Les Engagés du Grand Portage/02
II
LE GRAND LAC DES ESCLAVES
ES voyageurs ne disent jamais : le fort ; ils disent : les chantiers. Des constructions basses, en rondins, entourées de palissades, semblables sur un plan réduit, à celles du Grand Portage, sont rangées sur un promontoire entouré de trois côtés par le lac des Buttes. Tel est le fort Chipewyan, le quartier général du district de Rabaska, l’Athènes des régions hyperboréennes, comme l’ont nommé quelques bourgeoys à tendances intellectuelles qui ont transporté quelques volumes jusque-là.
Deux bourgeoys hivernants ont passé l’été dans le district de la Rivière de la Paix, avec un personnel réduit, pour construire de nouvelles factoreries, en réparer d’anciennes, pratiquer des déserts et les semer de légumes. Ils sont au rendez-vous. Le soir même, ils s’enferment avec Tom MacDonald. Trois grandes questions les préoccupent : l’établissement de nouveaux postes plus au Nord, près de l’océan Arctique ; l’ouverture au commerce des fourrures de la Nouvelle-Calédonie, de l’autre côté des montagnes Rocheuses ; enfin la concurrence des XY qui sera dirigée dans le district de Rabaska par Pierre de la Rocheblave.
Le lendemain, comme les brigades XY ne sont pas encore arrivées, le Bancroche envoie un canot se cacher dans les îles qui obstruent l’estuaire de la rivière à la Biche. Les hommes devront se dissimuler soigneusement, observer l’arrivée de l’ennemi, compter les canots et, si possible, les pièces et les engagés.
En repos de ce côté, Tom MacDonald commence à répartir et à assortir les marchandises pour les dix-huit postes du district : trois échelonnés sur le fleuve Mackenzie, trois sur la rivière et le grand lac des Esclaves, deux sur le lac des Buttes, neuf sur la rivière de la Paix. Les lots d’articles sont aussitôt emballés et placés dans les canots : deux par deux, ou trois par trois, ceux-ci s’éloignent en vitesse vers leur destination dernière.
Bientôt, il ne reste plus au fort que l’équipe normale d’hiver, la moitié environ de la brigade spéciale, et les Indiens des alentours qui négocient leurs crédits d’automne.
Désœuvré, Montour examine ce milieu. Devant le comptoir, à toute heure, a lieu le long marchandage entre la cupidité des indigènes et la ruse des blancs. Le choix est lent. Les sauvages prennent de la poudre, des plombs, des balles, des fusils, des haches, des tranche-glace, des marmites, des couvertures, de la verroterie, des aiguilles, du tabac… Mariés et bons chasseurs, ils ont droit à des marchandises d’une valeur de cinquante à cent pelus ; célibataires, de vingt à quarante. Au printemps, ils rembourseront le montant de leurs achats avec les pelleteries accumulées durant le temps des chasses.
Le Bancroche réunit ensuite les tribus. Il parle. À son côté, l’interprète leur explique le programme de la Compagnie. Il indique les prix qui auront cours pour chaque variété de fourrures ; il encourage les naturels à la chasse. De grands silences se font, la fumée monte des calumets.
À son tour, la population indienne soumet ses doléances. Elle proteste énergiquement contre l’envahissement de ses territoires de chasse par des Iroquois de Montréal ; les Bourgeoys amènent ces intrus pour capturer le castor de différentes régions, et ceux-ci exterminent systématiquement tout le gibier avec leurs armes et leurs méthodes. Une disette s’ensuivra. La Compagnie vend également au plus haut enchérisseur certaines sauvagesses qui vivent avec des voyageurs, afin d’acquitter, avec le prix, les dettes que ces derniers ont contractées. Ces pratiques immorales doivent cesser.
Avec habileté, le Bancroche apaise les uns et les autres ; les promesses coulent de sa bouche. Puis des distributions de tabac et d’eau-de-vie effacent le souvenir des griefs. Le bourgeoys n’a qu’une idée en tête : persuader les Indiens de rouler le cuir de caribou de leurs loges et de s’enfoncer dans la forêt avant l’arrivée des Petits.
Montour suit ces cérémonies. Il descend ensuite sur la grève. Les trois quarts du personnel sont occupés à la pêche ; ils posent les filets, ils préparent le boucanage du fameux poisson blanc du lac des Buttes qui composera tout le menu du long hiver.
Un matin, Montour voit revenir à force de rames le canot que le bourgeoys a dépêché au delta de la rivière à la Biche. Au débarqué, le brigadier qui le commande court au fort. La consultation avec Tom MacDonald ne dure pas longtemps. Celui-ci sort de sa chambre et donne des ordres : des paquetons se bouclent, des pièces se transportent, des vivres se préparent.
— Montour, le bourgeoys vous demande au chantier.
Enfin, c’est la convocation tant désirée. La conversation est courte.
— Six canots des Petits sont arrivés au lac des Buttes. Nous préparons actuellement six nouvelles canotées de marchandises. À chaque endroit où les Petits enverront un canot, nous en enverrons autant. L’un des commis de cette brigade est Louis Cayen ; nous l’avons eu à notre emploi ; il a servi au Grand lac des Esclaves ; il connaît bien ce district ; les sauvages de la baie du Nord l’aimaient beaucoup. Nous supposons qu’il se rend là avec le gros de ses forces.
— Pour établir un poste ?
— Probablement. Nous avons là un point faible. Au fort Providence, le commis en charge est Ulric Lenfesté. Impossible de lui en enlever la direction. C’est le gendre de l’un des bourgeoys. Vous comprenez ?
— Oui.
— Sans le déplacer, il nous faut un autre homme là-bas. Habile, pour le conseiller et lui souffler les moyens à prendre, pour veiller aussi à l’exécution des ordres et tout mettre en œuvre.
— Je vois.
— J’ai pensé à vous.
Le bourgeoys sourit. Une gaieté pétille dans ses yeux.
— Voilà une charge où exercer vos facultés avec succès.
— La situation est plutôt… délicate.
— Oui, plutôt… Mais une charge taillée pour vous, si j’ose dire.
Encore le sourire énigmatique et l’ironie voilée. Non, ce bourgeoys n’est pas une dupe facile.
— Vous voyez quelle confiance je mets en vous ? Tout d’abord, vous êtes chef de la brigade ; ensuite, vous devenez mon homme de confiance là-bas. Peut-on demander mieux ? Et je vous ai préparé cet écrit : dans les circonstances très critiques, si vous et Lenfesté, vous différez d’avis, vous aurez le droit de vous en servir. Alors prévaudra votre décision à vous.
— J’allais vous demander quelque chose de ce genre.
— Je vous le donne. Mais attendez à la dernière extrémité pour le montrer. De préférence, usez de conciliation, et menez-le sans qu’il s’en aperçoive… Vous connaissez aussi notre résolution ? Empêcher à tout prix les Petits de rapporter un ballot de fourrures du district de Rabaska… Je n’ai que cet ordre à vous donner. À vous de trouver les moyens ; je ne serai pas là.
— À tout prix ?
— Oui. Remplir votre mission, voilà le principal… pour votre avancement. Quant au reste… Je vous connais : vous emploierez l’habileté d’abord. Ensuite, s’il le faut… Mais en même temps, si vous en venez là, il faudra aussi… sauver la face… ne pas compromettre la Compagnie trop gravement.
Le Bancroche sourit.
— Mais s’il y a des risques pour moi ?
— Cet hiver, votre salaire sera celui de Lenfesté… Et si vous réussissez, l’an prochain, bien, il se pourrait que vous ayez la direction d’un chantier.
— Dans ces conditions, je crois que je peux accepter.
— Mais, oui, vous pouvez… Et vous vous amuserez.
Encore quelques minutes de conversation. Le Bancroche connaît à fond son district et les méthodes des compagnies. En toute probabilité, ceci se produira, ou cela ; il faudra alors agir de telle ou de telle façon. Ordinairement, on emploie ce truc à moins que ce ne soit cet autre.
— Et je peux amener l’équipage de mon ancien canot ?
— Oui… Et José Paul ; puis, une couple de scieurs d’ais, un taillandier, un maçon. Vous trouverez l’interprète là-bas.
Le Bancroche ajoute quelques conseils qui portent bien la marque de son esprit. Car il allie, selon les circonstances, l’avarice la plus sordide à la prodigalité la plus folle.
Dans tout le Nord-Ouest, aucun associé hivernant ne peut se comparer à lui pour le soin qu’il prend des marchandises, pour la parcimonie avec laquelle il les distribue. Qu’elles lui soient plus chères que l’existence des voyageurs, personne n’en doute. Puis jamais il ne sacrifie rien, ni tabac pourri, ni couvertures avariées, ni fusils rouillés. Il attend l’occasion pour écouler. Car il n’a pas son pareil pour l’avantage qu’il peut prendre sur un sauvage. On cite de lui des faits extraordinaires : lots de castors acquis pour un verre de rhum offert au bon moment, tribus frustrées d’une récolte de fourrures pour quelques objets sans valeur. Il possède en sa perfection la technique de son commerce. Il connaît la force du caprice d’un Indien, sa bonté qui s’en laisse imposer, son intelligence enfantine, le manque de précision qui l’empêche de scruter à fond chaque transaction. Et il exploite avec dureté et il pressure jusqu’à la dernière limite.
Mais cette avarice, qui s’étend aussi à ses affaires personnelles s’allie aux prodigalités les plus imprévues lorsqu’il a décidé que l’intérêt de la Compagnie le demande. Pour détruire un concurrent, il n’a jamais reculé devant les largesses. Calcul lointain qui surprend toujours les esprits courts. Le Bancroche, lui, ne sait-il pas qu’après la lutte il demeurera seul et compensera toutes ses pertes momentanées par une exploitation inhumaine.
Aussi donne-t-il à Montour des instructions dans ce sens.
— Comprenez bien ce que je vous dis maintenant ; n’épargnez rien pour ruiner Louis Cayen. Videz le magasin s’il le faut.
Pourquoi le Bancroche a-t-il choisi le brigadier ? La réponse surprendrait celui-ci. Parce que Montour sait gouverner les hommes dans le sens du siècle ; il sait les manipuler, les mener à ses fins, par persuasion, mensonge ou intrigue ; il sait les flatter, retarder les demandes par des satisfactions en paroles, donner de soi une haute opinion, refouler une ambition, mettre en mauvaise posture un candidat indésirable, endormir avec de fausses amitiés les protestations ou les réclamations trop violentes. Qui, mieux que lui, peut étudier le caractère de ceux qui l’entourent, berner les uns, détruire les autres, se concilier le reste ? Et surtout, il n’est pas le moins du monde imprégné de fatalisme ; non seulement, il sait que l’homme peut influer sur la marche des événements, mais il sait comment exercer cette influence.
Alors le Bancroche veut donner aux talents de Montour une occasion de s’exercer sur un plan plus vaste et… au bénéfice de la Compagnie.
Deux heures plus tard, six canots formés en brigade quittent le fort Chipewyan ; à toute vitesse, ils se dirigent vers la décharge du lac, la rivière des Esclaves.
« Aoh ! Aoh ! pousse au large ». Les Petits n’ont que cinq ou six heures d’avance. Montour établit le contact dès l’embouchure de la rivière à la Paix. De la flottille qu’il a prise en chasse, trois canots se détachent et tournent vers l’Ouest. Montour en dépêche trois dans la même direction. Puis les autres embarcations des deux brigades filent au fond du large et haut couloir formé par les berges couronnées de forêts. Elles ne s’attardent point dans les cinq portages successifs qui passent à côté de chutes et de rapides d’une beauté exceptionnelle ; elles filent sans arrêter au confluent de la rivière au Sel où des voyageurs fabriquent du sel en faisant bouillir l’eau des salines. Enfin, elles arrivent à l’autre delta où s’accomplit la sédimentation d’une vaste région. Entre les cinq ou six chenaux qui divisent le volume des eaux, gisent d’immenses prairies, des sauleries, des jonchaies, des aulnaies, des étangs, ou bien des bancs de boue mouvante, glu visqueuse et noire d’où les canots peuvent à peine s’arracher s’ils échouent.
Les deux flottilles prennent le canal de l’Échafaud pendant que les vieux voyageurs racontent avec enthousiasme leurs chasses à cet endroit. Par centaines, ils y ont abattu, dans la bonne saison, cygnes, oies, outardes, canards, plongeons, macreuses, sarcelles, grèbes, foulques, cygnes-trompette, grues, râles, pélicans, mouettes. Aujourd’hui, plus de gibier ; la migration est finie ; l’hiver suspend sa menace sur le pays.
Sans relâcher, les canots des Petits tournent à main droite, les poursuivants à leur suite. Car ni les uns, ni les autres n’osent traverser ce lac du Sud au Nord, trajet qui leur prendrait trois jours.
D’une pointe à l’autre, d’une île à l’autre, acceptant souvent les risques des vents d’automne, des vagues aussi noires que le goudron, ils côtoient d’abord les marécages de la rive sud ; puis ils tournent à l’est du lac, et longent la rive nord, élevée et rocheuse, dans la direction de l’Ouest.
Malgré leur hâte, parfois le matin, après une nuit calme, ils trouvent des bordages de glace formés au fond des anses ou des criques où ils ont abordé le soir ; à grands coups de perche, ils la brisent pour gagner le large toujours libre. Des vapeurs blanches, en longues colonnes torves, effilochées, montent de la surface pour soutenir, très haut, un dôme de brouillard presque noir.
Enfin, après sept ou huit jours de navigation, ils abandonnent le corps principal du lac qui se déverse beaucoup plus à l’ouest, dans le fleuve Mackenzie, le Géant des Terres Hautes, et ils entrent dans la baie du Nord. Ils avironnent le long des falaises rougeâtres et tristes que couronnent des forêts de sapins peu épaisses. La terre devient plus stérile encore : du granit partout, et, au large, des îlots de diverse grandeur. En quantité prodigieuse, du bois flotté parsème la surface de la baie et couvre les grèves.
Enfin, ayant terminé leur pérégrination, les hommes du Nord mettent à terre à la Pointe rouge. Triste lieu : sur la berge déserte, une couple de chantiers non entourés de palissades d’où s’échappe par ce soir prématuré de la mi-octobre de gros flots de fumée désolée : le fort Providence. Le ciel suinte sa tristesse dans l’air glacial et l’eau montre cette rugosité sombre des derniers jours d’automne. Déjà la terre gelée résonne sous le pied ; et, tout près, dans les forêts, repose la première couche de neige que les conifères ont protégée contre l’ardeur du soleil.
Les cris, les fusillades des nouveaux venus s’éteignent d’abord sans écho. Mais bientôt, surpris, hésitants, des hommes sortent par la porte basse des chantiers, examinent un instant les canots, se mettent à courir vers la grève en ébauchant de grands gestes d’amitié.
Admis dans la pièce basse, sombre, où Lenfesté se tient d’ordinaire, frileux, au coin de la cheminée, Nicolas Montour observe son hôte. Cérémonieux, formaliste même, le traiteur multiplie les gestes de bienvenue. C’est un grand homme maigre ; une moustache hérissée de chat croît à l’abandon dans sa figure ; volumineuses, les bajoues tremblotent au moindre mouvement ; dans le regard des yeux quelque peu chassieux, aucune expression facile à saisir.
Lenfesté écoute le récit des événements. Visiblement ennuyé par cette irruption soudaine d’une vingtaine d’hommes, de trois canots chargés de marchandises, par l’arrivée des Petits qui ont opéré leur débarquement à sept ou huit arpents de son fort et choisissent maintenant leur emplacement d’hivernage, il conserve cependant son sang-froid. Rien, semble-t-il, ne peut le remuer. Il commence à parler, et ses idées se chevauchent ; la première à demi exprimée, une seconde surgit ; et il abandonne la première pour la seconde, et la seconde pour une troisième.
— Oui, j’ai un personnel entraîné ; dix hommes qui… Mais il faudra construire un… Puis…
Et la conversation sautille d’un objet à l’autre, sur un pied ; et l’esprit de l’interlocuteur se fatigue dans une vaine poursuite.
Il admet facilement qu’il faudra agrandir le chantier, l’entrepôt et le magasin. Bien plus, il montre une heureuse disposition à se décharger de tout sur cet aide qui lui arrive du fort Chipewyan. « Vous ferez ça, vous, Montour ». Voilà la phrase qu’il répète aujourd’hui à propos de toute initiative, et qui, durant les jours suivants, devient usuelle entre eux. Triomphe facile qui laisse Montour pensif. Lenfesté préfère-t-il se décharger de toute responsabilité ? Est-ce paresse ou incurie ? Veut-il se réserver le droit de tout critiquer en sous-main ? Lui laisse-t-il de la corde pour se pendre ?
Montour ne sait quoi penser. Il observe attentivement le facteur pour le pénétrer et le comprendre. Mais celui-ci ne donne pas de prise à la connaissance ; il sait se garder. Cordial, mais en même temps, toujours sur son quant à soi, il ne dit que les mots indispensables ; jamais d’expression d’opinion, d’expansions, de confidence. Il ne livre rien.
Et la surprise de Montour ne connaît pas de bornes. Au bout d’une semaine, il n’a fait aucun progrès dans la connaissance de Lenfesté. Et, repoussé de tous côtés, il regarde celui-ci errer parfois en silence parmi l’activité de cette troupe d’hommes. Le col de fourrure relevé par-dessus les oreilles, il se promène du rivage au chantier pendant quelques minutes. Puis il retourne au chaud, près des flammes ; du garde-vin dont il détient la clef, il aveint la bouteille et le verre ; il boit et il écrit un peu.
Chef depuis cinq ou six ans de ce petit poste où le trafic des pelleteries s’est figé dans une monotone routine, sans concurrence, Lenfesté songe-t-il à son ancienne existence bouleversée ? Rêve-t-il à l’ancienne tranquillité du commerce, au drapeau hissé au faîte du mât pour l’arrivée d’une bande, aux volées de mousqueterie de ses employés auxquelles répondaient les fusillades des Indiens ? S’armant de dignité, le porte-drapeau avançait d’un pas lent, le chef à sa suite, tous les autres naturels à la file, la figure barbouillée de vermillon. Le chef s’asseyait sur un coffre, les autres, sur le plancher, autour de lui, en cercle. Avec lenteur et dignité s’accomplissait la cérémonie du calumet. Et, lui, Lenfesté, directeur patriarcal et méticuleux de ces fêtes, donnait à ses hommes l’ordre d’apporter les cadeaux à ses pieds : une petite barrique d’eau-de-vie, des couvertures, des uniformes, des chemises, plus un habillement complet pour le vénérable sagamo, ou bien des médailles.
La conférence se poursuivait parmi la curiosité narquoise des engagés. Leur veine joyeuse se donnait libre cours ; ils s’esclaffaient à la vue du Capot Rouge qui portait une redingote de cuirassier, mais pas de chausses ou de souliers ; ils couvraient le Héron de quolibets parce que ce héros étayait un corps bien court sur des jambes bien longues ; ils affublaient enfin de sobriquets tous ces Indiens de comédie dont l’habillement ou la personne prêtait à rire.
Graves, les indigènes prononçaient leurs discours ; puis ils troquaient paisiblement leurs pelleteries contre des marchandises et retournaient à leur forêt naine dont la croissance est entravée par le froid qui conserve gelé, d’une saison à l’autre, le maigre sous-sol des toundras.
Au fort recommençaient ensuite les mornes journées et la somnolence de l’hiver boréal. Délivré de soucis, Lenfesté fumait sa pipe, chassait un peu, absorbait des liqueurs alcooliques, à heure fixe, devant les foyers remplis de bois qui flambait.
Nicolas Montour, lui, ne rêve point et ne se remémore point le passé. Il se met à l’œuvre. Trois ou quatre hommes se rendent, dès le lendemain, dans les gorges peuplées de sapins, de frênes, de bouleaux qui se nichent entre les collines de granit nu, en arrière du fort. Et les autres descendent sur le rivage pour la pêche qui est excellente jusqu’au 20 octobre, puis manque ensuite peu à peu.
Accumuler des provisions de bouche pour l’hiver, voilà l’objet primordial : s’il ne réussissait point, ce serait d’abord la famine toujours menaçante dans les pays du Nord, la faim qui a fait, en de nombreuses circonstances, beaucoup de victimes ; puis ce serait le gaspillage des marchandises de traite en achats de provisions que les Indiens vendraient cher.
Aussi, une fois les canots enterrés pour que l’écorce ne se fendille point en se contractant, Montour divise les hommes en équipes ; et tous les filets sont mouillés, ceux du fort aussi bien que ceux des canots, les neufs aussi bien que ceux qui sont reprisés. Et tout de suite le tollibi, la carpe gigantesque, la truite, le poisson inconnu, vidés et enfilés par la queue dans des brochettes ou des ficelles, s’égouttent, sèchent à la pente, au soleil ; ou bien, suspendus au-dessus d’un boucan, brunissent dans la fumée. Quelques jours encore et l’on pourra conserver le poisson gelé tout simplement.
Montour prend un soin singulier du hangar à poisson ; il le protège contre l’hermine et le foutreau.
Les hommes le regardent agir et ne le comprennent pas tout à fait.
— Nous avons maintenant plus que notre provision d’hiver ; c’est assez, disent quelques-uns.
— Veut-il nourrir une armée ? demandent les autres.
Mais Montour les maintient au travail et ne donne pas d’explication. Visiblement, il a son plan où le poisson jouera un grand rôle, mais quel est-il ?
Une autre entreprise requiert en même temps ses soins. Il observe le milieu déjà organisé où il est arrivé de but en blanc ; il ne s’avance qu’avec prudence, en tâtant le terrain, craignant les maladresses difficiles à réparer.
Dès le troisième jour, il rencontre l’un des vieux engagés du fort qui, les bras croisés, contemple les hommes au travail.
— Et toi, mon cousin, tu n’as rien d’autre à faire ?
— Moi ? Je surveille.
Et Prudent Malaterre, un gros et grand homme, cheveux et barbe noirs, s’assujettit sur ses jambes bien écartées ; de haut, il regarde Montour avec un grain d’insolence. Bien nourri, bien engraissé, il laisse des silences s’écouler avant de répondre et fume sans se troubler.
Une bouffée de colère monte à la tête de Montour. Mais il n’insiste point. Avant d’agir, il observe et prend des renseignements. Il apprend que Prudent Malaterre est le factotum du traiteur, qu’il partage ses beuveries et ses heures de paresse. De plus, cet hercule aux yeux rusés mène durement toute la population du fort.
— Toi, va chercher de l’eau au lac. Et toi, il faut entrer du bois pour la cheminée. Et balaie, toi…
Et si l’on se rebiffe, les coups de poing pleuvent. Les engagés grondent, mais que faire ?
Nicolas Montour doit imiter les autres ; il paie des respects à Malaterre, il le traite avec considération, il lui expose ses plans avant de les soumettre au traiteur, il passe par celui-ci pour obtenir de celui-là ce qu’il veut. Et Prudent Malaterre se gonfle d’importance et d’aise.
Un soir, José Paul s’approche de lui.
— Dans le chantier, il y a un homme qui ne t’aime pas beaucoup.
— Oui ?… Qui donc ?
— Turenne… Louison a juré de ne pas t’obéir si tu lui donnes un ordre.
Et le métis caresse sa longue barbe frisée ; de temps à temps, ses yeux clignotent.
— Un dur à cuire, Louison ; il n’a pas froid aux yeux ; il aurait besoin d’une leçon ; il s’illusionne sur sa force.
D’autre part, certains engagés qui ont souffert particulièrement des mauvais traitements de Malaterre se rassemblent autour de Turenne et lui racontent les petites tyrannies dont ils ont été les victimes.
— Si tu voulais, toi, Louison ; tu es le plus fort de tous. Cela s’impose. Il faut le ramener à la raison.
Malaterre enfin prend sa décision.
— Turenne, dit-il un soir, c’est ton tour d’entrer le poisson dans le magasin.
— Oui ?… Et ton tour à toi, quand vient-il ?… Puis, qui t’a donné le droit de me commander ?
Les yeux mi-clos, Turenne surveille Malaterre… Un silence. Sans remuer, les engagés ne perdent rien de la scène. Enfin, l’altercation se termine par une bataille à coups de poing. Et Malaterre est rossé de belle façon.
José Paul le regarde qui se relève la figure en sang. Il caresse toujours sa barbe ; ses regards se déplacent lentement, rencontrent, une seconde à peine, les yeux de Montour qui n’a pas bougé, au fond, adossé au mur.
— Bien. Bien, pense ce dernier. Voilà Turenne perdu dans l’esprit de Lenfesté. Il ne sera pas ici pour moi la même cause d’embarras que sur le fleuve Churchill. Et d’un.
Et il pousse un soupir de soulagement.
Puis, un autre soir, José Paul produit une bouteille d’eau-de-vie. Il invite Prudent Malaterre à boire. Les deux compères avalent rasades sur rasades. Mais Paul qui porte la boisson mieux que quiconque dirige habilement la conversation.
— Et Lenfesté alors ? Tu es dans ses bonnes grâces ? Il te laisse faire tout ce que tu veux, toi ?
— Lenfesté ? Ah ! Il ne peut se passer de moi. Il ne connaît rien et à un degré qui t’étonnerait… Comment mâterait-il les hommes ? Je le conduis comme je veux…
Gros, lourd, déboutonné, la figure en sueur, il parle, il parle… Il n’a rien remarqué, mais Montour a passé rapidement à côté d’eux, puis Philippe Lelâcheur. Et maintenant, Ulric Lenfesté est là, lui-même ; il écoute les propos désordonnés et pleins de vantardise de l’engagé pris de boisson. Puis il éclate…
Fini, le rôle de Prudent Malaterre. Piteusement, il doit reprendre sa place dans le rang des engagés. Sans intermédiaire, Montour accède maintenant à Lenfesté ; il combine tous les arrangements avec lui. Et lorsqu’il sort de la chambre du facteur, il voit Malaterre, assis, désemparé, auprès de la cheminée. Il marche toujours jusqu’à lui, il lui donne de grandes tapes amicales dans le dos.
— Alors, ça va, vieux frère ?
Malaterre ne comprend rien à cette exécution sommaire où les engagés, eux aussi, n’ont vu que du feu. Mais un mouvement de recul instinctif sourd de sa chair.
Nicolas Montour ne bouge point ; il se tient rivé aux tâches qu’il s’est fixées tout d’abord. Mais pourtant l’impatience bout dans ses veines ; Louis Cayen est disparu. Le lendemain même de l’arrivée, abandonnant trois ou quatre hommes sur le rivage, sous une tente, il s’est enfoncé sous bois et n’est pas revenu. Montour est bien informé, car il a fait construire une guérite sur une éminence dominant le cap des Petits, et un veilleur s’y tient de jour et de nuit.
— Où peut-il être allé ? demande-t-il à Lenfesté.
— Intercepter les tribus indiennes avant qu’elles se soient trop éloignées, établir le contact.
— Oui ? Je vois… Il veut leur donner des crédits avant leur départ ?
— Probablement… Les tribus ont passé à notre fort avant votre arrivée ; elles retournaient à leurs territoires de chasse…
— Aura-t-il du succès auprès d’elles ?
— Qui sait ?
La patience de Montour est mise à rude épreuve. Il surveille la pêche, mais à tout instant, il visite la guérite : Louis Cayen est-il revenu ? À mesure que les jours passent, il apprend que des naturels ont visité le fort ennemi et sont repartis avec des marchandises. D’autres reviennent au fort Providence, quémandent des avances plus généreuses, des prix plus élevés ; ils menacent, en cas de refus, de porter leurs fourrures à la factorerie des XY.
Ces symptômes se multiplient chaque jour. Louis Cayen accomplit du bon travail dans la forêt ; inutile de le suivre à la piste pour s’en rendre compte.
Montour le sait. Il doit se jeter sur ses traces, contrecarrer partout son action. Mais le temps n’est pas venu. Il surveille la pêche, il calcule le poids des prises quotidiennes, il se rend à l’entrepôt, et reste là, longtemps, pensif. Non, pas encore. Et il presse les pêcheurs, et il met des lignes entre les mains des engagés, et il s’attelle lui-même à la tâche de mouiller les filets et de choisir les bons endroits.
Mais son imagination fiévreuse est en ébullition. Elle voit Louis Cayen à l’œuvre ; elle sait dans quelles circonstances favorables il travaille. Depuis que ces régions sont ouvertes à la traite, — une douzaine d’années, — la Compagnie du Nord-Ouest jouit d’un monopole exclusif. Lenfesté et les traiteurs qui l’ont précédé ont maintenu un prix dérisoire pour les pelleteries ; ils n’ont jamais donné des crédits qu’aux naturels dont ils étaient absolument sûrs ; ils en ont exigé le remboursement avec rigueur. Ils ont gouverné avec une main de fer. Des bandes entières sont mécontentes, d’autres accumulent des griefs depuis des années.
Louis Cayen peut-il jamais trouver terrain plus propice à ses manœuvres ? Devant la tentation de prix plus élevés, d’avances plus généreuses, de paroles plus douces, devant la tentation de se venger, les naturels résisteront-ils ? Non, ce serait fou de le croire. De plus, Louis Cayen compte beaucoup d’amis parmi eux ; sa bienveillance est légendaire. Montour imagine lui-même le parti qu’il tirerait d’une telle situation.
Comment lui faire obstacle ? Montour ne peut compter sur Lenfesté, à qui manque également l’invention des moyens, l’initiative et la poigne. Et lui connaît bien imparfaitement le terrain ; il doit tout apprendre, tout mettre en œuvre, improviser sur les lieux. Le facteur ne l’aide point.
Mais ce n’est qu’au moment qu’il s’est fixé, et lorsque le hangar à poisson est bien rempli, qu’il aborde le sujet avec le facteur.
— Dois-je partir, me rendre auprès des tribus pour défaire le travail de Louis Cayen ?
— Peut-être… Vous le pouvez si vous voulez…
— Voyez-vous une autre solution ?
— Non… Non…
— Je pourrais donner d’autres cadeaux… offrir des crédits à ceux qui n’en ont point… augmenter ceux des autres, selon les besoins ?
— Vous verrez… C’est peut-être une bonne tactique…
Impossible de tirer autre chose du facteur que ce vague assentiment et de maigres indications. Le voyage est décidé cependant. Montour se jettera sur les traces de Louis Cayen avec l’interprète et quelques engagés de son choix ; il aura carte blanche en matière de crédits et de cadeaux.
Alors Nicolas Montour communique secrètement ses instructions à Philippe Lelâcheur, qui n’abandonne pas fort Providence. Leur entretien dure longtemps dans la sapinière qui protège l’habitation.
Afin de donner aux naturels une haute idée de sa personne et de sa mission, Nicolas Montour s’accoutre en militaire d’une redingote d’un rouge flamboyant ; il suspend une épée à ses côtés ; il s’orne la poitrine de médailles. Près de lui se rangent l’interprète, et trois engagés, dont Louison Turenne.
Après avoir chaussé les raquettes, la petite troupe se met en marche en arrière des traînes chargées de marchandises que les chiens enlèvent avec effort. Vite, elle disparaît sous bois. Et alors commence à se dérouler pour elle la forêt peu dense de sapins nains, tordus, de bouleaux et de trembles rachitiques. Comme des guirlandes de fête, une mousse verdâtre pend des arbres ; presque jamais de haute futaie et parfois des steppes granitiques boursouflées.
Dans la pénombre de la longue nuit polaire, ils arrivent un soir au premier campement indien. Du ciel sombre tombe une neige dure, semblable à du sel ; la fumée de la pointe des yourtes de cuir de caribou, file entre les sapins ; les feux, d’un rouge sombre, brûlent dans l’ombre des tentes. Des chiens aboient.
L’épouse de l’un des naturels vient de mourir. Alors éclatent avec violence le concert des lamentations et la frénésie des larmes. Des hommes, des femmes, les vêtements déchirés, se blessent et se mordent. Et sur le pays désolé s’élève la plainte hystérique de la tribu.
Malgré son habituelle froideur, Montour ne peut entendre ces glapissements sans frissonner. Ces Indiens ne semblent pas hurler une douleur passagère seulement, mais toute la détresse de leur existence. On pourrait leur donner, à eux et tous ceux qui vivent dans le même pays, le nom qu’une bande porte : les Gens du Bout du Monde. Venus d’on ne sait quelle contrée lointaine, toujours refoulés vers le cercle polaire par des nations plus intelligentes et plus fortes, toujours repoussés sur la neige et sur les glaces, les nuits éternelles et le froid, toujours maltraités, toujours battus, ils sont devenus les parias de la terre.
Dégoûté par ce qu’il voit de l’extérieur, Montour entre dans une tente. On dirait l’intérieur d’une boucanière, tant suie et fumée ont tout noirci. La famille est là dans ses vêtements de peaux de caribou, jaunes autrefois, mais sales et maculés maintenant. Des cheveux huileux pendent des têtes. Chez les hommes, une petite moustache noire signale par contraste la proéminence des grosses lèvres rouges.
Mais Montour n’a pas de temps pour s’apitoyer. Il dépêche l’interprète dans les loges de la tribu avec l’instruction de se mêler à la foule et de conduire auprès des individus une enquête complète.
Les renseignements obtenus, Montour convoque une assemblée générale. La Compagnie du Nord-Ouest vient d’être mise au courant de leurs griefs, dit-il aux aborigènes par l’intermédiaire de l’interprète. Elle l’a délégué, lui, envoyé spécial, pour connaître leurs maux et y donner remède. L’avenir ne ressemblera pas au passé, tout va changer, les Indiens obtiendront justice.
Que les naturels ne soient pas fâchés contre la Compagnie. Elle est ancienne ; la première, elle leur a apporté, si loin, le fer, les fusils, les balles, le plomb, la poudre, les couteaux, les haches de fer, les chaudières de cuivre qu’ils achetaient autrefois, à des prix exorbitants, des Mangeurs de Cariboux qui allaient les chercher aux forts de la baie d’Hudson. Chaque année, les voyageurs affrontent encore mille dangers pour les ravitailler.
De nouveaux venus viennent d’apparaître parmi les sauvages. Ils veulent les séparer de leurs amis les plus fidèles ; ils promettent tout. Anciens engagés des Bourgeoys, ils exercent une vengeance contre eux. Mais demain, où seront-ils ? Ils devront quitter le pays, ils feront plus pitié que des chiens. La Compagnie du Nord-Ouest est bonne et généreuse mais malheur à ceux qui l’abandonneront ; ceux-là, leurs noms seront inscrits dans un grand livre et jamais plus ils n’obtiendront quelque chose d’elle.
Sur les lèvres de l’interprète se mêlent les flatteries grossières, les promesses futiles, les raisonnements enfantins.
— Oui, il a raison, il a raison, s’exclament quelques-uns.
Mais l’interprète n’a pas plutôt fini son discours que paroles et cris se déchaînent. Ces Indiens, véritables enfants à qui l’on parle comme à des enfants, n’ont pas le flegme morose des autres indigènes de l’Amérique du Nord. Ils s’excitent ; des arguments sans nombre se pressent sur leurs lèvres. L’un commence à parler et l’autre l’interrompt. Leur impétuosité se donne libre cours dans des invectives ou des rires fous. Ou bien l’un se met à bégayer, et toute l’assistance après lui ne peut plus trouver ses mots.
Après ces grandes assemblées destinées à pacifier les esprits, Montour continue son travail. Il voit l’un après l’autre tous les hommes de la tribu. Sans hésiter, il accorde des crédits à ceux qui n’en avaient point obtenu ; il augmente ceux des autres jusqu’à cent cinquante ou deux cents pelus. Ses nouvelles distributions de verroterie remportent un succès.
Il met aussi en vigueur des prix plus élevés que ceux de Louis Cayen. En temps ordinaire, un castor vaut un pelus, l’unité monétaire de tout ce commerce ; trois martres, huit rats musqués, un lynx, un glouton valent deux castors ou deux pelus ; le renard noir ou le gros ours noir valent quatre pelus. Montour augmente jusqu’au double certains de ces prix. « Si tu te décides à attaquer, se dit-il quelquefois, enfonce toujours le poignard jusqu’à la garde. » Pourquoi épargner, en vérité ? Tuer cette concurrence dans l’œuf, à n’importe quel prix, n’est-ce pas plus avantageux que de la laisser durer ?
Nicolas Montour utilise aussi Louison Turenne sans que celui-ci le sache. Il le laisse libre, et le gouvernail se promène d’une tente à l’autre ; sa seule présence, ses bontés pacifient les esprits et les disposent à l’accommodement ; il aide celui-ci dans son travail, il assiste celui-là dans sa maladie ; il partage de bon cœur un repas immonde, il amuse cet enfant. Et les figures s’illuminent d’un large sourire et les négociations deviennent plus faciles.
Mais au fond de lui-même Nicolas Montour conserve la croyance qu’avec ces peuplades craintives, la meilleure politique c’est l’intimidation. Avant de partir, il profère de vives menaces contre les Indiens qui visiteront la factorerie des Petits, demanderont des crédits à Louis Cayen ou lui livreront des fourrures. « Ne remboursez pas les crédits que vous avez obtenus de Louis Cayen, dit-il ; sinon, vous ferez pitié un jour ; vous viendrez mendier au fort Providence et vous serez mis à la porte comme des chiens. »
Longue et fastidieuse tâche dans ces campements où manque le plus élémentaire confort. Pendant que Montour accomplit sa besogne, les Indiens chassent un peu. Les femmes confectionnent les vêtements d’hiver ; avec des peaux de lièvres découpées en lanières, elles tressent des maillots très chauds. Elles tannent la peau du caribou avec de la cervelle, la sèchent au feu, la lavent dans une eau tiède, la grattent et l’étendent. Exposée ensuite à la fumée d’un feu de bois de bouleau pourri, le cuir prend une riche couleur jaune.
Le soir, parfois, Montour assiste à une danse. Pieds levés très haut, corps immobile, les Indiens crient « hee, hee, hoo, hoo » pendant que les monotones tambourins scandent les sèches gesticulations.
Sans se hâter, Montour poursuit sa tâche d’une peuplade à l’autre, suivant pas à pas les traces de son rival ; et la surabondance de munitions, d’eau-de-vie et de marchandises convertit les indifférents et les tièdes.
Il n’éprouve une déception que chez les Couteaux-Jaunes, à l’est de la baie du Nord. Plus hardie que les autres, cette tribu moleste volontiers ses voisines, les rançonne, leur enlève leurs femmes si elles ne cèdent leurs richesses. Elle s’est donnée pour chef Tête Hérissée, près de qui Louis Cayen a passé tout un hiver pour apprendre le dialecte.
Après des journées de pourparlers sans résultat, de menaces sans effet, Montour doit s’éloigner ; il n’a pas obtenu autre chose que de vagues promesses.
Maintenant, il chemine sur la neige, sur la glace. En imagination, il voit les merveilleux ballots de castors, de loutres, d’hermines, de visons, de renards blancs, que les premiers traiteurs ont ramassés dans ces régions ; il pense à ces bandes errantes, Esclaves, Plats-Côtés-de-Chiens, Couteaux-Jaunes, qu’il vient de visiter. La plupart de leurs coutumes, on les trouverait codifiées dans la Bible. Sensibles, elles pleurent pour un rien ; mais à l’approche de la famine, elles abandonnent à la faim et à la mort des enfants, des malades et des vieillards ; leur rire retentit, plein d’innocence, mais leurs mœurs sont souvent immondes et les cas de cannibalisme sont nombreux. Elles ne craignent pas de causer la mort, et pourtant, au printemps, sous les bouleaux pleureurs, elles assistent à des cérémonies funèbres d’une tristesse aiguë.
Tour à tour ému ou révolté, Montour chemine. Il arrive enfin au fort. À Lenfesté, il peut assurer qu’il a regagné toutes les positions perdues. Mais au fond, il ne se fait pas illusion sur le résultat de son voyage. Qu’adviendra-t-il des fourrures promises aux deux forts, des crédits reçus de la main droite et de la main gauche, des ordres que chacune des Compagnies a donnés de ne pas rembourser en fourrures, ni autrement, les avances en marchandises de l’autre, de la cupidité indienne excitée par la surenchère ? Sa tournée préviendrait certaines pertes. Mais ce premier succès, il faudrait le continuer par d’autres efforts, le consolider par des manœuvres ultérieures, livrer enfin aux Petits une guerre de tous les moments.
Montour y songe. Pour empêcher Louis Cayen de sortir une fourrure du district de Rabaska, il n’y a qu’un moyen : frapper à mort l’expédition de son rival.
Le pâle soleil ne se lève plus qu’à la fin de l’avant-midi ; à trois heures, il disparaît. Neige et obscurité étendent sur la terre leur morne désolation.
L’un à côté de l’autre, les deux chantiers semblent figés par le froid dans une éternelle immobilité ; le panache de fumée lui-même ne donne pas l’impression de la vie tant il reste toujours là, le jour, la nuit, s’épanchant sans cesse.
Nicolas Montour a rejoint Philippe Lelâcheur dans la guérite où celui-ci se tient de faction ; et il écoute le récit des événements qui se sont déroulés en son absence.
Dix jours après le départ de Montour, Louis Cayen est revenu. Il a hâté la construction du fort, et surtout il a voulu augmenter ses vivres par la pêche. À l’aide d’un tranche-glace, ses hommes creusaient sur la surface du lac, en ligne droite, une série de trous dont le premier et le dernier étaient très grands. Par le premier, ils introduisaient une longue perche flexible ; et, à mesure que celle-ci passait au-dessous des ouvertures plus petites, ils la soutenaient avec des crochets de bois. Ils la tiraient au dehors par le dernier trou avec la forte ficelle qui y était attachée et qui traînait un filet ; les rêts s’engouffraient sous la glace avec leurs flotteurs et leurs plombs.
Il n’y avait plus qu’à les fixer à des piquets plantés à chaque extrémité.
Travail pénible : les engagés devaient briser la glace chaque fois qu’ils posaient ou retiraient un filet, enlever les éclats avec une écope à main ; les rêts entassés à côté d’eux gelaient instantanément et devenaient durs comme du fil de fer ; et, souffrance cruelle, ils devaient tenir immergés dans l’eau, tout le temps de l’opération, leurs mains et leurs poignets ; autrement, le froid les aurait gelés.
Chaque jour se renouvelait le dur supplice, et les prises restaient insignifiantes, le poisson s’étant à cette date réfugié dans les profondeurs du lac. Il fallait un danger non moindre que la famine pour maintenir l’équipe au travail.
Un jour, José Paul assistait à cette opération. Il s’était exercé à tourner en dérision les engagés des Petits, à mimer leurs grimaces et leurs gestes de douleur. Avec une grasse abondance, il les avait insultés. Si violentes avaient été ses provocations qu’elles lui avaient valu, le lendemain, une juste rétribution : cinq pêcheurs s’étaient jetés sur lui et l’avaient battu.
José Paul avait alors étalé avec ostentation un bras en écharpe et sa figure couverte de bandages. Il boitait aussi. À leur tour, les hommes de Louis Cayen l’avaient accablé de sarcasmes.
Mais, le matin suivant, les filets des XY, leurs attaches coupées, avaient disparu sous la glace. Les Petits n’en avaient pas d’autres en magasin. Calamité d’une gravité incalculable, car le poisson entassé dans les entrepôts ne durerait qu’une couple de mois, tout au plus.
Furieux, une canardière à la main, Louis Cayen était venu demander justice au Fort Providence. Sa colère dépassait toutes bornes : ce coup direct, il en avait saisi immédiatement l’importance.
La scène entre les deux hommes avait été du plus haut comique, racontait Philippe Lelâcheur. Lenfesté n’entretenait alors aucun soupçon sur les manigances secrètes qui avaient préparé cet événement, et il avait défendu ses hommes avec une vivacité singulière.
— Comment ? avait-il dit. Vous avez presque assommé l’un de mes engagés et maintenant vous venez me réclamer des filets ? Pouvez-vous prouver que nous sommes responsables de la perte de vos engins de pêche ? Qui vous dit que ce n’est pas l’un de vos voyageurs qui a fait le coup parce qu’il était dégoûté du travail ?
Lenfesté avait beau jeu : les Petits n’avaient-ils pas ouvert les hostilités eux-mêmes en battant José Paul qui ne pensait qu’à rigoler ? De quoi pouvaient-ils se plaindre maintenant ?
Mais Louis Cayen n’était pas si naïf, lui. Il lisait bien dans notre jeu ; il savait que nous avions provoqué ses hommes à ouvrir les hostilités, et que le blâme, malgré tout, retomberait sur lui. Il enrageait.
Nicolas Montour félicite Lelâcheur. « Tout va bien alors ; mais ce n’est qu’un commencement, tu verras. » Et il rit.
La pêche abandonnée de force, Louis Cayen n’a plus maintenant de ressource qu’en la chasse. Chez les Esclaves, il prend à son service deux chasseurs-pourvoyeurs ; il arme ses hommes de pièges et de fusils bien que le gibier n’abonde pas dans les alentours : les territoires visités par le caribou sont situés plus au Nord, ou bien plus à l’Ouest. Ce que les chasseurs tuent est moins que rien. Mais Louis Cayen établit des relations avec la bande la plus rapprochée qui leur apporte de la viande : caribou boucané, poisson fumé, venaison fraîche.
Par ses espions, Nicolas Montour connaît jusqu’aux pensées de son adversaire. Il réplique tout de suite. À son tour, il lance à la chasse son personnel beaucoup plus nombreux ; chaque prise rapporte à celui qui l’a faite une prime d’un cinquième plus élevée que celle qui prévaut en temps ordinaire.
Ainsi stimulés, les engagés étendent de longues séries de pièges et de lacets qui rayonnent dans toutes les directions sur une distance d’une quinzaine de milles. Des coups de fusil éclatent à toute heure du jour et les engagés des deux forts se disputent les proies inanimées. C’est un massacre, et bientôt il ne reste plus rien de vivant, ni lièvres, ni gelinottes des neiges qui, en temps normal, foisonnent et constituent la suprême ressource des Indiens durant les jours de famine.
Montour pratique aussi les deux chasseurs-pourvoyeurs de son adversaire. Qu’ils ne retournent pas dans leur tribu, non ; mais qu’ils reviennent les mains presque toujours vides, au fort des Petits ; qu’ils mangent eux-mêmes le gibier qu’ils pourront tuer. Montour les récompensera ; ils recevront une double paie, une de chaque compagnie. D’autres cadeaux fort alléchants scellent ce marché.
Autour du fort ennemi, le blocus se resserre. Comme un fantôme cruel, la famine imminente se dresse dans l’imagination des Petits. La traite des pelleteries devient la seconde de leurs préoccupations. Leurs marchandises, ils doivent les consacrer à des achats de vivres, s’ils peuvent en trouver.
Montour redoute la pitié de ses hommes qui détruirait son œuvre. Alors, sans que l’on sache au juste ni pourquoi, ni comment, des querelles éclatent continuellement entre les engagés des deux forts. On s’accuse mutuellement de petits méfaits : vols de bois de chauffage, de gibier dans les pièges, de collets tendus. Des rixes se produisent chaque jour. La haine monte. Chaque homme fait de la rivalité des deux compagnies son affaire personnelle.
Montour, que peut-il désirer de plus ? Il n’a pas besoin de stimuler le zèle de ses engagés. D’eux-mêmes, ils mettent une fièvre dans l’espionnage, une fidélité à la chasse, une audace dans les combats dont le traiteur se réjouit. Et Lenfesté se montre surpris. Il ignore jusqu’à quel point, en sous-main, l’équipage de Montour conduit toute cette lutte. C’est toujours elle qui provoque les frictions, anime les autres engagés, resserre le blocus jusqu’à étouffer l’adversaire.
Louis Cayen est révolté de cette politique d’une cruauté si implacablement organisée. Un jour, il rencontre Montour dans la forêt ; il lui reproche cette petite guerre, les dangers qui menacent un groupe d’hommes, et l’effusion possible du sang. Sans rien contester, ni excuser, Montour laisse passer les invectives. L’usage de la force, si révoltant, que l’on dissimule d’ordinaire avec habileté, il ne se donne pas la peine de l’excuser ; il la publierait plutôt partout.
— L’affaire peut se régler facilement, dit-il.
— Oui ? demande ironiquement Louis Cayen.
— Nous achetons au taux courant vos marchandises et les trois ou quatre ballots de fourrures que vous avez entassés dans votre fort. Vos engagés, la Compagnie du Nord-Ouest les prend tout de suite à son service ; à vous, elle donne un bon emploi et un bon salaire. N’est-ce pas une proposition à débattre ? On peut s’entendre là-dessus.
— Voilà ce que vous voulez ? Nous ne sommes pas encore à bout de ressources.
— À quoi bon parler ? Nous avons la force et vous le savez. Une reddition immédiate épargnerait bien des souffrances aux hommes. N’est-ce pas le bon sens ?
— Nous verrons bien.
— À votre guise ; nos offres sont valables en tout temps.
Montour n’insiste pas : il a prévu l’échec. Mais c’est déjà un excellent résultat que d’avoir planté cette tentation dans l’esprit de son rival. Le harasser, le harceler sans cesse d’un côté ; mais de l’autre, lui tendre la branche d’olivier et éveiller dans son esprit un beau rêve de tranquillité. N’est-il pas toujours dangereux d’acculer un homme au désespoir ?
Et voici Noël au pays de la lune : sereine, elle règne pendant dix-huit heures sur vingt-quatre, inondant de sa blanche clarté froide les paysages de marbre blanc. Quant au soleil, il monte si peu haut dans le ciel, il reste si peu longtemps au-dessus de l’horizon, que ses rayons, presque parallèles au sol, ne réchauffent plus.
Au Fort Providence, la gaieté anime la fête. Des salves de mousqueterie éclatent à l’aube. Comme régale, les engagés reçoivent une chopine de rhum, quelques jointées de farine, et quelques morceaux de sucre du pays. Ils fabriquent des grogs et des gâteaux. Bientôt, on fait grand’chère, on danse, on s’enivre, on se querelle, on se bat, on rit, on noie dans une lourde excitation le souvenir des villages natals où les cloches sonnent leur allégresse dans les campagnes.
Ces heures de dissipation ne ramènent point la paix. Prévenu de l’approche de quelques Indiens qui viennent ravitailler le fort rival et troquer des fourrures, Nicolas Montour se porte dès le soir même à leur rencontre. Le plus grand nombre, il les enivre et leur achète à vil prix tout ce qu’ils apportent ; les autres, plus sobres, résistent aux tentations : de vive force, on leur enlève pelleteries et vivres.
Quelques jours après, des Loucheux plus rusés entrent de nuit au chantier des Petits.
Ils ont obtenu leurs crédits de la Compagnie du Nord-Ouest, ceux-là ; mais au lieu de les rembourser, ils portent leurs fourrures aux Petits et les leur vendent. Cependant, au moment où ils rentrent sous bois, quelques voyageurs du fort Providence se jettent sur eux, les battent cruellement et les pillent.
Maintenant, le blocus est parfait. Et Montour laisse la famine accomplir son œuvre et les provisions s’épuiser.
Vers la mi-janvier, Louis Cayen tente une première diversion. Comme les sauvages ne peuvent plus l’atteindre, il essaie d’atteindre les sauvages. Des expéditions, deux ou trois hommes précédés d’un attelage de chiens, s’éloignent à tour de rôle dans la direction de Gros Cap, de la rivière à la Martre, des lacs qui s’échelonnent au fond de la baie du Nord. Elles rejoignent les tribus et, selon le cas, se font reconnaître, ou se donnent habilement comme des engagés de la Compagnie du Nord-Ouest. Sans difficulté, elles obtiennent vivres et fourrures, puis passent de longues journées à vivre du produit des chasses des Indiens.
C’est la dérouine.
Montour a vite vent de la chose. Immédiate, sa riposte vient. Chaque expédition qui part de jour ou de nuit du fort des Petits est suivie d’une expédition semblable qui part du fort Providence. Et les chefs, Montour les choisit parmi ses hommes de confiance : Philippe Lelâcheur, José Paul, Guillaume d’Eau. Ceux-là, il le sait, exécuteront impitoyablement ses ordres.
Par des froids de cinquante ou de soixante au-dessous de zéro, les hommes partent vêtus de costumes esquimaux : deux habits de peaux de caribou endossés l’un par-dessus l’autre, le premier, le poil à l’intérieur, le second, le poil à l’extérieur. De leur ceinture fléchée pendent les couteaux et le sac-à-tabac. Le firmament étend son bleu lisse au-dessus du blanc mat de la terre. Ils suivent des rivières, des ruisseaux, des sentiers dans les forêts ou les steppes ; ils traversent des prairies mamelonnées où des sapins coupés par le milieu servent de jalons ; ils franchissent de petits lacs remplis de neige jusqu’au bord comme une coupe.
D’abord récalcitrants à l’idée de ces longs voyages, les engagés y prennent goût peu à peu. Ils éprouvent un attrait indéfinissable pour cette existence en plein air. Par les tempêtes de neige, sous la pénombre hivernale ou la clarté lunaire, ils vont par monts et par vaux à la recherche des campements indiens ; ils suivent les tribus à la piste, les trouvent à l’abri de quelque forêt ou sur les confins de quelque steppe.
La lutte de l’avidité commence alors. À peine une peau arrachée, les rivaux se la disputent. C’est une surenchère de boissons et de marchandises. Il ne s’agit plus du tien ou du mien, mais de ce que chacun peut obtenir par ruse, par dol, par fraude.
Et les sauvages comprennent ce jeu très vite. Ils exigent des prix exorbitants. Après les avoir obtenus, ils possèdent le nécessaire, ne chassent plus, deviennent paresseux. À moins de manquer de vivres, ils ne quittent pas leurs loges. Les choses qu’ils convoitent, ils les demandent en cadeau ; et si l’on fait mine de les leur refuser, ils menacent de porter leur clientèle à l’autre compagnie.
Lorsque les voyageurs de la Compagnie du Nord-Ouest échouent, ils suivent leurs adversaires au retour. Toujours une bataille s’élève entre les deux équipes, et alors ils s’emparent de vive force des fourrures, des vivres et même des traînes et des chiens. Le règne du brigandage pur et simple est arrivé.
Comme des provisions chèrement achetées, chèrement défendues, filtrent malgré tout dans le camp des Petits, Montour s’avise d’un expédient plus radical encore. Ses émissaires approchent les chefs de bandes. Quelques cadeaux bien choisis, et ceux-ci conduisent les tribus plus avant dans l’intérieur du continent. Bientôt, elles sont hors de portée ou à une distance telle qu’il faut abandonner la dérouine.
Vers le milieu de février, Montour voit la victoire poindre. Ses tactiques ont créé l’isolement absolu autour du fort rival, elles l’ont encerclé dans une zone de vide et de stérilité qu’aucun secours ne peut plus franchir.
Alors le traiteur redouble de prudence et de vigilance ; le dénouement ne saurait plus tarder. C’est lorsque la victime est serrée de plus près qu’elle est la plus dangereuse. Aux sentinelles de la guérite, il donne de sévères consignes ; il les change souvent, et se met lui-même de faction. Pendant des heures, il contemple sous lui le fort rival, grossière bâtisse d’une ridicule petitesse dans cette blancheur glacée. Comme un chasseur à l’affût, il attend.
Et c’est alors que d’autres soucis que ceux de cette lutte distraient Montour. À l’automne, à son retour du premier voyage chez les Indiens, Philippe Lelâcheur l’avait averti : un messager était parti de nuit, avec les dépêches, pour le Fort Chipewyan. Plus tard, Guillaume d’Eau l’avait mis sur ses gardes : Lenfesté avait recommencé de voir Prudent Malaterre en secret.
Sans que l’on sache au juste comment ni pourquoi, Lenfesté a reconquis et repris en main ses hommes ; et la zizanie a éclaté entre le personnel spécial que Montour a amené et le personnel régulier du fort.
Nicolas Montour veille au grain. Une fois, c’est lui, une autre fois c’est Philippe Lelâcheur qui entre à l’improviste, aussitôt après avoir frappé, dans la chambre du bourgeoys ; celui-ci écrit et relève la tête avec un grain de confusion.
Montour veut en avoir le cœur net. Un matin, vers six heures, alors que Lenfesté écrit encore dans son cabinet, José Paul revient au chantier en criant :
— On a volé dans le magasin, on a volé dans le magasin…
Tous se précipitent dehors. Des pieux ont été arrachés, une traînée de poissons s’allonge sur la neige, des pistes s’éloignent dans diverses directions. Au milieu de l’excitation, on examine les dégâts, on émet des suppositions.
Une fois Lenfesté dehors, Nicolas Montour ne fait qu’un bond : il se précipite dans le cabinet du bourgeoys. Il lit ou plutôt il parcourt le rapport abandonné sur la table. Les lignes dansent sous ses yeux. D’un paragraphe à l’autre, il saisit des phrases : « J’ai commandé à Montour… Il a rencontré Louis Cayen dans les bois et lui a parlé longuement… A-t-il pris des mesures avec lui pour le laisser échapper ?… Je le tiens sous surveillance… Il manquait d’expérience… Incapable de le suivre, il m’a fallu constater que les trois quarts des marchandises avaient été ainsi gaspillées… »
Avec habileté, Lenfesté exploite contre son jeune associé des fautes secondaires, des avis qui n’étaient pas tout à fait au point, les échecs partiels de certaines tactiques. Il ne lui a rien enseigné afin de pouvoir ensuite lui reprocher des erreurs d’inexpérience et le laisser apprendre son métier à force de fautes ; il ne l’a mis en garde contre aucun danger.
Mais le point principal du rapport, Montour le comprend, c’est cette possibilité d’une évasion de Louis Cayen dont on tente de rejeter d’avance sur lui la responsabilité.
Un coup de sifflet… Montour rejette le rapport sur la table. Il fuit au dehors, dans l’air clair et froid. Très haut, la brume se condense en cristaux et tombe en larges paillettes de givre.
Montour se souvient d’un combat dont il a lu autrefois la description. Un tigre rencontre un boa : il le saisit à pleine gueule et le triture de ses dents puissantes ; mais pendant qu’il mâchonne sans résultat, les anneaux du serpent s’enroulent autour de son corps, deux, trois fois, et serrent de plus en plus fort, dangereusement ; à moitié broyé, le tigre doit lâcher prise ; il respire péniblement, avec effort, il recueille ses forces ; soudain, d’un dernier sursaut, il s’élance, détruit l’étreinte et se sauve en nage.
Et lui aussi, Montour, il est un animal qui se bat. Plus instinct qu’intelligence, peu de réflexion lui est nécessaire. Sa victime, il la suit du regard ; un coup de patte, la morsure de dents dures, tout cela lui vient naturellement. Vif, souple, il devine l’heure de l’effort final ; pitié, justice, modération lui sont inconnues.
Cette fois, il s’en rend compte, il n’a pas bien mesuré la force de son adversaire, ce vieil homme au dos voûté et aux bajoues tremblantes. Si Lenfesté est monté jusqu’à son poste actuel, ce n’est pas sans un talent de quelque sorte. Il avait l’esprit d’intrigue pour écarter ses rivaux et se faire bien voir du bourgeoys. Puis chef incompétent placé trop haut, il a dû développer comme un organe né du besoin, une adresse qui lui permît de se maintenir. Il a été condamné à entreprendre une lutte sans fin contre tous ses subordonnés mieux doués que lui. Saboter leur travail ou s’en attribuer le bénéfice, voilà l’art dans lequel il est passé maître. Car il lui faut rogner chez eux cette grandeur supplémentaire qui le menace toujours à l’état latent, apaiser cette inquiétude et ces alertes que lui donnent leurs capacités. Il pratique chaque jour l’art de diminuer ses meilleurs employés, de leur imposer des fautes, de leur attribuer les siennes, de présenter leurs actions sous un faux jour. Toute son attention, au lieu de la prêter aux devoirs de son emploi, il la donne à étendre sur le lit de Procuste de son esprit les hommes qui le dépassent, à rabaisser leurs œuvres, à leur conseiller le plus de bourdes possibles à l’égard des supérieurs. Nul plus grand larron enfin de la sueur et de la fatigue des autres.
Nicolas Montour éprouve maintenant la force de son étreinte. Il sait pourquoi le Bancroche souriait au départ : le bourgeoys avait prévu ce combat, et il s’amusait à l’idée de voir ces deux hommes aux prises.
Car, pendant qu’il conduisait sa lutte contre Louis Cayen, Montour ne s’était pas gêné, lui non plus, pour en mener une autre, plus secrète, sans dessein défini, contre Lenfesté. En sous-main, devant des auditeurs bénévoles, il imputait au chef du fort toutes les décisions qui ne plaisaient point aux engagés ; il attribuait à ses propres conseils et à son influence celles qu’ils aimaient. Il cultivait sa popularité aux dépens de l’autre. Pour s’attirer des clients, il intercédait auprès du chef, demandait une faveur, la mitigation d’une punition.
Une colère rentrée hante Nicolas Montour. Il se promène. Dans sa tête s’esquissent rapidement des projets de revanche. Mais non, il faut rester calme. Autrement, on est mauvais joueur. Passe dangereuse où il faut manœuvrer avec soin. Demain, il peut être rejeté au niveau d’où il est parti ; mais demain, aussi, il peut voir l’ouverture qu’il désire, la chance qu’il attend. Malheur à Lenfesté s’il ne se garde point. Sa haine, il la sent s’accumuler comme une bile qui gonfle à éclater une vésicule.
Mais un danger est là, prochain, dont il ne connaît pas encore exactement la forme…
Nicolas Montour se tient sur le qui-vive et ses hommes sont aux écoutes. Une tempête sévit. Le soir, le brigadier, sentant le besoin d’alliés, erre autour de Louison Turenne qui fend du bois. À mots très couverts, il lui offre de s’unir contre Lenfesté. Il tourne autour du pot, l’ouvre, le referme à demi, laisse entrevoir vaguement des récompenses. Turenne répond à chaque phrase selon sa valeur propre et non sa valeur cachée ; il ne donne pas le signal de la complicité, l’invitation à parler ouvertement. Et c’est le lendemain, seulement, se rendant à ses pièges, qu’il comprend soudain et que sa figure s’illumine d’un sourire. Faut-il que Montour soit dans un mauvais pétrin tout de même ?
La tempête ne se calme point : elle dure depuis deux nuits. Montour est inquiet et il ne peut dormir. Vers trois heures du matin, il se lève et il se rend à la guérite où il relève Prudent Malaterre de sa faction. Seul, il veille dans la nuit hurlante qui soulève des tourbillons de neige comme des bras informes sur les solitudes du Nord.
Enfin, le vent tombe. À peine l’aube diffuse-t-elle un peu de lumière sur le paysage qu’une clarté inouïe se lève de la neige neuve. Mais, en même temps, Montour remarque des choses insolites : la fumée ne s’échappe que d’une seule cheminée du fort voisin ; il n’y a que deux ou trois hommes au dehors pour déblayer, portes, fenêtres et sentiers.
Montour approche à pas feutrés. Une tranquillité inusitée règne autour des bâtisses. À son approche, les engagés rentrent dans le chantier. Alors, il frappe, il ouvre la porte. Trois hommes seulement se chauffent près de la cheminée. Dans un éclair, Montour comprend : avec la complicité de Malaterre et, au fond, de Lenfesté, Louis Cayen a fui pendant la tempête avec presque tous ses hommes et toutes ses marchandises. Incapable de lui pardonner son succès, Lenfesté a préparé la trahison. Et c’est lui, Montour, qu’il accusera et rendra responsable de cette fuite, se servant comme preuve de l’entrevue entre Montour et Cayen dans les bois.
Montour lance de tous côtés des regards obliques et rapides. Ses yeux cherchent. Où est allé Louis Cayen ? Les engagés restent cois.
Montour questionne encore, attendant une révélation du choix des mots, attendant un indice, un soupçon. Il promet mer et monde aux voyageurs sournois s’ils veulent lui révéler la destination du voyage de Louis Cayen.
Le temps presse : son aventure dans la Compagnie du Nord-Ouest est terminée s’il ne trouve pas tout de suite l’endroit où Louis Cayen s’est réfugié. N’est-ce pas lui qui avait reçu toutes les instructions du bourgeoys, n’est-ce pas lui qui a organisé toute la bataille, n’est-ce pas lui que l’on accusera d’avoir laissé fuir Louis Cayen ?
Il sort, il marche devant le fort. Partout s’étend l’épaisse couche de neige qui a couvert les traces. Alors, il examine une à une toutes les hypothèses : Louis Cayen s’est-il réfugié chez les Esclaves ? chez les Plats-Côtés-de-Chiens ? chez les Couteaux-Jaunes ? S’est-il replié sur l’autre fort des Petits à la rivière de la Paix ?
Tout à coup, Montour part à grandes enjambées : il sait où trouver son rival ; non, il ne peut se tromper. Quel besoin de réfléchir ? Toute sa chair et tout son sang savent.
Un plan précis, irrévocable et net éclôt dans son esprit. Ni hésitation, ni incertitude : il joue, lui semble-t-il, un rôle qu’il a souvent étudié.
Il appelle José Paul, et après l’avoir mis au courant des faits, le poste dans la guérite ; pas un mot à personne encore.
Il appelle Marc Tangon, un petit homme brun qui fait partie de l’équipe régulière du fort, mais qui joue maintenant son jeu à lui, sans que personne ne le sache encore.
— Tiens, voici de bonne eau-de-vie ; il faut saouler le bourgeoys à tout prix ce matin.
L’ordre est sec. Marc Tangon pénètre dans le cabinet de Lenfesté avec le flacon que lui a tendu Montour.
Alors commence une longue attente. Montour, Lelâcheur veillent près de la porte : personne ne l’ouvrira. Ils éconduisent les engagés qui se présentent sous divers prétextes et les minutes s’écoulent avec lenteur.
Une heure passe. Montour juge le temps venu et il entre. Un coup d’œil, et il voit que la bouteille est à moitié vide.
— J’ai pris froid, dit-il, et il frissonne.
Marc Tangon lui tend un gobelet à demi rempli.
— Oh ! Oh ! dit-il, du rhum qui a de l’âge ; cette boisson monte à la tête.
— Mais non, mais non, dit Lenfesté.
— Ah ! vous ! Vous savez la porter. Encore un verre ? Oui ? Par un temps pareil.
Les paroles de Montour à Lenfesté contiennent un filet très fin de provocation à boire.
— Rien à faire aujourd’hui : il fait trop froid, dit-il. Tous ne pensent qu’au feu de la cheminée.
À des signes imperceptibles, une satisfaction épandue sur les traits, une détente dans les nerfs, Montour devine que Lenfesté sait, lui aussi, que les Petits ont quitté leur fort, qu’il se réjouit de la déconfiture de son jeune subordonné, et qu’il croit définitivement arrivée l’heure de son triomphe personnel. Montour est certain que Lenfesté pense à tout cela, et qu’il se dit qu’il peut boire maintenant, et tant qu’il voudra, puisque la partie est jouée, terminée, et que le mot « fin » a été écrit à cette histoire, et sans espoir de revanche. Nicolas Montour lit dans les yeux, dans les gestes, dans l’attitude de son rival : c’est plus clair pour lui qu’un livre ouvert. Alors, pour ne point donner l’éveil, il se façonne la figure d’une victime.
Encore une rasade… Des langues deviennent pâteuses… Des rires sans cesse s’élèvent… Les yeux se noient de larmes dans des quintes d’hilarité… Enfin, l’heure propice… Le gobelet est rempli jusqu’au bord de rhum pur… C’est le coup de grâce. Marc Tangon et Lenfesté sont ivres morts…
Quelques secondes encore. Puis Montour sort et disparaît. Cinq minutes sont à peine écoulées que José Paul entre en criant : « Les XY se sont sauvés, les XY se sont sauvés ». Toute la population du fort saute sur pied.
— Louison Turenne, veux-tu avertir Lenfesté ? C’est Montour qui parle.
Turenne revient au bout d’un moment :
— Lenfesté et Tangon sont saouls.
Montour envoie Prudent Malaterre, d’autres hommes qui font partie de l’équipe régulière du fort, les amis de Lenfesté, les plus honnêtes surtout, ceux que l’on croira sur parole, et dont le témoignage sera irrécusable.
— Mais oui, c’est vrai, c’est vrai, disent-ils ; tous deux sont saouls.
Nicolas Montour assume alors le commandement. En moins d’une demi-heure, les chiens sont attelés aux traînes, les marchandises ficelées…
Philippe Lelâcheur, de nouveau, demeurera au fort. Dehors, Montour lui donne des instructions :
— Il faut que tu saches…
Et l’entretien, haché, rapide, se perd dans le vent.
Un autre reculerait peut-être devant le risque ; mais non Montour. Enfin, il est maître suprême. Il donne le signal du départ, il se met à la tête des hommes, autoritaire, décidé, un chef qui sait ce qu’il veut. Enfin, plus de délais ; enfin, plus de manœuvres compliquées pour imposer ses desseins ; enfin, aucun besoin de soumettre ses décisions à un autre pour qu’elles soient émasculées ou ajournées ; plus de plaidoyers et plus d’intrigues. Il est là, lui, à la tête de l’expédition, avec la précision de son jugement, sa rapidité d’exécution, son esprit d’organisation.
Sans hésitation, il lance les attelages sur la glace de la baie du Nord ; il les oriente droit sur l’embouchure de la rivière des Couteaux-Jaunes.
Pour les engagés, le voyage n’est pas une partie de plaisir. Montour les mène. Il leur demande un maximum d’efforts. Quelques heures de sommeil, la nuit ; quelques haltes, le jour ; du thé, du rhum en abondance pour stimuler les forces. Mais, en même temps, pas de surmenage.
Montour reste muet à mesure que les heures passent. Partout, sans le dire à personne, il cherche des traces, des pistes qui confirmeraient ses suppositions. Rien. Mais la course ne ralentit pas un instant.
Après la baie du Nord, les attelages s’engouffrent dans la rivière des Couteaux-Jaunes, coupée de lacs : lac Prosper, lac aux Perches, lac de la Mine, lac de la Carpe. L’expédition marche au fond du couloir que forment les rives avec leurs forêts de conifères.
Enfin, Montour exulte. Il a dépisté son rival. Louis Cayen a passé là après la fin de la tempête. Ses traces sont de plus en plus visibles. Il n’y a plus qu’à suivre.
Ils laissent la rivière, obliquent directement vers l’Est. Couvertes de bruyères et d’îlettes de bois, les steppes du nord du grand lac des Esclaves se déroulent maintenant devant eux. Ils s’y enfoncent.
Montour a calculé juste. Un soir, vers six heures, il trouve un grand camp de Couteaux-Jaunes avancés dans la plaine pour la chasse aux cariboux. Louis Cayen est là avec ses hommes. Il a cherché refuge auprès de la Tête Hérissée, son ami fidèle. Et son plan est sans doute de passer une partie de l’hiver avec lui, à l’abri de la famine, et d’y recueillir en paix des fourrures.
Les Couteaux-Jaunes reçoivent avec un peu d’hostilité les voyageurs de la Compagnie du Nord-Ouest. Cette froide réception n’affecte pas Montour. Il établit son camp à l’écart pour être plus libre de ses mouvements ; et, par l’intermédiaire de son interprète, il noue tout de suite des relations avec plusieurs familles d’indiens. Les questions se pressent dans sa bouche : cette avance dans la steppe est-elle dangereuse ? Quelles sont les habitudes des troupeaux de cariboux ? Quelle est la durée de ces chasses ? Il s’informe soigneusement des distances, de la topographie du pays, des possibilités de ravitaillement et de subsistance.
Le lendemain, après avoir tenté de gagner à ses plans une partie infime de la tribu, Montour, pour supplanter la Tête Hérissée, tente d’élever un nouveau chef à sa dévotion : le Grand Saulteur. Il l’habille d’une chemise, de plumets, d’un chapeau, d’un capot galonné ; il l’orne de médailles et lui confie un drapeau. Mais lorsqu’il veut l’investir d’un peu d’autorité, sa créature s’affaisse dans le ridicule. Échec, mais partiel seulement, car Montour s’est créé un parti restreint mais fort dévoué.
D’un second mouvement, Montour s’efforce de gagner la Tête Hérissée. Les présents s’accumulent devant le chef : uniformes d’officiers richement passementés, larges chapeaux de feutre, brasses de tabac, cornes à poudre. Mais les négociations n’aboutissent pas ; Montour ne peut chasser son rival du camp.
Alors, Montour se rejette sur son plan définitif, plus compliqué, plus dangereux…
Quelques-uns de ses engagés se mêlent aux Couteaux-Jaunes et vont chasser le caribou ; d’autres se rendent au camp des sauvages et achètent en abondance la venaison, dont les loges regorgent. Et José Paul prend le chemin du retour avec des traînes chargées de viande gelée. Le lendemain, il revient ; puis il repart, pour une couple de jours cette fois ; puis il s’éloigne pendant cinq jours. Personne ne comprend rien à ces allées et venues mystérieuses.
Deux semaines après l’arrivée des voyageurs de la Compagnie du Nord-Ouest, les cariboux disparaissent. Indiens et blancs décident de s’avancer jusqu’à une sapinière, une trentaine de milles plus loin. Après la marche, ils revoient les cariboux cheminer sur la neige, les plus âgés les premiers, paisibles et doux. C’est un gros troupeau de plusieurs centaines de têtes. Les bêtes piochent la plaine de leurs sabots et broutent la mousse enfouie.
L’abondance est de courte durée, car, au bout de vingt-quatre heures, les animaux se déplacent encore. Les suivra-t-on ? Jamais les Couteaux-Jaunes ne s’engagent si loin à découvert. Mais les chasseurs reviennent et prennent part à la discussion. De loin, ils ont vu les cariboux endormis sur la neige durcie et miroitante : une buée flottait au-dessus d’eux, des corbeaux croassaient dans le ciel, des loups hurlaient, attendant une proie.
Alors, les hommes coupent tout le bois du boqueteau près duquel ils sont campés, et ils s’avancent dans la plaine complètement nue. Pendant trois jours, c’est un jeu de cache-cache. Les cariboux apparaissent, puis l’instant d’après ils ont fui. Alors que l’on est sur le point de les atteindre, ils s’évanouissent.
À la fin du troisième jour, alors que le même débat recommence, un sauvage arrive avec une bête qu’il vient de tuer, dit-il. Le gros du troupeau est là, à moins de cinq milles. Mais, après une nouvelle avance, il faut bien se rendre à l’évidence : rien en vue.
Des rumeurs commencent de circuler. On aurait vu des hommes effrayer les cariboux, la nuit, les éloigner à grands cris. Un mystère plane sur ces poursuites toujours frustrées.
Que faire ? Les maigres réserves de bois sont épuisées. Et, alors, comment se réchauffer, faire cuire les aliments, fondre la neige ? Les vivres n’existent plus. L’abondance régnait dans les trois camps, mais tout a été consommé rapidement, comme d’habitude. Que faire ? La retraite s’impose cette fois.
Pourquoi s’est-on laissé entraîner si loin ? Après trois longues étapes en toute hâte, la situation devient désespérée. Mal remis de leur jeûne prolongé, au fort, les engagés de Louis Cayen s’affaiblissent les premiers et retardent la marche. Les sauvages supportent mieux la famine ; mais, devant la longueur du chemin et la lenteur du retour, la panique s’empare aussi d’eux. Ils parlent d’abandonner à leur sort quelques femmes et quelques vieillards.
Montour saisit l’heure propice. Il se rend auprès de la Tête Hérissée. Il lui indiquera des caches de vivres sur la route du retour, mais à une condition : les Couteaux-Jaunes partiront, au milieu de la nuit prochaine, secrètement ; ils abandonneront à leur sort Louis Cayen et ses hommes. Et, afin de forcer la main au chef, Montour communique ses offres à quelques membres de la tribu.
Nécessité fait loi. Au matin, il n’y a plus que des Blancs dans le camp.
Louis Cayen, dont la marche est encore alourdie par les pelleteries achetées des Couteaux-Jaunes, reprend péniblement, avec ses engagés, la route des anciens bivacs. Ils grattent la neige pour trouver des restes de viande et d’entrailles gelées, des os encore pleins de leur moelle, des têtes restées intactes.
Et Montour suit en arrière, de près, sans se hâter. Ses hommes bien repus encadrent l’adversaire pendant le jour ; ils le précèdent pour tuer tout lièvre, toute gelinotte qui peut s’aventurer sur la route. La nuit, des sentinelles veillent. De la sorte, Montour maintient le même désert ambulant autour des Petits.
Cayen veut se dérober à cette solide étreinte. Il tente de partir la nuit, dans des tempêtes de neige ; il tente de fatiguer l’adversaire. Mais Montour veille. Rigide, dur, précis, il tient ses hommes sous l’influence de sa volonté. Il dort à peine. Toutes ses forces, il les emploie à garder ses rivaux au milieu de la famine. Aucune surprise ne peut maintenant brouiller son jeu. Et il prévoit la démoralisation lente de ses adversaires. Louis Cayen n’a plus aucun moyen d’échapper : retourner à son fort, c’est retrouver la même disette ; rejoindre la Tête Hérissée, il ne le peut plus ; prendre le chemin de la rivière à la Paix, c’est trop loin. Il est acculé à la défaite.
Après trois petites journées de marche, les engagés de Louis Cayen s’arrêtent, hâves, épuisés, affamés. Ils refusent de marcher. Déjà disposés à abandonner leur chef trop ardent, ils pensent à se réfugier auprès de Montour. Louis Cayen leur demande d’attendre au lendemain.
Montour pose des sentinelles autour du camp des Petits. Il se prépare à un séjour prolongé. Il ordonne tout, en détail, et charge José Paul de veiller à l’exécution de ses ordres. Puis, enfin, il se couche dans d’épaisses fourrures, et il s’endort à côté d’un grand feu, que l’on a pu enfin allumer, parce que l’on a atteint la lisière de la forêt.
Louis Cayen emploierait volontiers des moyens violents, mais ses hommes ne lui obéissent plus.
— Mon bourgeoys, mon bourgeoys, s’écrient-ils, c’est la grosse misère… Il faut nous rendre, mon bourgeoys ; depuis cinq jours, nous n’avons pas mis un morceau de viande dans notre estomac.
Alors, le facteur se décide. Il franchit la distance qui sépare sa tente de celle de Montour. Il entre et il s’assoit. Son rival lui pose des conditions bien claires : cession entière à la Compagnie du Nord-Ouest du fort, des marchandises qui y sont contenues et des fourrures ; signature d’un traité par lequel Louis Cayen s’engagera, lui et ses hommes, à ne plus servir les Petits. Ces clauses souscrites, tous seront nourris au fort Providence durant le reste de l’hiver et ramenés à Montréal au printemps.
Montour pense aussi à couvrir de légalité les actes qu’il a commis. Pourquoi Louis Cayen n’écrirait-il pas de sa main, à Nicolas Montour, une lettre par laquelle il demanderait des secours, spécifierait que lui et ses engagés souffrent de la faim ; par laquelle il offrirait, en retour de la nourriture, la factorerie qu’il avait construite et tout ce qu’elle contenait ? Pourquoi ne déclarerait-il pas que ses voyageurs ont incité les sauvages à ne pas rembourser à la Compagnie du Nord-Ouest les avances reçues et qu’ils ont obtenu, sous de fausses représentations, des pelleteries qui revenaient à cette dernière ?
Pourquoi ? N’est-ce pas la vérité ? Et Montour est maître de la situation ; et il se rappelle les instructions qu’il a reçues du Bancroche. Louis Cayen signe, il le faut bien. Quel juge pourra plus tard démêler la vérité ?
— Mais votre signature à vous, au bas de cet écrit, que vaut-elle ? demande Louis Cayen à Montour. Lenfesté peut la récuser et refuser de nous nourrir.
— Ma signature suffit.
Et Nicolas Montour présente à son adversaire le document que le Bancroche lui a donné avant de partir. Surpris, Louis Cayen le lit. Et alors il comprend pourquoi ses calculs, fondés sur l’incompétence de Lenfesté, ont eu si piètre résultat. En arrière du chef incapable, il y avait un autre homme auquel il s’est heurté sans le savoir ; et celui-là a joué un jeu parfait.
Montour donne l’ordre de ramasser les fourrures des deux camps : ours et renards blancs, loups blancs, hermines, blaireaux, martres, gloutons et loutres ; vite, les ballotins s’entassent sur ses traînes. Il met à part ses documents précieux. Puis, Louis Cayen sous sa garde personnelle, il part à marches rapides, avec quelques hommes, pour le fort.
Nicolas Montour n’a encore utilisé Louison Turenne qu’une fois, durant ses premières visites chez les tribus indiennes. Quel homme aurait pu le remplacer dans cette conjoncture ? La Compagnie éprouvant le besoin de s’attirer l’amitié des sauvages, qui, mieux que le gouvernail, pouvait remplir cette tâche ? Ensuite, il l’a laissé à l’arrière-plan, son instinct l’avertissant d’une désapprobation muette qui s’étendait non seulement au conflit lui-même, mais encore aux moyens employés pour vaincre.
Mais maintenant qu’une tâche difficile se présente, c’est à lui qu’il pense tout de suite :
— Vous ramènerez à petites journées nos engagés et ceux des Petits. Ces derniers sont très affaiblis ; il serait très important qu’aucun d’eux ne mourût. Ne couvrez que de petites distances, surtout les premiers jours. Sur votre route, vous trouverez encore une couple de caches : du caribou gelé et du poisson blanc.
Et il lui indique avec soin les arbres aux branches desquels José Paul a suspendu des sacs de peau pleins de vivres.
Après deux jours de repos, Louison Turenne s’ébranle à son tour avec sa troupe misérable. Quatre ou cinq milles par jour, au début, voilà tout ce qu’il peut obtenir d’elle. De peine et de misère, il atteint la rivière des Couteaux-Jaunes. Au fond de ce haut couloir blanc, le vent ne harasse plus la troupe ; les tempêtes de neige sévissent au-dessus de leur tête, d’une berge à l’autre parfois. Toute querelle a cessé, et les engagés des deux compagnies forment déjà une famille unie et cheminent comme de vieux amis qui n’ont d’autre pensée que de s’entr’aider.
Mais, soudain, un malheur les frappe. Un carcajou a découvert les ballots de vivres de la dernière cache ; ayant grimpé dans l’arbre, il a coupé les cordes avec ses dents ; puis il a tout dévoré, caché ou souillé.
Qui ne comprendrait immédiatement l’étendue de ce désastre ? Turenne précipite la marche de la petite troupe. En deux jours, elle franchit une trentaine de milles. Mais cette vitesse épuise les hommes mal rétablis.
À partir de ce jour, la colonne se traîne. Turenne marche toujours le dernier. Chaque matin, il doit encourager les hommes qui refusent de se lever et préfèrent mourir tout de suite sur place ; quelques arpents dans la neige, et ces victimes se couchent, pleurent et s’abandonnent comme des enfants. Affaiblis de la sorte, ils sont très sensibles au froid qui contracte les nerfs : ils claquent des dents, ils tremblent, ils frissonnent toute la nuit et toute la journée ; ils maigrissent à vue d’œil, deviennent nerveux, les pupilles de leurs yeux se dilatent et prennent une fixité de désespoir. Leurs propos sont à peine cohérents, l’ivresse de la faim les habite continuellement.
Quelquefois, l’un des engagés tue une ptarmigan, ou prend au collet un gros lièvre arctique. Ils partagent cette maigre pitance auprès des feux. Pressés par la faim, ils font bouillir de vieux mocassins, rôtir des ceintures de cuir ; ils pilent des os abandonnés et avalent péniblement cette nourriture dégoûtante, que leur estomac rejette.
Le pays arctique, avec ses phénomènes continuels, effraie leurs imaginations malades. La nuit, s’éploient les aurores boréales : pendant les longues insomnies, ils voient des cercles lumineux se former autour de l’horizon, se ramasser au zénith, pendre du haut du ciel comme une draperie d’une infinie longueur qui ondule, étale des lignes d’ombre et des bandes de lumière, forme des plis ; les couleurs, toujours en mouvement de haut en bas, changent et se remplacent : jaune pâle, violet, pourpre, rouge, elles se déplacent sur les mêmes jets de lumière et se modifient dans leur course. Les aurores adoptent toutes les formes : projetées, dirait-on, par de puissants réflecteurs cachés au-dessous de la ligne d’horizon, toujours vibrantes, toujours tremblantes, elles montent obliquement du sol jusqu’au firmament ; longues et fines traînées lumineuses, elles jouent dans le ciel leur pâle feu d’artifice ; parfois, elles rasent la terre de leurs rubans impalpables, et les chiens hurlent d’épouvante, les hommes croient entendre un bruissement et ils se blottissent sous leurs fourrures pour ne pas voir les marionnettes, comme ils disent, les tirants ou les éclairons qui leur inspirent une vague terreur.
Louison Turenne éprouve lui-même un ébranlement nerveux. Mais sa constitution plus forte résiste mieux. Il sait que la petite troupe est à proximité de la baie du Nord. Il n’y a qu’à durer encore un peu de temps, et les secours, pense-t-il, viendront.
Malgré ses encouragements, la colonne s’allonge indéfiniment sur la neige. Et il faut surveiller partout. L’instinct puissant de la vie flambe dans certaines cervelles ; l’homme redevient une bête. De sinistres histoires de windigos hantent les imaginations enfiévrées, animent ces faces figées dans une expression de souffrance. Les voyageurs comprennent enfin ces récits de cannibalisme que les Indiens se racontent à l’oreille, l’abandon des vieillards, des infirmes, des malades.
Louison Turenne sait où sont les couteaux et les fusils. Il tient toute la colonne sous son regard aigu. Mais, à cette besogne, il s’épuise lui-même.
Au lac Prosper, il ne peut plus rien obtenir de ses compagnons. La bande s’arrête, totalement épuisée. L’air est dur comme de l’acier ; le froid, soixante au-dessous de zéro, semble avoir tué toute chose animée. De la neige, de la glace, des conifères, un paysage qui relève plutôt du monde minéral que du monde végétal.
Entassés dans l’unique tente, les engagés grelottent. Personne n’a le courage d’allumer le feu. Deux ou trois hommes se meurent visiblement.
Une somnolence étrange envahit à son tour Louison Turenne. Il songe à l’imprudence de cette avance dans la steppe, aux disparitions soudaines des troupeaux de cariboux, à l’accaparement des vivres, à toutes les manigances qui ont abouti à cette équipée.
Aberration étrange : dans ce pays inhumain où les hommes devraient s’unir et s’entraider pour combattre la famine, le froid, l’isolement, ils se divisent et ils se combattent ; ils emploient leur peu d’intelligence à se rendre mutuellement l’existence plus dure encore. Avec application, ils détruisent le peu de bonheur dont ils pourraient jouir. Les misères inévitables ne sont-elles pas assez grandes sans en ajouter de propos délibéré ?
Et toute cette folie parce qu’ils ont laissé prendre le commandement à des bêtes de proie comme Montour. Qui serait en repos à côté de ces insatiables ambitions ? Il faut être en garde contre toutes leurs paroles : sont-elles exactes ou fausses ? Il faut se défendre contre toutes les opinions qu’elles expriment et qui servent toujours un dessein secret ; contre les conseils ou les manœuvres où ils veulent toujours vous mêler, soit comme complice inconscient ou consentant, soit comme victime. Au lieu d’une collaboration amicale dans l’équité, la justice, la bonté, règne une hostilité toujours active, une attention continuelle pour tendre ou éviter les pièges ; et alors l’existence humaine ne vaut plus la peine d’être vécue.
Peut-être l’homme est-il irrémédiablement petit ?
Louison Turenne se secoue. Il allume le feu. Chacun de ses mouvements lui demande du temps et un effort de volonté.
Mais il reste en arrêt soudain : des hurlements ont éclaté. Il lève la tête. Trois loups blancs, formant un croissant, pourchassent devant eux un jeune caribou ; ils l’acculent à la crête du promontoire, en face, au bord du précipice. L’animal traqué hésite, tourne sur lui-même, fait face une minute ; puis il saute. La neige est profonde et molle : il ne se tue pas, et, avec de souples et prestes mouvements, il se dégage et fuit de nouveau.
Turenne n’a plus la force de marcher. Mais sa volonté commande lentement ses bras épuisés, soulève le fusil, épaule. Les loups battent en retraite au bruit de la détonation.
Louison Turenne se traîne. De son couteau, il frappe au cœur, à la manière indienne, le caribou couché ; puis il boit une gorgée de ce sang très chaud. Il se repose. Puis il détache un morceau de chair, la fait bouillir sur le feu, et il distribue un peu de bouillon à chacun ; il suspend au-dessus des flammes l’estomac de l’animal qui contient des substances facilement digestibles, et il extrait la cervelle. Le sommeil le gagne. Mais quand pourra-t-il s’y abandonner ? Ces hommes affamés se jetteraient sur la viande crue, qu’il doit leur défendre maintenant comme un poison, et ils mourraient. Déjà, deux d’entre eux agonisent. N’est-ce pas suffisant ?
Nicolas Montour rentre au fort. À peine le temps de dire un mot à Philippe Lelâcheur : Lenfesté l’attend dans son cabinet.
Après avoir soigneusement fermé la porte, celui-ci, nerveux, ouvre l’attaque. Depuis quand Montour se croit-il le chef du fort ? De quel droit a-t-il assumé le premier rôle, donné l’ordre de transporter autant de marchandises en dehors des magasins, amené autant d’engagés avec lui ?
Montour demeure impassible ; il se débarrasse d’une lourde cloque, de ses mitaines et de son casque ; il se frotte les mains au-dessus de la flamme, allume sa pipe. Puis il s’assoit en face de Lenfesté.
Les paroles acerbes, les injures, il n’en a cure. Rien ne s’émeut en lui. Pourquoi répondre ? Au fond, rien de plus simple, car les mots ne signifient jamais rien ; ce sont les situations qui comptent.
— J’ai voulu prendre vos ordres et…
— Il fallait attendre.
— Oui ? Louis Cayen aurait-il attendu, lui ?… Et le bourgeoys, qu’aurait-il pensé des motifs de ce délai ?
Au Grand Portage, l’été précédent, la Compagnie a décidé, pour déraciner un grand mal, d’exclure de son sein les commis, les interprètes, les guides, les bourgeoys même qui commettraient des excès de boisson. Lorsqu’il a cédé à sa passion, en compagnie de Marc Tangon, Lenfesté est donc venu en contravention d’un règlement sévère de la Compagnie. Il le sait ; et Montour le sait aussi. Et il sait aussi que Lenfesté est à sa merci, parce qu’il s’est enivré un jour où il y avait d’importantes décisions à prendre.
— Alors, dans les circonstances, j’ai agi au meilleur de ma connaissance… Il fallait agir tout de suite.
Montour rend compte de son expédition. Passant sous silence ses manœuvres et ses tractations, il appuie sur le résultat final, mais sans effronterie et sans outrecuidance.
— Notre stock de marchandises est épuisé, alors ?
— Presque. Mais tout d’abord, les Indiens ont actuellement de nous et des XY plus de crédits qu’ils ne peuvent en rembourser en deux ans ; et nous restons seuls maintenant, et nous pouvons remettre les fourrures à leur ancien prix ; enfin les marchandises que nous trouverons dans le fort des Petits nous appartiennent. D’ici l’automne, vous n’avez besoin de rien. Il ne faut pas oublier non plus que le bourgeoys avait donné l’ordre de ne laisser à aucun prix les Petits emporter des fourrures en dehors du district de Rabaska.
Nicolas Montour n’a aucune crainte à cet égard. Il connaît mieux que Lenfesté encore les dispositions du Bancroche : la dépense comptera peu pour lui en regard des résultats obtenus. Du strict point de vue commercial d’ailleurs, il n’a rien gaspillé : une forte concurrence est disparue, et les crédits des Petits, c’est à la Compagnie du Nord-Ouest qu’ils seront remboursés en fourrures.
— Oui… C’est bien… J’enverrai mon rapport à la Compagnie… Vous avez pris soin des écrits que Louis Cayen a signés ?… Où sont-ils ?
— Je les remettrai au bourgeoys moi-même.
Cette audace désarçonne Lenfesté. Estomaqué, aussi surpris qu’insulté, il bafouille de colère. Montour garde son calme. Il a décidé de partir tout de suite du fort Providence, Louis Cayen sous sa garde, de se rendre au fort Chipewyan où il livrera au bourgeoys lui-même ses écrits et son prisonnier.
De nouveau, il prend la parole avec patience. Les sourcils froncés, les yeux sur la flamme, il explique à mots couverts qu’il est disposé à passer sous silence l’heure d’ivresse qui a failli coûter à la Compagnie de telles pertes ; il couvrira même Lenfesté d’éloges et lui abandonnera sa part légitime du triomphe… s’il peut partir immédiatement avec les papiers… Autrement…
Lenfesté se calme sous l’effet de la menace précise ; mais celle-ci ne lui paraît pas assez dangereuse pour le décider.
Sur la figure de son interlocuteur, Montour suit le conflit intérieur. Lucide, il tente de deviner l’impression, la pensée inexprimée, l’idée qui font échec à son projet dans l’esprit de Lenfesté. Pourquoi cette opposition qui se ranime toujours au dernier moment ?
Et voilà qu’un mot le met sur la piste. Lenfesté croit que son jeune rival veut le supplanter. Inutile de chercher ailleurs la cause et l’origine de tous les embarras et de toutes les difficultés de ces dernières semaines. Le chef du fort s’est défendu avec l’énergie qu’on met à défendre son gagne-pain.
Montour comprend alors que toutes les assurances qu’il pourra donner ne serviront de rien. Elles engendreront la méfiance qu’elles doivent détruire. Inutile et vain, devient l’art de la parole.
Et cette fois la figure de Nicolas Montour se transforme : un rictus d’animal, les babines retroussées, s’y dessine ; au lieu de vaguer ailleurs, les yeux intolérables, durs et rapides, se dirigent vers les yeux de Lenfesté et s’y fixent ; tout l’arrière de l’âme vindicative et maligne s’y révèle, se glisse à nu en dehors de la carapace habituelle ; un peu de salive coule au coin des lèvres, et lorsqu’il parle, se projette en gouttelettes fines. On dirait une bête au moment de l’attaque.
— Je sais bien d’autres choses, je suis discret, moi… Vous et moi, nous n’ignorons point que Prudent Malaterre était de garde dans la guérite lorsque Louis Cayen s’est échappé, qu’il avait reçu de vous, auparavant, des ordres secrets…
— Personne ne sait à quelle heure Louis Cayen s’est enfui…
— Vous croyez ? Je sais qu’une couple de témoins pourraient nous dire que… Louis Cayen a reçu d’avance… l’avis qu’il pourrait fuir… et à quelle heure… Comprenez-vous ?… Et qui lui a donné cet avis ?… Celui-là n’était pas le dernier des nôtres ?… Et cette fois, qui désobéissait directement aux ordres de MacDonald, qui contrecarrait toute la politique de la Compagnie du Nord-Ouest ?… Celui-là jouait sa tête, Lenfesté… Je ne tiens pas cependant à rappeler ces choses, si je pars ; comprenez-vous ? Comprenez-vous ?
Dans quelle mesure, Montour est-il renseigné ? Lenfesté paierait cher pour le savoir. On lui a rapporté que Philippe Lelâcheur tenait une petite enquête ; Louis Cayen peut avoir parlé aussi ; et Prudent Malaterre a-t-il été fidèle au secret ?
Lenfesté ne peut soutenir le choc. Il constate soudain la force et l’habileté de Nicolas Montour. Sa propre situation est intenable et pleine de dangers. Sans transition, la servilité se substitue à l’arrogance. Il supplie, il craint maintenant cet homme encore hier poli, déférent, obséquieux même, et qui, tout à coup, redresse la tête et ne cédera pas.
La permission de partir obtenue, Nicolas Montour redevient lui-même. Il ordonne tout. Les grosses réserves de poisson suffiront amplement aux rations des engagés des deux compagnies. Puis, voici les livres des Petits : Lenfesté n’aura qu’à percevoir les remboursements en pelleteries ; et voici un état de leurs marchandises en magasin et des fourrures qu’ils ont récoltées jusqu’à ce jour. Tout est clair. Il faudra conserver ces documents avec soin : ils peuvent être précieux en cas de procès, à Montréal… Enfin, Louison Turenne, si tout va bien, doit arriver au fort dans six ou sept jours ; s’il n’apparaît pas dans ce délai, il faudra envoyer immédiatement une expédition de secours…
Et Nicolas Montour se met en marche sur le Grand lac des Esclaves. Louis Cayen et deux engagés l’accompagnent… Lenfesté, du haut de la berge, engoncé dans ses pelisses, agite la main au-dessus de la tête en guise d’adieu amical.
Les quatre hommes précédés d’une attelage de chiens s’élancent sur le lac. Celui-ci présente à la vue une immense vallée blanche, non pas unie, mais ondulée de longues vagues à peine perceptibles. Par cette journée de froid sec et clair, la glace se dilate : des craquements accourent du fond de l’horizon, passent en zigzags sous les pieds avec des éclatements de tonnerre, s’en vont mourir sourdement dans le lointain en laissant derrière eux de larges fissures. Puis, plus rien ne bouge, c’est l’infini silence gelé. Seules, les petites ombres noires des voyageurs se déplacent dans la blancheur complète du monde, sous le firmament bleu.
Ils dorment dans la neige. Une seconde journée éclatante se lève. La rive n’est plus qu’une mince ligne noire au ras du sol. Et bientôt la neige compose à elle seule tout le paysage, dans toutes les directions, à l’infini ; et cette mer de lait renvoie au soleil, par tous ses cristaux, la scintillante lumière qu’elle reçoit.
Plus tard, vers midi, à peine perceptible tout d’abord, souffle une haleine froide qui brûle la figure. Elle cesse, puis elle recommence, un peu plus fort chaque fois. Des poumons, dirait-on, s’exercent à un jeu, et chaque expiration est plus forte que la précédente. Ici et là, de légères coulées, de légères traînées de neige aux grains fins et durs comme du sable, glissent un instant sur la surface, puis s’arrêtent ; ensuite, c’est comme une fumée qui se lève par places en larges nappes, plane une seconde, tombe ; des tourbillons, de longues écharpes s’envolent, tournoient, s’enroulent ; enfin, il semble qu’un banc de brouillard d’une grande hauteur, remplissant tout l’horizon entre le Nord et le Sud, accourt tout d’un bloc, s’approche, les enveloppe, les escamote à la vue.
Malheur ! Voilà le vent d’Est, le khamazan, le simoun des régions polaires canadiennes ! Il souffle de toute sa puissance sur la plaine. Battue par les rafales, la neige s’élève, emplit le ciel de sa poudre froide qui cingle la peau.
Nicolas Montour s’arrête avec sa troupe. Ils creusent la neige jusqu’à la glace, ils élèvent un rempart avec le traîneau et les sacs de provisions. Mais cet abri n’est guère utile : tout de suite la neige s’amoncelle et les rafales glaciales les assiègent par la droite et par la gauche.
Pour se dérober à l’ensevelissement, ils se lèvent ; ils marchent le dos courbé, afin d’entretenir en eux un reste de chaleur. Vite épuisés, ils se recouchent encore sous des couvertures ; ils se relèvent pour activer la circulation du sang par des gestes saccadés. Ce vent combiné avec le froid forme le plus grand danger du Nord.
Ils luttent. Montour est indomptable. À plusieurs reprises, il passe à la ronde la gourde de rhum qui réchauffe momentanément ; il consulte la boussole, remet l’expédition sur sa route, surveille la tenue des hommes. Et sous la direction de sa volonté, les hommes vont, tremblants, le dos courbé, le froid glissé jusqu’aux moelles, aveugles, souffrant dans tous leurs membres.
Pendant des heures et des heures, l’âpre lutte dure. Puis l’apaisement se fait, par degrés, et le soleil brille de nouveau dans le ciel. Des doigts de pieds et de mains sont gelés : de rudes frictions et la circulation du sang se rétablit. Du thé chaud, des aliments, quelques heures de repos, et les voyageurs reprennent leur marche.
Quatre jours se sont écoulés, et les voyageurs n’ont pas atteint le fort de l’Orignal. Ont-ils trop dirigé leurs pas vers la droite ou la gauche ? Dans cette autre journée de lumière éclatante, ils tentent de s’orienter. Et des mirages se lèvent sous leurs yeux anxieux. Miraculeusement élevés dans le ciel, les tronçons de ce rivage vers lequel ils courent, des parties de forêt, des falaises apparaissent sens dessus dessous, non plus dans leur immobilité séculaire, mais sans cesse mouvants et changeants.
— Mon bourgeoys, mon bourgeoys, nous sommes perdus dans ce sacré pays maudit, disent les hommes.
Montour ressent tous les symptômes de l’égarement. Pour chasser son vertige, reprendre son sang-froid, il s’enveloppe la tête d’une couverture. Puis, l’esprit libre, il sonde l’horizon. Là-bas, ce point noir, à peine perceptible, est-ce le fort ?
Oui. Ils y courent. Mais ils ne s’y arrêtent pas longtemps. Quelques jours de repos, et ils remontent la large rivière des Esclaves. La nuit, maintenant, ils peuvent allumer de grands feux de sapins.
Enfin, le fort Chipewyan, qui se confond de loin avec la forêt, se dresse sur leur route.
Le Bancroche sourit en voyant arriver Nicolas Montour.
— Et alors, Lenfesté et toi, vous n’avez pu passer tout l’hiver ensemble ?
— Non, mon bourgeoys.
— Tout va bien là-bas ?
Dans l’obscurité du cabinet, assis sur les grossiers sièges de bois, les deux hommes causent. Nicolas Montour raconte absolument tout, cette fois, sans fard. Le Bancroche lit attentivement les papiers.
— Alors, Louis Cayen t’a supplié de lui porter secours ? Le bourgeoys sourit. Montour n’a qu’à lui donner des indications et il imagine tous les détails.
— Les Petits ne pourront porter plainte. Bravo, mon garçon. D’ailleurs, eux et nous, nous nous servons des mêmes armes. S’ils possédaient notre force et notre habileté, ils nous livreraient la même guerre.
— Lenfesté s’opposait à mon départ, imaginez ; il craignait que je le dénonce, parce qu’il s’est enivré : j’ai dû promettre de ne vous en rien dire.
Nicolas Montour connaît bien mieux que Lenfesté la largeur d’esprit du bourgeoys et son indulgence pour certaines choses. Que lui importent des vétilles comme une orgie pourvu que l’on réussisse ?
— Qui résisterait dix ans dans le Nord-Ouest sans alcool ? À la santé des sobres agents de Montréal, mon garçon ; à la santé de votre ami Lenfesté !
Il verse à son compagnon de larges rasades de whisky blanc, puis il boit :
— Le Marquis sera content. Tu vas descendre au Grand Portage dans mon canot ; il faudra te récompenser un peu, mon brave garçon.
Les yeux de Montour s’animent. Son plus beau rêve devient réalité. S’il était resté au fort Providence, il n’aurait pu traverser le lac qu’en juin, avec la brigade, après le départ des glaces ; il n’aurait pu descendre plus loin qu’au fort du lac à la Pluie et il aurait manqué Grand Portage, le centre, le lieu des influences, des intrigues, des nominations et des promotions.
Tom MacDonald boit. L’ivresse venant, il prend sa cornemuse. La musique l’emporte dans son monde désolé. En cette chambre basse, les sons abasourdissent un peu. Mais qu’importe ? En esprit, le bourgeoys revoit sa brumeuse Écosse, ses montagnes, ses bruyères.
Tom MacDonald boit. Puis il dépose l’instrument. Il est ivre, il parle avec des hoquets.
— Mon garçon… Dans le commerce des fourrures, comme ailleurs, c’est toujours, malgré les lois, l’éducation, la moralité, une lutte genre libre… À cinquante ans, tu sauras par la pratique : on utilise toutes les prises. De part et d’autre, pas le plus petit souci de justice ou de moralité… Le meilleur homme vainc, et avec toutes les ressources qu’il a en lui, toutes : force, ruse, intelligence, subtilité… Si tu triomphes, tu as l’orgueil d’être l’homme le plus fort, absolument : tu n’as eu pour te protéger ni arbitres, ni protecteurs d’aucune sorte ; la justice, la compassion, la pitié ne t’ont jamais préservé d’une défaite. Tu as été exposé à toutes les attaques possibles, tu les as repoussées, tu es le meilleur homme absolument…
Il y a des victimes naturellement, mon brave petit garçon… puis des plaies incurables… C’est un jeu dur, la vie, mon ami… Mais tu as compris, tu as compris, toi… Il vaut mieux le comprendre jeune : autrement, tu seras mis hors de combat avant de le savoir.
Le Bancroche boit, sa bouche s’empâte.
— Et puis, Montour, mon ami, l’homme n’est pas intelligent, n’est-ce pas ? Nous le savons, nous, que l’homme n’est pas intelligent… Pas loin de la brute la plupart du temps, malgré les philosophes… Regarde nos voyageurs… Un troupeau, quelques milliers de bêtes de somme… Il est doué de passions surtout. Ce que nous en faisons des hommes, nous, ce que tu en feras en ton temps, toi Montour, bon ami, car je connais ton âme, ta vraie âme.
Et le bourgeoys, ivre, s’amuse et rit.