Les Fellatores/Beau début promet suite heureuse

Union des bibliophiles (p. 33-61).

CHAPITRE II

Beau début promet suite heureuse.


Le prince était si bon pour Arthur, que celui-ci supporta sans mot dire la fantaisie de ses goûts. Cette nouvelle manière de comprendre l’amour relevait Arthur à ses propres yeux. C’était le prince qui se dégradait et non plus lui. Cependant leur union fut troublée de nuages. Arthur devint capricieux. Il défendait sa vertu, fermait sa porte à son Altesse. Ou encore, bravant le relent de cassis-vin qui parfumait les dents creuses du prince, Arthur, que son amant appelait Cécile dans l’intimité, se mettait sur les genoux de son vainqueur, lui tirait les moustaches, mordillait ses oreilles, inventait des caresses de jeune chien en gaieté et prenait des poses de chatte amoureuse. Quand Arthur-Cécile était certain d’avoir réveillé les désirs endormis de son Altesse, il s’échappait brusquement de ses bras et restait absent la journée entière. Le prince tempêtait, jurait de se fâcher, mais Arthur était si joli, son visage était si rieur, si frais, que Bébé pardonnait à Cécile et l’on cimentait la paix jusqu’à la prochaine velléité de cascade.

En agissant ainsi avec l’Altesse, Arthur cherchait à vendre chèrement ses faveurs ; il devenait pratique ; mais Bébé, qui comprenait fort bien, ne se décidait pas à un sacrifice. Il octroyait la table, le logement, ses équipages, et des cadeaux, pensant en lui-même : « donc déjà positivement, cela est bon, je vous prie. »

Bébé commit une imprudence qui le força cependant à dépouiller son portefeuille de quelques billets bleus.

Il engagea une fois Cécile à faire peindre son portrait en miniature afin qu’il pût le porter sur lui.

— Mon chéri, répondit finement Cécile, j’y avais songé, mais comme tu ne laisses jamais d’argent de poche à ma disposition, je n’ai pas encore pu te faire ce plaisir-là.

Le prince fut vexé, il n’insista plus sur le portrait, et le soir, au dîner, il annonça insolemment à son Arthur le prix fixe auquel il tarifait ses complaisances.

La Cécile mortifiée disparut pendant huit jours.

Le prince se repentit de sa grossièreté, il se lança, très touché de son départ, à sa recherche et fut trop heureux de lui faire réintégrer le domicile conjugal.

Arthur s’habituait de plus en plus à la vie insoucieuse que lui créait le prince, aux recherches de la table, à la générosité des vins, à ses procédés obscènes. Un point noir, cependant, tachait son existence de dame aux gardénias.

Le tarif du prince ; ça n’était pas la fortune brillante et rapide.

Arthur n’essayait plus d’étouffer ses instincts d’ambitieuse.

Il enviait la position de son entreteneur, son hôtel, ses chevaux, sa richesse.

La Cécile voulait tout, comme une femme goulue.

Dans le même temps, Arthur, qui cherchait au dehors des compensations, se lia d’amitié avec un Berlinois qui vivait aux dépens d’un Russe très fortuné. Ce Berlinois était le factotum du Russe.

Ce Russe, Ivan Boïard, juif et marchand, jouissait à Paris des rentes que son père avait amassées dans le commerce des laines. Comme le prince, et plus encore que lui, il adorait les imberbes.

Il avait pris comme maîtresse un garçon de café qui servait à la Guerre et qui avait de la race et de la beauté. Pour sauver les apparences auprès des voisins, et diminuer les frais de sa passion, Ivan fit de ce garçon un domestique. Ce garçon de café était d’une excellente famille, il était noble et descendait d’une famille ruinée par les révolutions.

Or, Ivan Boïard, connaissant la passion du prince, avait formé le projet de lui enlever sa maîtresse ; en outre, la conversation du garçon de café manquait d’originalité, et celle d’un jeune homme comme Arthur, jeune homme distingué par un prince très délicat sur ce sujet, ne manquait pas d’intéresser un chercheur de nouveautés comme le juif.

Pour engager les pourparlers diplomatiques, Ivan Boïard prit son homme de confiance, le Berlinois qui vivait à ses crochets. Le choix ne pouvait être plus heureux, personne dans les relations étroites du Russe n’était aussi capable pour diriger cette intrigue.

Ancien marchand de tableaux, juif failli, compatriote de Bismark, c’était plus de qualités qu’il n’en fallait pour servir d’entremetteur. Avec cela, bon polyglotte, de la tenue, portant bien le monocle et la moustache, des manières polies, enfin ce qu’il fallait d’entregent pour s’insinuer dans les bonnes grâces d’Arthur Tomado. Au reste, il réussit à devenir son ami.

Arthur n’y regardait pas de si près, s’il avait pris des renseignements sur cet inconnu, il aurait su qu’il se liait avec un monsieur giflé par un clown à la sortie du Cirque.

Chaque samedi, le giflé allait à la sortie du Cirque d’Été lever les acrobates bien faits et imberbes ; ce Berlinois avait les habitudes fâcheuses du prince et, comme il n’était pas riche, il obtenait le consentement des jeunes acrobates en leur promettant des cravates de soie voyante. La gifle qu’il avait encaissée silencieusement était un rappel motivé par l’inexécution de sa promesse. L’acrobate n’aimait pas le lapin.

Le Berlinois s’attacha donc à détourner le bel Arthur de ses devoirs d’épouse. Il vantait la générosité de son maître, sa bonté et tout ce qu’Ivan Boïard était disposé à faire si Arthur consentait à devenir sa femme sans partage, s’il lâchait le prince.

Arthur ne disait oui, ne disait non : il laissait entendre que le prince était pour lui un père, que son avenir était assuré, qu’il était très heureux ainsi ; enfin les mêmes raisonnements qu’une cocotte qui veut faire éclairer d’abord avant de rien décider.

Le Berlinois y mit une telle insistance qu’il ne cessa ses importunités que le jour où il put présenter Arthur à son patron, le juif Ivan Boïard. L’empressement d’Ivan auprès d’Arthur, ses manières affables, sa prodigalité surtout, dissipèrent les scrupules de la Cécile du prince. Sans que Bébé soupçonnât le piège, Cécile se montra sous un jour plus charmant ; il joua la passion la plus sincère, tira de nombreuses et fortes carottes à son amant, les dernières ; et, ayant de longue main préparé sa rupture, en ne laissant derrière lui aucun des objets de prix que sa main pouvait atteindre, Arthur, sans tambour ni trompette, quitta le prince dévalisé.

L’Altesse pensa mourir de douleur, sa Cécile lui tenait au cœur ; mais quand il s’aperçut que sa ravissante maîtresse le volait, qu’elle s’était jouée de lui dans le but de lui tirer de l’argent, il se calma, reprit un jeune homme blond qu’il baptisa Bettina, parce qu’il obtint de lui les prémices de sa jeunesse, et partit avec elle à Nice.

Nul ne surpassait Ivan, dans les raffinements qu’il apportait dans la pratique de ses vices. Il considérait comme une victoire chacune de ses maîtresses masculines. Le détail suivant peut seul en donner l’idée. Sur une table, fixée dans un pied de bronze doré, se tenait droite et rigide une canne d’ébène couverte de chiffres d’argent et de monogrammes.

C’était la canne des victimes !

Elle se dressait au milieu du salon comme un phallus antique. Obélisque couvert d’hiéroglyphes connus de lui seul, c’était le monument de triomphe qui rappelait constamment à ses yeux ses compagnons de libertinage.

Les chiffres étaient placés sur quatre rangs pendant quatre-vingts centimètres ; le pommeau de la canne supportait le chiffre couronné de la première victime ; vingt centimètres d’ébène attendaient de nouveaux chiffres.

Ivan admirait sa canne, il la contemplait avec orgueil ; ces quatre-vingts centimètres constellés de chiffres brillants représentaient une somme énorme de satisfactions éprouvées.

Et il n’avait que vingt-quatre ans. Beau début promet suite heureuse. C’était chez lui une monomanie érotique. Il collectionnait les gravures obscènes, les photographies prohibées, les illustrations des livres de médecine spéciale, et payait des dessinateurs pour exécuter des groupes d’acrobatie fellatorienne dont il faisait lui-même les croquis. Son imagination, pervertie par les yeux, maintenait sa sensibilité dans une excitation constante. Il éprouvait des sensations à voir les objets les plus innocents : les manches de couteau, les étuis, les bougies d’un lustre. Dans la rue, il se pâmait devant les brancards de voitures, les timons d’omnibus, et s’écrasait dans la contemplation bestiale des réverbères. Enfin, les images les plus licencieuses ne valaient pas pour lui la vue monstrueuse de la colonne Vendôme. Chez lui, il s’exténuait au seul penser de la colonne, et les hommes qu’il aimait le plus, qu’il recherchait, devaient posséder les qualités physiques qu’Oliba, la juive antique, exigeait de ses amants.

C’est-à-dire, ceux dont la chair était comme la chair des ânes et dont l’alliance était comme celle qu’on aurait avec des chevaux. Il ne mentait pas à sa race, ni au dieu des ancêtres, Belphégor. Dans l’assouvissance quotidienne de sa honteuse passion, ses lèvres s’étaient hyperesthésiées, et le plaisir qu’il ressentait à éteindre chez ses victimes l’orgasme qu’il avait provoqué dépassait les ivresses de l’amour naturel.

Il enviait, dans ses désirs sensuels, le rôle ignoble des femmes qui, dans les fausses ganteries des passages, s’agenouillent aux pieds des débauchés ; il allait jusqu’à les supplier, de l’or plein les mains, de permettre qu’il remplit à leur place cette fonction révoltante. Et malgré son ignominie, il était homme du monde, assez lettré, pianiste d’un talent supérieur, et de relations agréables auprès des gens qui recevaient chez eux ce vice ambulant, qu’ils ignoraient.

La conquête d’Arthur plongea le juif dans des extases séraphiques. Il admirait son espagnole beauté, son regard savourait chacune des perfections corporelles de l’ex-Cécile.

Il se promit d’idéales voluptés. Il lui jura un amour éternel, une entière condescendance à ses volontés, et lui fit promettre par serment de ne jamais le tromper avec un autre.

Alors, ils échangèrent des gages de leur passion, ils se forgèrent des noms d’oiseaux. L’immonde juif prit le nom de Bob, et gratifia la belle Arthur du tendre sobriquet de Clapotis. L’imaginative extra-décadente de Bob avait sans effort enfanté Clapotis.

Alors, Bob découvrit de plus en plus sa passion, il écrivit des lettres tendres, chastes et poétiques, et ce fut de folles promenades aux sentiers des bois, des parties de plaisirs dans les champs de banlieue, et l’obsession permanente pour Clapotis que sa profession d’homme-femme n’intéressait qu’au point de vue rapport.

Bob ne le quittait pas d’une semelle, il aimait son Clapotis avec une jalousie véritable, craignant qu’un autre ne lui jouât le tour qu’il avait lui-même joué au prince.

Une aventure malheureuse rendit plus obsédante encore la jalousie du juif. Des gens qui soupçonnaient leurs relations intimes communiquèrent leurs réflexions à d’autres qui se montrèrent moins discrets, et bientôt les habitués du café de la Guerre s’amusèrent à suivre les progrès de cette touchante union. Les garçons de café eux-mêmes en riaient derrière leur serviette.

Un soir, qu’à l’heure de l’absinthe la terrasse regorgeait de clients, Bob et Clapotis s’assirent en bonne place, exposant à tous la coupe irréprochable de leurs vêtements et la fraîcheur de leurs chapeaux.

Un garçon, s’avançant aux ordres, risqua sous leur nez cette plaisanterie équivoque, qui vola bientôt de table en table :

— Ces dames veulent-elles quelque chose de chaud ?

Les jeunes époux confondus restèrent cloués sur leurs chaises. Ils ne quittèrent le café que vers le soir, afin de n’être pas forcés de traverser la chaussée sous les feux croisés de tous les regards.

D’un accord tacite, ils retirèrent au café de la Guerre leur clientèle décorative.

Sous la terreur de ce nouvel affront ils demeurèrent chez eux, sans sortir. Le Berlinois s’employait à faire leurs courses. Bob inventait des excentricités pour accroître son plaisir de possession. Son imagination se surpassait dans la recherche des artifices.

Maintenant, il habillait Clapotis d’un costume de religieuse, le forçait à marcher dans la chambre les mains jointes, la tête baissée, les paupières closes et il s’exaltait d’avoir chez lui un nonnain ; il fermait toutes les portes, poussait les verrous, renfermait les clés dans un meuble, pour être sûr que la sœur ne lui échapperait pas. Il la voyait complaisamment passer devant lui, dans une attitude méditative. Elle représentait, à ses yeux lascifs, une fille de grande famille qu’un amour incompris avait poussée à prendre le voile, à s’enfermer dans un cloître. Cette religieuse pensive et résignée, c’était la vierge qu’aucune caresse humaine n’a jamais effleurée, la fillette chaste et pure qu’il allait violer, la femme sainte, sans désirs infâmes, qu’il allait débaucher et faire descendre par ses conseils lubriques au dernier degré de l’abjection. Tout à coup il se précipitait sur elle, comme un tigre sur sa proie, il l’emportait en la couvrant de baisers, la déposait sur le lit, retroussait la robe d’une main sacrilège. Alors, il était pris de spasmes à la vue des charmes flagrants qu’il ne s’attendait pas à trouver sur une jeune nonne.

Il inventa aussi de se vêtir en moine, et devant une glace, avec Clapotis en religieuse, ils formaient des groupes sympathiques qui ne se trouvent pas dans l’Arétin.

À la longue, Clapotis se lassa de la chaude affection du juif pneumatique. Clapotis se sentait des troubles dans les lobes du cerveau, des élancements prolongés et douloureux dans l’occiput, une courbature générale dans les membres, une inappétence complète. Il essayait de chasser ses douleurs en buvant des liqueurs fortes, du champagne frappé ; mais la torpeur de ses nerfs augmentant davantage, il refusa de faire la religieuse.

Bob se réjouissait intérieurement de le voir languissant. Quand il le voyait chanceler et s’accroupir comme une bête dans les coins sombres de la pièce, il formulait cet atroce compliment :

— Faut-il que je l’aie aimé !!!

Clapotis voulut sortir, partir pour la campagne, se reposer ; il avouait qu’un grand vide s’opérait en lui et qu’il pouvait à peine marcher.

Ivan Boïard eut peur, il loua une maison vers Chatou, transporta lui-même Clapotis avec les précautions usitées pour les porcelaines fragiles, l’entoura de soins et de personnes dévouées, l’abandonna jusqu’au rétablissement prochain pour revenir prostituer ses lèvres impudiques à son domestique, le garçon de café de bonne famille que l’amour nouveau de son maître avait dépossédé de ses droits.

Trois mois suffirent à peine au mignon Clapotis pour se remettre des émotions que sa lune de miel avec Bob occasionnait.

Bob envoyait souvent le Berlinois à Chatou prendre de ses nouvelles. Clapotis faisait des demandes de femme malade qui a des envies, le Berlinois transmettait fidèlement à son patron les petites volontés de la chérie, et Bob s’exécutait de bonne grâce.

Il demanda un canot et l’obtint — pas pour ramer, il n’en avait pas la force — pour se faire promener par un batelier. Arthur reprenait de l’appétit, dormait régulièrement, et se promettait in petto lorsque sa santé serait raffermie de mettre un frein à la gourmandise effrénée de son amant.

Tandis qu’à Paris, les amours de Bob et de Clapotis ne battaient que d’une aile, à Nice, le ménage du prince et de Bettina marchait clopin-clopant. Bettina, le jeune homme blond, montrait une indépendance de caractère qui effarouchait son Altesse.

D’abord, il ne partageait aucunement les idées du prince au sujet des femmes, il réfutait constamment ses théories, et, s’il offrait à son protecteur des résistances que celui-ci appréciait comme des mets succulents, il voulait librement disposer du superflu de ses économies en faveur des petites femmes.

Le prince était monoandre, Bettina était polygame.

L’Altesse avait trop souffert de la fuite de sa Cécile, il était décidé coûte que coûte à ne pas perdre sa Bettina.

Bettina, la vigoureuse, ne sortait jamais sans le prince, elle rentrait avec le prince qui fermait ensuite les portes pour empêcher sa mascotte de courir les gourgandines. Bettina, ne pouvant se rapprocher des femmes polyandres qui foisonnaient à Nice, courtisa toutes les femmes de chambre, toutes les cuisinières du voisinage. Il leur faisait passer des lettres en style Tour de Nesle et parvint à débaucher à la fois une bonne d’enfant, une nourrice et une cuisinière qui séjournaient dans l’hôtel.

Résiste-t-on aux avances du fils d’un prince ? Les pauvres croyaient leur fortune faite. Bettina prit l’empreinte de la serrure, commanda une clé et se levait la nuit, le prince étant couché, pour ouvrir à ses sultanes qui, à tour de rôle, venaient se livrer aux robustes assauts de la vigoureuse Bettina.

Las ! les plus beaux jours ont leur fin. Le tour de la nourrice fut fatal. Bettina, grisée par la vue des tétasses flottantes et lourdes de la nounou, commit des extravagances : ce fut une ribotte de chairs inénarrable.

Quand le prince s’avança pour faire à son jeune blondin sa visite matinale, il vit, sans aucun voile, la nourrice et Bettina dormant la bouche ouverte avec cet air béat commun à ceux qui ont beaucoup trinqué.

Le prince furieux saisit le pot à l’eau, le vida sur le lit.

L’amoureux frétilla, la nourrice bondit et ramassa ses chairs répandues. Une rage sourde grondait chez l’Altesse, devant cette femme qui venait usurper son lit et ses droits.

La nounou tremblait de tous ses membres ; cette surprise lui causait une peur qu’elle ne dissimulait pas ; ses yeux arrondis par l’effroi, au milieu de sa face de paysanne bien nourrie, semblaient percevoir des conséquences terribles. Le prince se contint, il eut l’indulgence d’un bon père et se contenta de murmurer entre ses dents :

— Positivement, c’est du propre !

Après une exclamation d’ironie, il adressa une moue méprisante à la pauvre nourrice, tourna les talons et quitta la chambre, fermant derrière lui la porte avec violence, positivement dégoûté.

Bettina, que cette alerte n’effrayait pas autrement, sauta rapidement de sa couchette, courut fermer la porte derrière le prince pour l’empêcher de rentrer en cas d’un revenez-y probable, puis il habilla sa grosse amante, qui ne demandait qu’à filer vivement, facilita sa sortie et s’occupa des préparatifs indispensables que sa rupture imminente avec le prince exigeait.

Au déjeuner, qui se fit ce jour-là les portes closes, l’Altesse réclama une explication. Bettina prit le premier la parole, et, avec un aplomb qui désarçonna le prince, préparé au combat :

— Une autre fois, mignon, commença Bettina, vous me ferez le plaisir de frapper avant d’entrer chez moi ?

— Taisez-vous, polissonne ! répliqua le prince, vous révoltez tous les sentiments délicats que je professais donc déjà à votre égard.

— Alors je fermerai ma porte, mignon.

— Vous fermerez !!!

— Je fermerai ou je m’en irai, et pas un mot ou je pars, mignon.

Le prince se trouvait sans réplique à cet argument. Les jeunes gens bien faits, au corps blanc, à la jolie figure, ne se comptaient pas par douzaines. Bettina parti, le prince se verrait de nouveau obligé de se servir de l’intermédiaire de proxénètes qui lui fourniraient des jeunes crasseux, mal faits, pas éduqués et misérables. Il transigea.

— Bettina, mon ange, ne pars pas, s’écria l’Altesse dans un mouvement désespéré, reste avec moi, mon ange, mais ne vois plus cette grosse femme, je t’en prie, positivement, elle est affreuse, elle me dégoûte.

— Donne-m’en une plus belle, mignon ?

Le prince s’offusqua de la liberté de ce propos. Mais Bettina insistait.

— Je ne resterai avec toi, chéri, que si je prends une maîtresse, voilà.

— Soit ! décida le prince, mais pas la grosse femme dégoûtante ?

Il ne pouvait supporter le souvenir du colosse aux chairs molles qu’il avait entrevu le matin. On fit la paix. Le prince s’engagea dans de nouvelles promesses de dépenses. Bettina prendrait une maîtresse qui logerait avec le prince et lui, et que le prince choisirait minutieusement.

Bettina s’amusait de la fantaisie et des scrupules du prince, il accepta.

Aussitôt, l’Altesse se mit en campagne et fut huit jours avant de découvrir la femme rare et parfaite qui conviendrait à Bettina.

Ce fut une grave affaire, il se faisait accompagner dans ses pérégrinations par un docteur qui devait lui répondre de la santé du sujet, du calme de son tempérament. Ensuite venait la question financière, le prince désirait pour Bettina une petite femme pas exigeante. Car c’était encore lui, le prince, qui subvenait à ce supplément de frais.

Ils trouvèrent une Italienne, Pépina Cotti, qui réunissait toutes les conditions requises. Une fille saine, jolie et sans ressources. Elle dansait au Grand-Théâtre et son engagement venait de finir. Elle allait par les rues, vêtue d’un méchant jupon, un foulard lui servait de coiffure et un tricot de couleur lui tenait lieu de corsage et de châle. Quand elle entendit parler d’une position brillante par des messieurs bien mis, la pauvre enfant se laissa emmener, pensant que des messieurs aussi riches pourraient obtenir pour elle un engagement de danseuse assoluta, dans quelque théâtre d’ordre : son rêve de ballérina.

Son Altesse, qui ne pouvait se résoudre à présenter à Bettina la maîtresse qu’il avait choisie, dans son costume de Cendrillon, fit avec l’Italienne le tour des magasins de Nice. Pépina, avec ses goûts de fille neuve, choisissait des objets clinquants et se composa une toilette digne d’une rouleuse de plages. Avec sa tête de vierge, son air sympathique et ses traits délicats, elle fit une impression favorable sur Bettina qui cependant la trouva nippée comme un singe. Mais avec le temps, avec les conseils, avec les soins dont ces deux hommes l’entouraient, Pépina s’initia rapidement aux menus détails de la vie élégante et sut tenir dignement sa place dans ce joli ménage à trois.

Bettina ayant ses jours pour monsieur et ses nuits pour madame était le plus heureux des trois.

À Chatou, Clapotis se ragaillardissait, grâce au repos, à la nourriture abondante ; le Berlinois l’aidait depuis peu à conduire le canot, il jouait auprès de la dame aux gardénias un rôle analogue à celui de Prudence auprès de Marguerite Gauthier. Prudence déjeunait, dînait à Chatou, se rendait utile et tapait facilement Clapotis… Prudence le tapait d’un louis ou deux ! N’était-ce pas juste ? Le bel Arthur ne se trouvait-il pas l’obligé du Berlinois. En remercîment du service rendu, de l’affaire traitée, de la position acquise, Clapotis devait bien à Prudence quelques honoraires ; et puis, c’était son seul ami, un ami dévoué qui avait suivi attentivement toutes les phases de sa maladie. Ça méritait bien quelques louis en échange.

À la fin des trois mois, à son complet rétablissement, Clapotis entreprit de longues courses en canot et il prit pour barreur une jeune fille qui s’était sauvée de chez ses parents parce que sa mère lui volait le gain de son travail. Elle s’était dit que pour travailler et n’en pas avoir les bénéfices il valait mieux ne rien faire et profiter de la vie. On l’appelait Alice Bontems. Elle avait des principes, ne prenait qu’un amant à la fois, n’admettait que la sélection naturelle, détestait la famille, la société et M. Zola ; elle aimait mieux un homme sans argent que de l’argent sans homme : une opinion contraire à celle de Clapotis.

Alice et Clapotis s’aimèrent, sous les yeux de Prudence, qui les fermait dans le but de faire payer sa complaisance et son silence auprès de Bob. Alice se logea chez Clapotis et prit possession de la petite maison de Chatou quand son amant reprit auprès de Bob son emploi de maîtresse absolue.

Bob reçut Clapotis, dans la chambre tendue de peluche couleur saumon, avec des palpitations de cœur et le réintégra dans ses privilèges de nonne adorable et adorée.

L’esclavage de Clapotis fut plus insoutenable qu’au début de leur liaison. Arthur pensait fréquemment à son Alice demeurée à Chatou.

Prudence faisait la navette entre Paris et la Seine et transportait chaque jour des messages.

Clapotis ruminait un plan de conduite : faire une fortune rapide, finir millionnaire ou à Mazas. Il expliquait cela à voix basse, dans la conversation qu’il avait avec Prudence. Le Berlinois le suivait dans ses théories dissolues et lui prédisait un bel avenir.

Bob remarqua bientôt, sans comprendre, les propos qu’Arthur et le Berlinois échangeaient à bouche close. Il fut jaloux de leur mutuelle entente. Il supposa qu’Arthur le trompait avec Prudence, que le Berlinois était l’amant de cœur de Clapotis, et, sans approfondir ce que cette supposition pouvait être, ne voyant qu’un rival à éloigner, il flanqua Prudence à la porte et lui défendit de remettre les pieds chez lui.

Bob redoubla d’affection pour Clapotis qui recommençait à se lasser et soupirait à son Alice absente.

Prudence, sans ressources, battait le pavé de Paris jurant de se venger du Russe.

Ce fut le prologue du drame.