher qu’ils se rencontrassent jamais. Il aborda la question en ces termes, brusquant les choses, disposé toutefois à dédommager strictement Alice de la perturbation qu’il avait jetée dans sa vie, espérant qu’une inspiration lui viendrait.

— Je pars pour la Russie.

— Vous partez ! s’exclama-t-elle, posant son ouvrage ; quel motif vous y oblige ?

— L’affaire Clapotis.

— Vous êtes poursuivi par la justice ?

— Elle n’est pas informée.

— Par ses amis ?

— Ils sont plus intéressés que moi à se taire.

— Par son père alors ?

— Vous n’y êtes pas. Je suis poursuivi à cause de vous.

— De moi ?

— Oui, de vous. Ils craignent que vous ne dénonciez leurs débauches, et suivent mes pas pour découvrir votre retraite. Ils veulent vous supprimer.

Alice se leva pâle de saisissement.

Le Russe jubilait de sa malice.

— Vous ne les laisserez pas faire, j’imagine ?

— Je viens pour en causer.

La jeune fille reprit place sur sa chaise, les regards braqués sur Ivan.

— Nous ne mettrons pas la maison en état de défense. Vous partirez où vous voudrez…

— Emmenez-moi avec vous, interrompit Alice.

— Impossible…, vous partirez où vous voudrez, hors de Paris, je vous fournirai l’argent nécessaire. Calculez donc ce qu’il vous faut et séparons-nous, il le faut pour notre repos à tous deux.

— Où voulez-vous que j’aille ? demanda Alice, en province, à l’étranger ; qu’y ferais-je toute seule ?

— Vous vous marierez, affirma le Russe.

— Je n’ai pas de dot.

— Mais vous êtes jolie.

— Alors pourquoi ne m’épousez-vous pas ?

La question était brusque. Boïard, qu’on ne trouvait jamais à court de répliques, déguisa ainsi son refus :

— Il y a un cadavre entre nous, un cadavre que je veux oublier, et votre vue m’en rappellerait constamment le souvenir.

L’argument était sans réplique. Les doutes d’Alice sur la passion de Boïard étaient éclaircis.

Elle se résigna, promit de partir, de réfléchir, de prendre une prompte décision, Boïard lui accorda huit jours.

Pendant que le Russe essayait de congédier Alice, Plumberger s’avisa de surveiller les démarches de Titine. Il employa des hommes qui, n’étant pas très convaincus de leur mission, le renseignèrent mal.

Averti, par l’un d’eux, que Titine avait suivi, la veille, un enterrement de femme, il supposa que c’était le convoi de la femme inconnue de l’avenue Mousquet, morte des suites de sa blessure, et courut rapidement trouver le petit Guano pour s’entendre avec lui.

Cette mort contrariait les plans de Plumberger ; l’annoncer, c’était rassurer les alarmistes. Mieux valait donc la taire. En intéressant Titine à la chose, on exploiterait l’existence problématique d’une femme décédée, ce qui produirait de jolis bénéfices.

Plumberger dérangea Titine. Celui-ci prenait ses ébats avec un garçon boucher racolé sur l’omnibus du Trocadéro-Chemin de fer de l’Est.

Il vint répondre de mauvaise humeur aux questions de Plumberger, en homme pressé d’en finir. Son costume disait qu’il était pressé, — une chemise de soie et un caleçon, — Plumberger, qui savait le prix du temps de Titine (cinq francs la séance), brusqua l’entretien.

— Elle est morte, je le sais, on m’a tout dit, jure-moi de n’en rien dire ?

— Je le jure, répondit Titine abasourdi, et il rejoignit son boucher…

Plumberger le rappela pour compléter sa pensée.

— Si quelqu’un t’avait vu suivre l’enterrement, réponds que c’était une parente.

Titine comprit que le financier l’avait fait suivre et fut très heureux de voir terminer des recherches avant de les avoir commencées.

Il avait suivi l’enterrement parce qu’un croque-mort lui plaisait !

Cette alerte détermina Titine à jouer de prudence avec Plumberger dans les réponses qu’il serait obligé de faire par la suite.