Les Fellatores/Une Fête fatale

Union des bibliophiles (p. 145-161).

CHAPITRE VII

Une Fête fatale.


Aussitôt que le petit cercle des Champs-Élysées eût pris l’initiative d’une grande fête fellatorienne avenue Mousquet, Titine fut nommé commissaire général.

Alors, le tout Paris du trottoir suivit assidûment les five o’clock tea du petit Guano.

On y voyait, des sportmen de petite écurie qui baptisaient leurs craks du nom des mâles qu’ils épuisaient, des vieux saligauds maquillés comme des actrices et dont les lèvres décelaient assez leurs fonctions de ventouses, des jeunes gens au visage blême, à la marche indolente, affaiblis par le rôle de machine à gicler, et des femmes distinguées, invalides de l’amour, vrais souteneurs féminins qui avaient pour marmites les jeunes hommes qu’elles livraient en pâture à la plus vile débauche, à la plus dégradante luxure.

On y entendait des noms de chattes, des mots d’amour dans toutes les langues et des qualificatifs de tribades.

C’était un nouveau pays du Tendre sans bergères.

La fête promettait d’être extraordinaire : Titine embauchait non seulement des amis, mais encore des amateurs-artistes pour donner plus d’éclat au spectacle.

Le programme se composait : d’un défilé, dans lequel chacun devait figurer en costume ; d’un concours libre, avec des prix d’argent pour les vainqueurs ; d’un lunch et de l’embrasement général des cœurs.

Titine remplissait ses devoirs de commissaire général avec un zèle particulier.

Ce poste lui permettait d’étouffer sans contrainte une partie des recettes.

Ce qui ne l’empêchait pas de faire payer deux fois, à Bock et à Palouff, les mince-pies, les sandwiches et les morceaux de sucre de ses thés.

Il recevait les jeunes garçons destinés à servir de provende aux invités, les soumettait à un examen sévère, ne faisait grâce ni d’une tare, ni d’un défaut et leur remettait un billet de logement pour demeurer jusqu’au jour de la fête chez des vieilles affiliées qui veillaient sur leur chasteté.

Situation délicate qui pouvait lui attirer les rancunes des consommateurs non satisfaits.

Le concours recueillait de timides adhésions : les conditions requises étaient : Force, Élégance et Variété.

Trop d’exigences. Les plus hardis reculaient devant les nécessités d’un entraînement préalable.

Bock, de son côté, travaillait à la décoration des salons, et Palouff donnait le mot à tous les membres participants, afin que les costumes fussent exécutés dans le même esprit.

Des rastaquouères de distinction, qui demeuraient dans les villes d’hiver, revenaient pour assister à la fête.

Le prince, Bettina et Pépina Cotti s’empressèrent de quitter Nice.

Titine, commissaire général, correspondait avec toutes les grandes villes, la corporation avait des représentants partout, et Plumberger, brasseur d’affaires, proposait la fondation d’un journal, le groupement d’un syndicat, la création d’une banque. Il y avait même pour illustrer les chèques de la nouvelle banque, un dessin tout indiqué :

Le chantage détenant les capitaux et drainant l’épargne…

La crainte produisant des intérêts et des dividendes, un moyen qui ne coûtait rien et qui ne s’usait pas.

Quelle plus belle conception finassière !

Avec un peu d’habileté, de savoir-faire, quelle pluie d’or à récolter, quelles fortunes à dilapider, quels capitaux à spolier !

Plumberger rêva toute une quinzaine à ce projet qu’il voulait réaliser seul pour s’en assurer tous les bénéfices. Il lui fallait le nom et l’adresse de tous d’abord, ensuite, les roueries qu’il emploierait les mettraient dans l’engrenage.

L’avant-veille de la fête, Titine ne retrouva pas son répertoire d’adresses.

Plumberger l’avait volé.

Comme il ne contenait que des noms de personnes connues, Titine le reconstitua facilement, mais dans l’inquiétude où le laissait la disparition subite de ce livre, il jugea prudent de changer le mot d’ordre en cas d’une dénonciation suivie d’une descente de police.

L’imagination fertile du petit Guano assembla : Trouville et Majesté.

La nuit désignée, les portes de l’hôtel de l’avenue Mousquet s’ouvrirent à deux battants pour laisser entrer les voitures qui apportaient les aspirantes et les foulantes.

On les faisait entrer dans les salons d’attente avant de leur livrer les salles de réception.

Titine surveillait les entrées, réclamait le mot de passe, se multipliait pour être partout à la fois.

Beaucoup arrivaient costumés, d’autres, ne voulant pas éveiller de commentaires apportaient avec eux leur travestissement et se déguisaient dans les chambres mises à leur disposition.

L’entrée à sensation fut celle d’Ivan Boïard qui s’était payé la fantaisie de venir à pied, dans un costume de frère ignorantin. Titine s’offensait d’un tel aplomb.

Le Russe, qui avait longtemps cherché quel costume il pourrait prendre, s’était subitement décidé à se retrouver en présence de Clapotis sous le déguisement qu’il connaissait et qu’il ne pouvait prendre au sérieux. Cette nuit, le Russe jaloux et crétin tenait sa vengeance, il serait pris au sérieux.

Tous les moyens qu’Alice avait employés pour obtenir la visite d’Arthur étaient restés sans effet. La jeune fille ne pouvait se résoudre à croire que son ancien amant eût de bonnes raisons pour ne pas se disculper. Sans doute, il était absent, en voyage, peut-être se trouvait-il, comme elle, séquestré.

Alice fit de nouveau pleuvoir un déluge de lettres chez Ivan, réclamant Clapotis for ever.

À ces lettres, Boïard répondit par cette déclaration perfide :

« Je vous ai promis une entrevue avec Arthur, vous l’aurez. J’ai de puissantes raisons pour ne pas manquer à cette promesse. Une grande fête se prépare à laquelle il assiste. Vous y serez, vous le verrez. Remettez simplement le costume que je vous fais porter et conformez-vous, pour franchir la porte de l’hôtel, aux instructions que vous lirez plus loin… »

Presque derrière le frère Ivan Boïard, une jeune religieuse descendit d’un fiacre pour échanger avec Titine les mots Trouville et Majesté.

C’était Alice sous la dépouille religieuse de Clapotis, au temps heureux où ce dernier servait au Russe de biberon.

Bob, plein de cette idée immorale de les réunir dans cette fête lubrique, ne s’était pas demandé si les vêtements portés par Clapotis ne souilleraient pas la jeune fille.

Cependant, il la protégea des attouchements vils des invités, car on la trouvait très joli garçon, on complimentait Boïard de son bonheur, et Alice entendait autour d’elle de vieux moines qui lui proposaient des choses qui faisaient bondir sa pudeur.

Une sonnerie de clochettes prévint les assistants de l’ouverture de la fête. Les salles de réception furent envahies.

L’éclairage, le chef-d’œuvre de Bock, était particulièrement réussi.

Dans les angles, des phallophores ; au centre des plafonds, des bouquets suspendus de genitoires lumineux.

Au dessous, s’extasiant devant cette ingéniosité bestiale, des chartreux, des cordeliers, des génovéfains, des trappistes, des dominicains et de jeunes imberbes travestis en paysannes, en carmélites, béguignes, sœurs de charité, etc., etc.

Titine en jeune abbé, avec un surplis blanc, repoussait les groupes pour dégager le milieu du salon, et caressait le menton des nonnes, des jeunes paysannes, ce qui suscitait les rires des vieux satyres.

Derrière Titine suivait le cortège.

Les employés de Palouff, en enfants de chœur, jetaient des fleurs et chantaient des couplets érotiques ; d’autres balançaient des encensoirs et tiraient la langue à des bénédictins qui, sur le passage du cortège, leur taillaient des basanes.

Après eux suivait le Pape, représenté par Bock, qui portait la tiare inclinée sur l’oreille et bénissait la foule d’un balai spécial de chiendent qu’il trempait dans un vase nocturne débordant de lubin.

Puis de rouges cardinaux donnant le bras à des danseuses en maillots noirs et en jupes blanches.

Sous un dais brodé de devises obscènes, Palouff, avec la chappe et l’étole de l’officiant, portait un Priape constellé de strass et de verroteries. À ses côtés, des marguilliers en habits noirs et sans culottes soutenaient les bâtons du dais.

À la suite de Palouff, des sœurs du Saint-Sacrement, la jupe relevée sur la hanche et dégageant la jambe ; des jeunes garçons n’ayant pour tout costume qu’un san-benito qui leur descendait au nombril, et, pour fermer la marche, un grand diable costumé en République, le bonnet phrygien en tête, une robe tricolore ouverte derrière, qui laissait voir des formes exactement roses et trop plantureuses pour être naturelles.

À sa vue, un hourrah retentit, et tous, moines et nonnes, se ruèrent sur ses pas pour assaillir à coups de pieds les parties les plus charnues de son individualité de République.

Comme de Tirker, le médecin giflé, se précipitait à son tour pour frapper, Bob lui cria :

— Clovis, ne frappe pas ce que tu as adoré.

De Tirker vexé ne poursuivit plus la République et se déroba vivement sous une pluie de quolibets.

Quand le cortège, passant de salle en salle, eut réjoui l’aberration des assistants, Bock, le Pape, s’étant défait de ses accessoires de bénisseur, revint au milieu des enfants de chœur en camails dans un salon carré, lieu choisi pour être le théâtre du concours.

Les cardinaux, les prêtres, les danseuses, les marguilliers, les religieuses, les petits garçons demi-nus se mêlèrent à la foule.

Le pape, Titine, Palouff, Fishmann, Prudence, le prince Pompazine, le baron Schling, constitués en comité, siégeaient sous un dais de velours ; devant eux, sur un épais tapis, les concurrents vinrent étaler leurs grâces.

On vit là des groupes étranges, des danseuses et des nonnes, avec des bénédictins et des cardinaux, des postures de clowns, des entrelacements de reptiles…

Le pape proclama trois vainqueurs :

Bettina pour la force, le pianiste Hamberg pour l’élégance et Clapotis pour la variété.

Alice, rougissante, assistait à la distribution des récompenses, maintenue par Boïard et par l’insanité d’esprit des vieux qui l’entouraient toujours en la pinçant.

Elle voulait maintenant partir, n’ignorant rien de la dégradation d’Arthur et se maudissant d’avoir aimé un bellâtre crapuleux.

Ce n’était pas le compte de Boïard. Il avait promis une entrevue, elle l’obtiendrait.

Quand Clapotis quitta le grand salon pour se retirer dans une pièce voisine, le Russe le suivit, entraînant par le poignet Alice épouvantée.

Il était temps. Les têtes échauffées par le spectacle du concours demandaient le complément de la fête.

Des couples tournaient, roulaient sur le tapis ; Bock donna le signal. Le gaz s’éteignit, et l’obscurité voila des embrassements monstrueux.

En entrant dans la pièce voisine, Boïard poussa le verrou.

Devant lui, Clapotis quittait son costume à la lueur de deux bougies.

Il était seul.

Au bruit du verrou poussé, Arthur retourna la tête. Il se leva brusquement, reconnaissant Bob.

— Ah ! zut ! s’écria-t-il, encore toi, est-ce que tu ne vas pas me lâcher ?

— Si, je vais te lâcher, affirma Bob, j’ai promis à la personne qui m’accompagne un tête-à-tête avec toi. Je tiens ma promesse.

Et démasquant Alice, qui s’obstinait à rester derrière lui, il la poussa en pleine lumière, devant Arthur, et lui arracha, d’un mouvement brusque, sa coiffe de religieuse.

Arthur, abasourdi devant Alice, ne savait quelle contenance prendre.

Bob fit cesser son indécision.

— Elle vient te complimenter de tes succès du concours et saluer Clapotis, spécialiste en variétés !

Le Busse riait, sinistre.

Tomado se redressait sous l’insulte.

— Salaup ! hurla-t-il, et, saisissant une pelle de foyer qui traînait dans la chambre, il se précipita sur lui, menaçant.

Boïard l’arrêta en chemin, en lui logeant dans la tête une balle d’un revolver qu’il avait tenu caché sous sa soutane.

Clapotis s’écroula sur lui-même, foudroyé.

Alice, affolée, courut vers la porte. Derrière s’élevait un tumulte de voix.

La détonation du revolver finissait la saturnale. Bob rejoignit Alice, ouvrit la porte et, soulevant dans ses bras la jeune fille à demi-morte d’effroi, il l’emporta au milieu des vieux satyres terrifiés et ne répondant à toutes les questions qui se croisaient que par cette exclamation :

— Place ! Place ! vous voyez bien qu’elle se meurt !

Ce fut un coup de théâtre.

Ainsi, malgré toutes les précautions prises, une femme avait assisté à la fête et quelqu’un parmi les invités avait tué cette femme.

Le meurtre après l’orgie, la fête était complète.

Cet accident produisit sur les spectateurs un malaise général. Chacun courait au vestiaire réclamer ses pardessus.

Les promoteurs du divertissement accablaient Titine de reproches. On blâmait son manque de surveillance, la légèreté de sa police, l’inanité des précautions prises.

Dans leur terreur, Bock, Palouf, Plumberger et consorts ne se souciaient point de voir mourir une femme au milieu d’eux. Ils frémissaient à la pensée d’une enquête.

Boïard profita de ce désarroi pour sortir librement et emporter Alice évanouie.

Ce ne fut que lorsque les curieux voulurent se rendre compte du drame que l’on trouva le corps de Clapotis.

Il n’était pas mort, la balle s’était enchâssée dans l’orbite. Il en serait quitte pour un œil perdu.

Pour justifier sa blessure, ses amis inventèrent un duel dont le procès-verbal raconta les suites fâcheuses.

Clapotis supporta mal sa blessure de laquelle il ne pouvait tirer vengeance, d’une manière légale, sans nuire à la réputation de ses confrères en débauche. L’opération ne réussit pas et, au lieu de l’œil de verre, qu’il s’attendait à porter, il reçut un bandeau noir qui convint très mal à son genre de beauté.

Il se retira dans son hôtel, s’y confina, ne voulant plus montrer au grand jour le stigmate de sa perversion.

Prudence partageait son exil.