Les Fellatores/Un Banquier singulier

Union des bibliophiles (p. 181-192).

CHAPITRE IX

Un Banquier singulier.


De même que le comte Luttérani recevait dans son domicile des jeunes tendresses frusquées de nippes criardes, pour donner le change sur ses démonstrations amoureuses, le financier Plumberger affichait des maîtresses dans la catégorie des femmes qui balaient le soir de leurs frais jupons le promenoir de l’Éden, les couloirs de l’Hippodrome, les boxes du Cirque ; celles qui se marient chaque soir au Jardin de Paris, sous les auspices de Zidler.

Toutes le connaissaient : il était bon pour elles, venait en aide à leurs petites misères, et n’exigeait que de chastes baisers.

Sa carte traînait partout, aussi bien dans les porte-cartes des boudoirs du quartier des Champs-Élysées que sur les tables des maisons meublées du quartier de l’Europe.

Une légende courait chez les femmes : qu’il était frappé d’impuissance pour avoir abusé étant jeune, et qu’il espérait qu’un jour ou l’autre la fréquentation des filles lui ferait recouvrer en ardeur ce qu’il avait perdu.

Il pouvait se vanter d’avoir couché dans tous les lits-omnibus et de connaître le passé de toutes les horizontales de petite marque.

Son seul plaisir, à lui, d’écouter, étendu auprès d’une inconnue, dans la chambre bien close, où les portières voilent discrètement les vitrages, à la lueur vacillante d’une veilleuse au calice bleu ou rose, les narines chatouillées par les parfums mitigés du lubin et de la chandelle soufflée, d’écouter l’histoire toujours pareille de la femme livrée à la polyandrie. Certaines, trop discrètes pour l’ennuyer de leurs regrets, hésitaient à compter leurs peines, c’était le petit nombre de femmes qu’un rien contente : le bonheur d’avoir fait un ponte.

D’autres disaient des histoires navrantes.

Le père ruiné, vieux, la mère infirme, le travail mal payé ou rétribué à des conditions offensantes, alors elles étaient sorties, aimant mieux étrangler pour vivre, que mourir de besoin.

Un mari, qui avait bu la dot, s’était sauvé, la laissant mère et sans ressources, et qui pis est : sans relations.

Le plus grand nombre parlait de travailler, d’avoir un salaire fixe et d’abandonner cette vie d’opprobres.

Le financier entendait chaque nuit ce de profundis clamavi ad te de l’âme féminine, et il pleurait comme une Madeleine.

Par atavisme, peut-être, car sa mère était de Commercy.

Presque toujours, il les sortait de leur abjection. Usant de son influence, de sa notoriété pour les caser dans le commerce, ou leur trouver un emploi suivant leurs aptitudes.

Il en avait établi plusieurs, il en avait marié d’autres, il avait même créé des femmes de lettres et des actrices !

Une confession navrante faite à Plumberger valait mieux que l’absolution d’un prêtre : c’était le salut ; le financier n’abandonnait jamais ses protégées.

Quand parfois il sortait de consoler une affligée, il récompensait sa chasteté obligatoire d’une beuverie prolongée dans un restaurant de nuit.

S’installant au milieu du salon, bien en vue, quémandant une place auprès d’autres soupeurs, vidant les bouteilles de champagne, dévorant des piles de biscuits, étonnant les voisins par ses prouesses de gosier.

L’ivresse venue, il offrait des rafraîchissements à tous les soupeurs, distribuait des pièces de dix francs à toutes les soupeuses de profession, puis il les invectivait grossièrement, dévidant le jars comme la dernière des louis-quinze.

Il venait toujours seul, évitant de se laisser aller à ses intempérances de langage lorsqu’il distinguait dans le salon quelqu’un de son monde : mais, se sachant seul et inconnu, il terminait sa nuit par des disputes bouffonnes, des querelles d’ivrognes, que les garçons apaisaient à temps.

Il donnait sur les femmes, à haute voix, des renseignements qu’on ne lui demandait pas. Accusant justement les unes de fouiller dans les poches, d’avoir un souteneur, de tenir une table d’hôte où l’on empoisonnait les convives, de servir de pisteuses aux tripots clandestins, de fournir des clients aux spécialistes de la rue Neuve-Coquenard.

Il blaguait les hommes sur leur physique, les félicitant d’avoir de l’argent pour se payer des femmes. Il les traitait d’affreux, de vilains singes, de gueules de bois, osant dire qu’il aimerait mieux coucher avec leurs femmes toutes nues qu’avec eux tout habillés.

Il exprimait des doutes sur la provenance de l’argent qu’ils dépensaient, les reconnaissant pour des caissiers infidèles, des marlous de vieilles guenons, des maquilleurs de brèmes, des bookmakers insolvables, des amants de cœur de ribaudes, des commis de magasins. Sa plaisanterie était grossière, triviale, méchante.

Les nuits passaient et ne se ressemblaient pas.

Tous n’acceptaient pas ces insolences qu’il décochait à brûle-pourpoint avec une hardiesse, un aplomb surprenants.

D’aucuns se redressaient sous l’insulte, ripostaient, les filles surtout dévalaient des torrents d’ordures.

Cependant, dans ce milieu plus que mêlé, jamais un croûton de pain déjà mordu ne quitta la nappe pour se heurter aux broussailles des favoris du banquier, jamais un homme ne leva sur lui la carafe meurtrière.

Plusieurs réclamèrent sa mise à la porte, mais le maître-d’hôtel se gardait bien d’obtempérer à cette mesure qui le privait d’un bon client.

Plumberger réglait sa note généreusement, sans compter, payant des cigarettes qu’il n’avait pas prises, des soupers qu’il n’avait pas vus, des voitures qu’il n’avait pas louées.

Il restait le dernier dans le salon, saluant chaque couple qui partait d’un coup de chapeau jusqu’à terre, refaisait une autre addition, réglait de nouveau et, quand les garçons commençaient à placer les chaises sur les tables, pour nettoyer, ils le descendaient alourdi, les jambes molles, jusqu’au trottoir et le mettaient respectueusement en voiture.

Il ne rentrait pas. Le cocher le promenait de la Madeleine à la Bastille ; quand l’air du matin l’avait dégrisé, il se faisait conduire dans l’un de ses six ménages, et rentrait à son hôtel après une toilette sommaire.

L’hiver, sa fantaisie d’ivrogne prenait des allures de Triboulet en goguette.

Après souper, il allait dans un bal de souscription, de préférence au Continental.

Là, il prenait une table dans le salon des jeux, gagnait ou perdait suivant la chance, prêtait des louis aux perdants, leur offrait à souper et les priait d’inviter des femmes.

Avec sa société de raccroc, il entassait les chaises en catafalque, les couvrait d’une nappe, officiait et organisait une sarabande échevelée autour de son amas de sièges.

Ou il emmenait la bande avec lui au Pré Catelan, prendre une tasse de lait à six heures du matin.

Il choisissait des fiacres à galerie, les chargeait des plantes qui ornaient la cour de l’hôtel, faisait monter ses invités, les engageait à baisser les stores, commandait de marcher au pas et suivait le cortège à pied.

Dans les Champs-Élysées, il achetait un bocal de cerises à l’eau-de-vie chez le pâtissier de la rue de Berry, une grande cuillère, et distribuait ses cerises aux balayeurs qui tendaient leurs casquettes sur son chemin.

Au Pré Catelan, il sautait de joie de voir dans les allées sans ombrages, jonchées de feuilles mortes, des cavaliers et des dames en costumes de soirée.

À la laiterie, il pressait les garçons, faisait l’aimable auprès des femmes, et quand il les voyait le nez plongé dans leur tasse, il disparaissait, emmenait les voitures, laissant danseurs et danseuses regagner Madrid à pied pour trouver des fiacres.

Il appelait cela : plaquer des types, et recommençait chaque semaine.

Fumisteries d’arsouille que l’homme de bon sens désavouait.

Ses soirées calmes, il les accordait à ses mâles maîtresses, avertissant d’un télégramme l’un de ses entretenus d’avoir à se préparer pour recevoir sa visite.

De tous les fellatores, Plumberger pouvait se considérer comme le Sardanapale : il avait les plus belles passions.

Des hommes du grand monde que personne ne fréquentait que lui. Des gens distingués par leur naissance et leur éducation (?).

Son sérail à succursales contenait deux attachés d’ambassade, un joli comédien aimé des mondaines, un chanteur très goûté par les femmes nerveuses, un pianiste d’un doigté merveilleux, et l’intéressé d’un grand bazar de nouveautés, lequel devait son poste à ses complaisances pour Plumberger.

Ces lâches, qui avaient des places largement rétribuées, des positions stables et solidement acquises, ces misérables à l’âme de boue laissaient Plumberger payer leur logement et leur train de vie avec autant de désinvolture et de laisser-aller que la comédienne qui ne se respecte plus.

Et ces hommes étaient reçus partout, ils étaient estimés, jalousés, admirés, des mères les souhaitaient pour leurs filles.

Les pères les donnaient en exemple à leurs fils !

On entendait sur leur passage des papas-prudhommes s’écrier :

— Vois, mon fils, à quelle situation on arrive par le travail !

Assez de dégoûts et d’écœurements.

Plumberger ne raffinait pas son vice comme Boïard.

Il ne s’avisait ni de le voiler, ni de l’enguirlander ; il le voulait nature.

Sa suprême joie, c’était le corps nu, ses tressaillements, ses jactations, ses orgasmes : le spectacle pour ses yeux des manifestations vitales qu’il provoquait.

Son fellatorisme n’était pas psychique, comme celui du prince, il ne choisissait pas l’être idéal de formes et de visage, mais se rapprochait de Titine par ses goûts d’hommes forts et bien râblés.

Avec cela en plus qu’il employait ses « obligés » à l’aider de leurs pouvoirs et de leurs fonds toutes les fois qu’il l’exigeait.

La solidarité, par le vice et la finance, ne pouvait s’étendre plus loin.