Union des bibliophiles (p. 7-32).

CHAPITRE PREMIER

Arthur !


Vous êtes-vous demandé, parfois, quels étaient les moyens d’existence de ces jeunes gens, modèles exquis d’élégance et de bon goût, qui vivent dans le luxe et la fainéantise sans posséder la moindre inscription au Grand-Livre, ni l’expectative si facilement exploitable à Paris de l’héritage patrimonial ?

Vous êtes-vous demandé pourquoi ils se trouvent en si grand nombre, presqu’en troupeau, dans les parages d’un certain café ? N’en avez-vous pas coudoyé de ces jolis petits messieurs qui s’adjugent partout la première place, qui s’adjugent le droit d’être insolents et qui se réclament de hautes relations dans le monde cosmopolite ?

N’en avez-vous point connu de ces jolis petits messieurs qui, misérables la veille, vous éclaboussaient le lendemain de leur opulence ?

Entraîné par les multiples soucis de la vie active, vous passiez, vous vous étonniez sans comprendre. Peut-être, cependant, dans le nombre de ces jeunes gens si favorisés du sort, avez-vous connu Clapotis, la dame aux gardénias.

Rappelez-vous, essayez ; notre devoir est de vous y aider en dissipant vos dernières ignorances sur les éphèbes trop bien mis.

Jamais la beauté espagnole ne s’était accusée dans un type plus épuré, plus précis que celui d’Arthur. Ses cheveux noirs, brillants comme le jais, couronnaient un front mat au-dessous duquel s’ouvraient, frangés de cils soyeux, deux grands yeux noirs aux reflets de velours. Des narines roses, frémissantes ; des lèvres rouges, irritantes ; des dents de neige. Une physionomie provocante et voluptueuse, une taille mince et souple, les bras, les jambes d’une rondeur… et des extrémités parfaites.

Et quel laisser-aller charmant, quel gracieux abandon, quelle adorable désinvolture lorsqu’il condescendait à paraître au boulevard, boudiné dans un rase-cul mastic, la boutonnière fleurie d’un gardénia lilial, sa fleur de prédilection, ses pieds mignons chaussés d’escarpins vernis fuselés en radis noirs, les jambes moulées dans un étroit collant, et, crânement incliné sur sa tête mignonne, un chapeau qui brillait du noir luisant des mûres.

Car il s’habillait à ravir ; et avec cela, une façon de se dandiner, de porter la tête qui n’appartenait qu’à lui.

Et quels gestes plus doux et plus arrondis !

Il avait :

La flexibilité d’une ondine,

La légèreté de la plume,

La grâce de la caresse.

C’était moins un homme qu’un serpent câlin. Sauf l’accent rastaquouère qui déparait son plumage il eût été parfait.

Mais, quand il ne parlait pas (?).

La seule vue d’Arthur était un danger pour les jeunes filles de la colonie. La vision de ce désirable jeune homme les poursuivait la nuit dans leurs rêves féminins et le matin les surprenait tenant entre leurs bras le traversin étroitement embrassé.

Faut-il détailler, par le menu, les étapes de la vie de ce trop séduisant petit garçon ?

À sept ans, dès le collège, le jeune Arthur Tomado montra des qualités de tendresse et de bonne volonté qu’un grand nombre de ses camarades savaient apprécier : il était, moyennant finances, le lapin des grands.

Il tenait à haute voix les propos licencieux que l’on entend murmurer le soir dans l’angle obscur de nos grands passages parisiens, et il récitait des poésies érotiques apprises en cachette durant les études.

De progrès, il n’en fit pas.

Il ne sut de sa vie expliquer l’action de la vapeur dans la locomotive et tenait plus à ses billes et à ses toupies qu’à son orthographe.

Aussi, de bonne heure, le père supprima les frais inutiles qu’il faisait pour son instruction et lui notifia de trouver l’emploi de ses facultés.

Arthur Tomado ne se fit pas tirer l’oreille.

Il choisit l’occupation qui convenait le mieux à son tempérament.

Il commença par ne rien faire.

Il allait par les rues fréquentées, les boulevards, les jardins publics, exposant aux regards des passants sa figure ravissante et ses grâces juvéniles.

Il allait sans parti-pris de bien ou de mal faire, sans arrière-pensée. Il flânait, non parce qu’il était paresseux ou inintelligent, mais parce qu’on avait négligé de lui apprendre le moyen de s’employer utilement, de donner un but à sa vie.

Ensuite, le besoin de travailler pour vivre ne l’aiguillonnait pas. N’avait-il point son père derrière lui pour le soutenir ? N’était-il point d’une famille aisée ?

Au bout d’un mois de promenades lentement cadencées de la Madeleine à la rue Drouot, il compta des connaissances, des amis de rencontre, d’autres petits jeunes, comme lui, oisifs, frais et bien mis, que sa physionomie avenante, son air cossu avaient attirés.

Avec eux, l’éducation d’Arthur se compléta. Il apprit de ses nouveaux camarades, tous les raffinements que comporte notre état de civilisation avancée, toutes les folies inventées pour se distraire et pour dépenser de l’argent, toutes les tortures suggérées par l’insondable problème du tirage à cinq, ainsi que toutes les roublardises employées pour obtenir les faveurs d’une belle sans risquer un maravédis.

Le soir, la bande de morveux s’installait dans le salon des jeux du café de la Guerre et taillait un bac sur un coin de table.

L’un d’eux mettait en banque une somme bizarre, un fond de poche, qui, par une portée habilement préparée et glissée dextrement sous les yeux des jeunes tordus, s’augmentait bientôt de l’argent des pontes.

Quand rien n’allait plus, les joueurs abandonnaient la partie pour s’étaler à la terrasse. Ils prenaient des consommations chères qu’ils absorbaient à l’aide d’un fétu et se ruinaient pour de jeunes courtisanes en achats de petits ballons rouges à dix centimes. Les filles laissaient le ballon se balancer au bout du fil, au-dessus des globes de gaz de la façade, et le ballon, enflammé soudain par le papillon lumineux, éclatait au milieu des cris de joie de cette bande de jeunes fous et de petites folles.

Cette distraction primesautière se continuait invariablement jusqu’à l’heure du départ, deux heures du matin, heure à laquelle les courtisanes-mouches et leurs avortons d’amoureux s’empilaient dans des fiacres pour rentrer dans les tiroirs de pierre où ils s’étreignaient jusqu’au lendemain.

Avec la fréquentation de ces femmes légères, sans fond moral, sans idées saines, avec la négligence d’une éducation première qui ne lui avait donné aucune connaissance pratique, Arthur Tomado sentit croître sa vanité et son aversion pour toute chose sérieuse et se voua d’instinct, inconsciemment, à la vie facile, à la fête dans les grands prix.

Il fallait de l’argent pour vivre ainsi, plus que de l’argent, de l’or et beaucoup d’or. Le père, qui se lassait de voir son fils inactif, refusait d’en donner.

Devant la mauvaise humeur du père et son peu de générosité, Arthur fut sur le point de céder, de revenir dans le droit chemin, mais par quel sentier ?

Déjà il aimait les femmes, les cartes, les spectacles, les courses et le grand air. Comment renoncer à tout cela quand on n’en voit pas le moyen ?

Il n’y renonça pas. Arthur abusa de sa gentillesse ; il fit des dettes, des emprunts ; il vola même des femmes qui avaient des faiblesses pour lui et continua ce manège jusqu’au jour où ses créanciers le prièrent de s’acquitter.

Les réclamations l’embarrassèrent. Certains de ses prêteurs parlaient de s’adresser à son père. Arthur s’affecta.

Évidemment, papa Tomado paierait les dettes, ce qui le pousserait à une mesure énergique à l’égard de son héritier qui se repentirait d’avoir allumé le courroux du paternel.

Il venait alors, au café de la Guerre, un vieux prince qui, chaque soir, y prenait son cassis-vin.

On l’entendait d’un bout de la salle à l’autre crier :

— … rrrçon ! … ssis-vin ! pas d’observation !

Quand il avait commandé son cassis, le prince contemplait, sans desserrer les dents, les jolies filles et les gommeux soupant à l’ombre des pieds de céleri qui ombrageaient les tables.

Le prince n’aimait pas les femmes : il aimait les jeunes gens.

Il remarqua la joliesse d’Arthur, lui offrit des consommations de premier choix, s’informa de ses besoins, de ses goûts, de ses projets et se mit tout entier à sa disposition.

Pour témoigner au jeune Tomado tout le bien qu’il lui voulait, le prince lui adressa des cadeaux très ingénieux.

Arthur ayant constaté, devant le prince, que la montre qui lui venait de son paternel ne marchait pas, en reçut une magnifique le lendemain, avec la chaîne et les breloques.

Arthur ayant avoué son faible pour le Château Yquem, fut très agréablement surpris d’en recevoir plusieurs caisses le lendemain de son aveu.

Le prince mit le comble à ses faveurs en mettant ses chevaux, ses voitures, ses fournisseurs et sa bourse à la disposition du brillant jeune homme.

En retour de tant de bontés, le prince était plein de délicatesse, il n’exigeait rien encore. Arthur usa largement de la bienveillance de son grand et noble ami. Il courut au Bois, fit son persil en dog-cart au quatre à cinq, fréquenta le Cirque, chahuta dans l’Hippodrome, flirta au Jardin de Paris, et débaucha des modistes : il aimait les petites filles.

Malheureusement, quoique ganté, chaussé, coiffé, nippé dans le dernier chic, sa nouvelle situation ne lui mettait guère d’argent en poche. Il n’osait pas en demander au prince.

L’amitié d’une Altesse est toujours fort coûteuse ; Tomado l’éprouva.

Il empruntait à de nouveaux amis, charmants ceux-là, qui ne s’inquiétaient pas autrement qu’il leur dût, et qui lui prodiguaient les noms les plus doux, les caresses les plus discrètes, des promesses de dévouement infini.

L’intéressant Arthur voyait luire une aurore nouvelle, il comprenait maintenant à demi-mot le prix que l’on exigeait pour ce dévouement absolu, pour ces amitiés éternelles. Il hésita d’abord à couronner la flamme qu’il avait allumée dans le cœur de tant d’adorateurs.

Mais les créanciers étaient là, furibards, implacables et grimaçants comme des masques japonais.

D’un côté, la colère du paternel et l’exil ; de l’autre, sa tranquillité financière assurée et l’affection de gens qui ne demandaient qu’à l’aimer.

La lutte fut courte, une belle nuit il jeta sa culotte par-dessus les moulins.

Le prince n’en eut pas les prémices ; Arthur disposa librement de son cœur au profit d’un autre, le premier venu, en vue d’augmenter son bien-être et de se sortir d’embarras.

Ses relations avec un grand nombre de riches étrangers et de gros négociants mirent dans sa poche l’appoint qu’il n’osait demander au prince ; car, maintenant plus que jamais, il ne s’en croyait pas le droit.

Bientôt, il eut des économies, un compte ouvert dans une maison de banque, et il régla son train de vie.

Arthur soignait ses revenus comme sa personne. Il était parvenu à cette chose irréalisable de vivre largement sans rien dépenser et d’encaisser sans aucune retenue la totalité des gains obtenus par son industrie.

Il ne rentrait plus régulièrement chez son père, racontait pour s’excuser qu’il travaillait dans une maison de banque, que son chef de bureau l’avait envoyé porter une somme importante à Bordeaux, qu’il avait passé la nuit à établir les comptes courants, un choix de bonnes raisons qui fermaient la bouche du paternel.

Le père croyait d’autant plus au travail et aux occupations de son fils que celui-ci ne demandait jamais plus d’argent.

Les amis d’enfance d’Arthur, ceux qui coudoyaient de temps à autre le monde de la fête, ne coupaient pas dans la pommade.

Ils exprimaient crânement leurs doutes au nez d’Arthur Tomado.

Aux amis d’enfance, Arthur n’essayait pas d’insinuer ses occupations financières, attendu qu’on le voyait dehors à toute heure du jour, et dans tous les endroits où l’on s’amuse. Il avait même loué un petit chalet à la campagne, dans lequel il passait une grande partie de ses journées.

À ces incrédules, Arthur exposait des gains providentiels aux courses, à Saint-Ouen, à Colombes, à Auteuil ou à Longchamps.

Il désignait la somme, une somme minime, relativement.

Et quand ses interrogateurs lui disaient parfois :

— Eh bien ! quand tu auras dépensé ton argent, que feras-tu ?

Tomado sans s’émouvoir répondait invariablement :

— Après, je verrai.

Le temps s’écoulait, et, pour les curieux, les gains providentiels aux courses semblaient s’éterniser malgré l’adage.

Quand la saison estivale permit aux Parisiens de fréquenter les stations cotées des bords de la Seine, on aperçut le délicieux Arthur en des costumes de canotier d’une tonalité vibrante.

Il étonnait le public par le goût inné, par le choix des nuances de ses maillots, par la forme savante de ses culottes courtes, par la fraîcheur de coloris de son bas, que son mollet mettait vigoureusement en lumière. Les poings sur les hanches, la casquette en arrière, Arthur Tomado était un chef-d’œuvre d’élégance et de poésie.

Ses légers souliers découverts, décorés de bouclettes d’argent fin, donnaient à toute sa personne la suprême envolée d’une exquise statuette.

Cette année-là, un soir de gala au Casino de Bougival, un indiscret dessilla l’entendement de ceux qui s’abusaient sur la situation dorée de Tomado.

C’était un contempteur de rastaquouères et de youtres étrangers, un de ces casse-carreaux qui possèdent de nombreuses sympathies parmi les femmes qui chatouillent le goujon et pèchent le canotier.

Arthur qui jacassait fort au milieu du cercle des femmes qui jouaient aux petits chevaux, se fit tout-à-coup fermer le bec par l’injonction de ce dernier :

— Un peu de silence, jeune tournedos !

Le mot suscita une tempête de rires et d’exclamations unanimes. Arthur ne répliqua pas et disparut à l’anglaise.

Depuis ce soufflet public il ne fréquenta plus le monde boulevardier et galant, dans la crainte des nouvelles injures et des reproches publics que son abjection pouvait lui attirer.

Arthur ressentit un profond dépit de cet affront et pendant quelques jours il se renferma dans son chalet de plaisance, n’osant plus sortir, ne recevant personne, reposant ses tendres formes et craignant de livrer ses charmes stercoraires.

Fatigué de cette vie de recluse, il revint à Paris, ne sortant qu’à la nuit close, rasant les murs le chapeau sur les yeux, et coupant les gens qui s’élançaient à sa rencontre pour lui serrer la main.

Il n’entrait plus au théâtre que très tard, lorsque les abords et les couloirs étaient dégagés, pendant l’acte commencé. Il se plaçait au fond d’une seconde loge, derrière des bourgeois inconnus, il restait là, sans bouger, jusqu’à la fin du spectacle, et ne sortait, par les prétextes qu’il savait trouver, qu’à l’extinction du luminaire extérieur de l’établissement, tremblant qu’un sourire moqueur, qu’un quolibet n’accueillit son passage pour lui reprocher sa perversion.

Ce pauvre Arthur n’était pas encore endurci au péché, il n’avait que dix-huit ans et trouvait cruel d’avoir à subir passivement les caprices des uns sans plaisir, et le mépris des autres sans éprouver plus de joie.

Parfois, il lui prenait envie de quitter Paris, de fuir à l’étranger, de revenir à l’honnêteté. Puis le besoin d’argent le talonnait, il se laissait de nouveau entraîner, et c’était des semaines entières passées en visites dans les appartements de ceux qui le souillaient ; c’était, la nuit, des courses folles à travers les rues, la tête pleine de pensées érotiques à la souvenance des désirs infâmes qu’il avait assouvis. Il marchait à l’aventure, abordant les femmes qu’il rencontrait, les entraînant d’une promesse et se livrait sur elles à une exubérance folle de caresses que les malheureuses ne parvenaient pas à calmer.

Une nuit qu’il longeait rapidement le café de la Guerre, en serrant l’épanouissement supérieur de ses cuisses, il vit le prince sirotant son cassis-vin de noctambule.

Arthur fut pris d’un accès de courage, il voulut franchir le seuil du café qu’il avait abandonné depuis deux mois, il voulait avouer au prince toute sa dépravation, toutes ses bassesses ; le prince était un noble cœur qui ne lui avait marchandé ni son amitié, ni ses services, il le comprendrait et l’aiderait à changer de route. Il entra, se jeta presque dans les bras du prince, fondit en larmes et ne put articuler un mot. L’Altesse consolait de son mieux le bel Arthur, lui offrait ses services, protestait de son dévouement, de sa grande amitié, mais Arthur pleurait toujours dans le gilet de l’Altesse qui ne comprenait rien à cet humide désespoir duquel cependant il allait profiter et même abuser.

En se jetant dans les bras du prince, Arthur venait de se perdre complètement.

Le vice n’abandonne jamais ses victimes.

— Donc déjà positivement, mon cher Arthur, opina le Prince, quand celui-ci eut épongé d’une batiste délicate l’averse qui tombait des yeux du bel infâme, donc déjà positivement, je m’ennuyais de vous savoir aux mains des femmes, voyez déjà que vous pleurez… Laissez ces misérables, positivement, n’y songez pas, cela passera. Il y a dans un de vos auteurs français, je ne sais plus lequel, je vous prie de me passer ce manque de mémoire, il y a dans vos auteurs français un poète qui connaissait bien les femmes. Il dit :

Suivez, on vous fuira,
Fuyez, on vous suivra.

N’est-ce pas cela, je vous prie ? Voyez donc, après cela, le cas qu’il faut faire des femmes, positivement, mon cher Arthur…

Le prince continuait son boniment sur les femmes, en pressant les mains d’Arthur dans les siennes, en lui caressant les joues, le menton, en lui flattant la tête de la main. De temps à autre, il s’interrompait pour lui souffler dans le nez son relent de cassis-vin invétéré, puis il reprenait son verbiage, causant tout seul, grisé de s’entendre parler aussi facilement une langue qui n’était pas la sienne.

— Cela vous passera, Arthur, mon cher, les femmes, positivement, comme à moi. Donc déjà, il n’y a que l’amitié vraie de deux hommes ; un des vôtres, un Français, un journaliste, je ne sais plus lequel, je vous prie, passez-moi ce manque de mémoire. Il dit :

Les femmes aiment en dedans, nous aimons en dehors.

Ce qui signifie, vous le sentez, qu’il y a moins de franchise dans l’amour de la femme que dans celui de l’homme.

Vous comprenez, je vous prie. Vous comprenez.

Arthur n’essayait pas de comprendre, il se demandait s’il devait convenir de ses hontes devant cette ganache de prince qui puait le cassis-vin comme un vulgaire maçon et qui l’embêtait de ses caresses séniles.

Cependant, à la fermeture du café, le prince retint Arthur par le bras, sortit avec lui en continuant son thème, l’entraîna jusqu’en son hôtel princier, prétextant qu’un jeune homme qui veut se guérir d’un amour malheureux doit complètement changer sa vie et rompre avec ses habitudes.

Malgré l’heure tardive, l’Altesse procéda elle-même à l’installation de son bel ami dans son hôtel de la plaine Monceau. Arthur prit possession d’une chambre tendue d’étoffe ramagée d’arabesques fleuries, garnie de meubles coquets et d’un lit sans rideaux, si bas, si bas, qu’il semblait une partie de ces divans qui, en Orient, font le tour et l’ornement des harems.

— Je ne soupe jamais, dit le prince en quittant son hôte, mais si vous mangiez quelque chose, demandez au domestique, et usez-en, donc déjà positivement, mon cher Arthur, comme chez vous je vous prie.

Sur cette phrase, que l’Altesse chantait avec des intonations doucereuses et variées, elle serra la main d’Arthur et rentra dans ses appartements.

Un valet stylé s’empara de l’ami du prince, l’aida à se défaire, et l’accommoda pour la nuit d’une chemise de foulard de nuance indécise qui donnait du piquant à l’éclat de ses yeux, au fin coloris de sa peau, et laissait deviner l’idéal modelé de son corps de statuette de Saxe.

Le valet fit à monsieur une foule de questions obligeantes.

— Monsieur prenait-il, le matin, du thé, du chocolat ? À quelle heure monsieur prenait-il sa douche ? Ferait-on seller ou atteler ?

Arthur ne s’étonnait nullement de ces questions, il répondait ce qu’il devait répondre, sans se presser, avec ce flegme insolent du rastaquouère se sentant chez lui.

Il congédia le valet et se baissa pour entrer dans son lit-divan, réfléchit un instant au passé, à la détermination qu’il prendrait vis-à-vis du prince. Se confesserait-il ? Non, décidément, non, sûr maintenant de l’appui d’une Altesse, qu’importait cette confession ? Il se sentait ridicule d’y songer. Puis la pensée obsédante, lancinante, du qu’en dira-t-on, des amis d’autrefois lui jetant l’injure de Bougival, revenait par intermittences et lui poussait à la tête des bouffées de sang.

La voix du contempteur retentissait à ses oreilles et semblait crier dans la chambre close : Tournedos !

Alors, le correct Arthur revoyait devant lui le tapis vert des petits chevaux, les casaques des jockeys traçant des sillons rapides sous la lumière crue du gaz, et, à l’entour, les croupiers attentifs, la palette levée, les actrices connues, les tendresses calées, les financiers, les artistes, les oisifs qu’il avait fréquentés, fixant sur lui des regards étonnés, s’associant dans un rire inextinguible qui devenait une clameur immense, intolérable, avec parfois des accents sinistres, qui s’appesantissait sur lui comme une malédiction irrévocable.

Vers le matin, seulement, le cerveau se calma ; il s’endormit d’un sommeil lourd, terrassé. Alors il eut un rêve ; rêve d’halluciné.

Il lui semblait qu’un gros hibou s’approchait de son lit et le regardait de ses yeux ronds et fixes, il lui sembla que, sous les regards magnétiques de l’oiseau, son sang s’allumait dans ses veines, qu’il brûlait d’une ardeur voluptueuse. L’oiseau lui souriait, se penchait sur lui, le caressait doucement. Avec cet étrange oiseau, Arthur éprouvait le plaisir des plus doux embrassements ; et tout à coup, dans la crise finale, il voulut étreindre le hibou contre son cœur, mais ses bras battirent l’air, — il se réveilla en sursaut, — il était découvert. À genoux devant lui, il reconnut le prince.

Son Altesse avait satisfait sur Arthur ses appétits de strige et dissimulait, sous les plis d’une batiste immaculée, les traces concluantes de son fellatorisme.

Tel fut le réveil d’Arthur, le matin des fiançailles.