Les Entretiens de la grille/La religieuse sans chemise

(attribution contestée par P. Pia)
(p. 38-41).

Ma couſine de Sainte Luce qui paſſe aujourd’huy pour une des plus ſpirituelles de la Maiſon étoit au rang des Poſtulantes, c’eſt à dire de celles à qui on fait éprouver toute la rigueur de la Regle pandant les quinze jours qui précedent le temps qu’on doit eſtre admiſe au Noviciat. Tous les vendredis nous faiſons, comme vous ſçavez la diſcipline, ordinairement ſur les épaules & ſouvent auſſi ſur le plus bas. Nôtre Panſionnaire miſe à l’épreuve doit ſe ranger avec les autres pour battre la meſure du Miſerere. Nous ne nous couchons jamais ſans quelque marque de nôtre profeſſion & les Panſionnaires au contraire couchent nuës dans leurs chemiſes. La Diſcipline ſe fait dans le Dortoir ſur les deux heures apres minuit. Chacune s’agenoüille devant la porte de ſa Cellule, on ſouffle les lampes & alors chacune ſe decouvre les épaules ce qui ſe fait en un inſtant & ſe fouette ſelon la ferveur de ſa devotion. Sainte Luce encore toute endormie ſe range devant ſa porte comme les autres. Ne pouvant ſe découvrir les épaules par en haut, ſa chemiſe étant ſerrée ſelon la coutume prit le parti dans cette obſcurité d’ôter tout à fait ſa chemiſe, pour avoir pluſtôt fait, ce qu’elle ne put executer ſans laiſſer tomber une juppe qu’elle avoit jetté ſur elle. Une jeune Religieuſe ſa voiſine s’approche par malice d’elle, luy ſingle d’une longue & friande diſcipline de parchemin roulé ſur les reins par diverſes repriſes. Sainte Luce qui avoit miſe ſon équipage devant ſoy, ſe recule de deux pas pour ſe dérober aux coups de cette charitable voiſine, ſe livre à ceux d’une autre qui la frappoit ſans deſſein. Elle ſe retire deux ou trois pas en arriere. L’Action finit. Luce toute étourdie du batteau tâte, ne peut retrouver ſa chemiſe dont elle s’eſt écartée. Les lampes ſe r’allument ; Toute la Communauté ſe va rendre à l’Egliſe pour chanter Matines. Luce s’enfuit dans l’endroit où il y avoit le plus d’obſcurité, qui étoit l’eſcalier qui deſcend au chœur. Les Meres & les Sœurs s’y rendent en foule & Luce de s’enfuir deça & de là. La Communauté qui la croit ou folle ou hypocondriaque la pourſuit. Elle evite tout Je monde & tout le monde l’environne. La honte luy ôte la parole ; trente petites lanternes & autant de bougies qui ſemblent la vouloir bruler toute vive, l’interdiſent. Elle n’entend que des : Helas ! que des : Quel dommage ! L’une dit que c’eſt le jeûne qui l’a affoibli, l’autre que c’eſt le Diable qui la tente, & toutes enfin reconduiſent chez elle en proceſſion la bougie à la main un des plus beaux corps, des plus unis, des plus blancs & des plus potelez qui ſe vit jamais.

Cette Hiſtoire achevée, apres avoir donné dans quelques idées chatouilleuſes, la Sœur Angelique m’ayant repeté pluſieurs fois, c’eſt à vous, c’eſt à vous, je m’excuſois ſur ce que je n’avois rien d’aſſez plaiſant pour repondre à la galanterie de leurs recits, quand étant conjuré de payer mes debtes, je r’appellay ma memoire qui me fournit cecy.