Honoré Champion (p. 209-290).


CHAPITRE IV

LA BATAILLE AUTOUR DE L’ENCYCLOPÉDIE


SOMMAIRE
1. La « séquelle encyclopédique » et son protecteur Malesherbes. — 2. Le camp des Anti-Encyclopédistes : le roi, le clergé, le parlement. — 3. Les défenseurs du trône et de l’autel : les théologiens, les laïques.


I. — la « séquelle encyclopédique » et son protecteur malesherbes


L’Encyclopédie a été composée, son titre l’indique, par une « Société de gens de lettres » ; mais que fut au juste cette société ? Pour certains auteurs, ce fut une véritable armée de conjurés, tous admirablement disciplinés et recevant le mot d’ordre de trois capitaines étroitement unis entre eux : Diderot, d’Alembert et Voltaire. Ils parlent entre eux, nous dit-on, « une langue de brigands » (c’est ainsi qu’on interprétait les noms de guerre qu’ils se donnaient dans leur correspondance) et ils se lièrent par un serment solennel entre les années 1748 et 1750[1]. C’est, disait, on l’a vu, Mme de Genlis, « dans des assemblées ténébreuses (chez le baron d’Holbach), qu’ils arrêtèrent le plan détaillé de la grande conspiration[2]. » Quelque peu de crédit que méritent en général les commérages de Mme de Genlis, elle n’en est pas moins ici le fidèle écho de ce qui se disait et de ce qui se dit peut-être encore parmi les défenseurs de l’Ancien régime.

En réalité, il n’y eut pas et il ne pouvait pas y avoir (on en verra tout à l’heure les raisons) une aussi parfaite entente entre les ennemis de l’Église ; les Jésuites qui se mirent à raconter la Révolution, les Georgel et les Barruel, faisant, en un sens, les philosophes à leur image, et leur prêtant cette obéissance passive et cette parfaite discipline qui ont fait la force de leur ordre, virent dans la « Société des gens de lettres » qui avaient composé l’Encyclopédie comme un détestable pendant à la Société de Jésus : n’étaient-ils pas d’ailleurs encouragés dans cette voie par des philosophes repentants, tels que La Harpe, lequel s’efforçait de se faire pardonner ses erreurs passées en signalant à la colère publique le « fanatisme » de ses amis de la veille[3] ? Et ainsi les auteurs catholiques, faisant du philosophisme leur bouc émissaire, accréditèrent cette commode simplification de l’histoire qui résumait et personnifiait, dans une bande de conspirateurs forcenés, les causes si multiples et même si lointaines de la Révolution française.

Quelle fut exactement la part de responsabilité des philosophes dans l’explosion de 89, c’est ce que nous avons essayé d’indiquer dans un précédent chapitre. Mais cette explosion, s’ils ont pu, suivant l’opinion commune, y contribuer, l’on va voir qu’ils étaient incapables de la préparer d’après un plan concerté d’avance et c’est ce qui va ressortir de l’examen même de cette « Société ».

C’est bien à tort que La Harpe, dans son Lycée, et bien d’autres, après lui, se servent pour la flétrir, du mot de « secte » ; il n’y a pas de véritable secte sans une parfaite communauté de doctrines et sans un Credo quelconque, politique, religieux ou philosophique : or, les Encyclopédistes n’ont jamais rien eu de tel. En religion, les uns sont déistes et les autres athées ; et quant à l’Encyclopédie elle-même, on peut dire qu’elle va, comme Diderot le disait de Jean-Jacques, de l’athéisme au baptême des cloches. Pour Diderot, Voltaire est « un cagot », et, pour Helvétius, « un cause-finalier ». Grimm appelle d’Holbach un capucin-athée, et s’il n’y a pas lieu de s’arrêter longtemps à Rousseau, lorsqu’on parle de l’Encyclopédie, c’est parce qu’en religion, comme d’ailleurs en tant d’autres choses, il s’avisa, ainsi qu’on le lui reprochait, « de faire bande à part ». Si l’on a quelque chose à reprocher aux philosophes, disait avec raison d’Alembert, ce n’est assurément pas l’uniformité dans leurs systèmes philosophiques[4].

S’entendaient-ils mieux enfin quand ils exposaient leurs systèmes de gouvernement ? Qu’on se rappelle seulement que nous n’avons pu trouver dans toute l’Encyclopédie une véritable doctrine politique et l’on conclura avec nous que, ce qui frappe en eux au premier abord, ce n’est pas l’esprit sectaire, au vrai sens de ce mot, mais c’est bien, ce que leur reprochait précisément Mallet du Pan, « l’anarchie des opinions[5] ».

On lit, au chapitre onze de la Genèse : « Et ils dirent : venez, bâtissons une tour dont le faîte aille jusqu’au ciel. Mais le Seigneur descendit et dit ; confondons leur langage, de manière qu’aucun d’eux n’entende ce que dira leur voisin. » Cette tour ambitieuse, qui menace le ciel, c’est l’image de l’Encyclopédie ; ici aussi, « les maçons », comme Voltaire appelait ses collaborateurs, ne parlent pas tous la même langue ; qu’on se rappelle seulement les nombreuses contradictions du grand Dictionnaire. Ce n’est pas dans une pareille tour de Babel qu’une secte aurait réussi à se loger : comment donc les membres de cette secte auraient-ils fait pour communier entre eux, et, par exemple, le protestant de Jaucourt avec l’abbé Yvon ou l’abbé Mallet avec l’impie d’Holbach ?

Est-ce à dire qu’il n’y eût rien de commun entre qu’on appelait pourtant d’un même nom : les Encyclopédistes ? Bien au contraire, mais voici exactement ce qu’on doit entendre par cette commune appellation : « En 1730, a écrit Lacretelle, il n’y avait point de centre commun pour des cabales qui, de moment en moment, se sous-divisaient et ne se rencontraient jamais dans un but. » Or, l’année d’après (1751), le centre commun était créé : c’était l’Encyclopédie ; et ses auteurs, en dépit des divergences que nous avons signalées, se rencontraient tous dans un même but : la guerre, secrète et sournoise d’abord, puis, à mesure que le siècle s’enhardit, plus ouverte et déclarée, à tous les abus et à tous ceux qui les défendent parce qu’ils en profitent. Il y a donc eu, et de plus en plus, parmi les Encyclopédistes, communauté, non de dogmes et de doctrines positives, mais, à la fois, d’aspirations et de rancunes ; on s’est groupé autour d’une œuvre, dont l’esprit général n’était pas douteux, pour combattre ensemble les privilégiés de tout rang et de tout habit. Si ce n’est pas là une secte, c’est bien vraiment un parti : car la raison d’être d’un parti, c’est avant tout la lutte contre un ennemi commun ; or, ici, si l’on ne s’accorde pas du tout sur ce qu’il faut croire, on s’entend parfaitement sur ce qu’il faut réformer ou détruire : « On ne tient point, disait Jean-Jacques, à son propre parti par attachement, encore moins par estime, mais uniquement par haine du parti contraire[6]. » Aujourd’hui, disait l’Assemblée générale du clergé de 1775, les incrédules, « divisés dans les objets de leur croyance, sont unis dans la révolte contre l’autorité d’une Révélation. »

Il y a donc bien deux camps en présence : d’un côté, les Encyclopédistes, et, de l’autre, tous ceux qu’ils combattent ou qui les combattent et que nous appellerons, d’un nom qui était déjà usité au dix-huitième siècle, les Anti-Encyclopédistes. Essayons de caractériser d’abord le parti des Encyclopédistes.

Il n’était pas, au début surtout, et pour les raisons que nous avons données, fortement constitué : ainsi, beaucoup des auteurs de l’Encyclopédie ne connaissaient pas même leurs collègues, dispersés qu’ils étaient, les uns et les autres, aux quatre coins de la France. La plupart des collaborateurs, disait Grimm, ne se connaissent pas même de figure[7]. « Nous sommes isolés », ajoutait, non sans chagrin, Diderot lui-même[8]. Quelques-uns de ceux qui habitaient Paris se voyaient sans doute, à jour fixe, dans plusieurs des salons les plus célèbres du temps. Ainsi, chez le maître d’hôtel de la philosophie, le baron d’Holbach, on disait tout ce qu’on voulait et comme il vous plaisait de le dire : mais c’est justement alors qu’on ne s’entendait plus ; car, après un succulent souper, les divergences dont nous avons parlé éclataient et mettaient aux prises les convives, devenus, après le champagne, plus expansifs et plus vrais, et rien ne ressemblait moins à une conspiration que leurs bruyantes disputes et ce fameux « sabbat » si insupportable à Mme Geoffrin. « Il ne faut pas croire, dit Morellet, que dans cette société toute philosophique (chez le baron d’Holbach), les opinions de Diderot fussent celles de tous. Nous étions là bon nombre de théistes, et point honteux, et qui nous défendions vigoureusement. »

Il y avait, d’ailleurs, une autre raison, et prépondérante, pour que la concorde ne régnât pas dans le camp des Encyclopédistes ; c’est que ceux-ci étaient gens de lettres, et, par conséquent, moins portés à s’entr’aider qu’à s’entre-déchirer : « On ne peut pas, avoue d’Alembert, leur reprocher l’union entre leurs personnes[9]. » Ils se brouillent, au contraire, très fréquemment, parfois même avec fracas, jusqu’à se faire, comme Diderot et Jean-Jacques s’en sont accusés l’un l’autre, « de mortelles blessures », jusqu’à raconter au monde entier le sujet très mesquin de leurs très violentes querelles. Diderot nous a dépeint avec beaucoup d’art tous les petits fléaux, mots méchants et basses jalousies qui sévissaient dans le couvent de sa Religieuse : il en allait à peu près de même dans ce que Montesquieu appelait ironiquement le couvent de Voltaire. Par exemple, chacun y vantait sa spécialité aux dépens de celle du voisin : Diderot constatait, avec un malin plaisir, que la géométrie, et d’Alembert avec elle, était en baisse vers 1758 et en train de céder le pas à la physique et aux sciences naturelles, qu’il cultivait lui-même avec succès ; en revanche, le géomètre Condorcet accablait de son mépris les physiciens et leur « physicaille ».

Les mots sont autrement vifs, du reste, dès qu’il s’agit de déprécier, non plus le métier, mais le talent des chers collègues. On a vu ce que Voltaire pensait, et ce qu’il disait à huis clos, de ses collaborateurs. Voici, de même, ce qu’écrivait, mais seulement pour ses correspondants étrangers, Grimm, c’est-à-dire ici l’écho de Diderot, sur d’Alembert d’abord : « C’est un pédant orgueilleux et vain qui ne sait que dire : J’ai démontré, j’ai approfondi, j’ai découvert[10] ; » et sur Marmontel : « C’est un homme de bois ; ses gros doigts, quand ils touchent aux choses délicates, me font venir la chair de poule[11]. »

Voltaire, qui connaissait son monde, trouvait les gens de lettres « aussi méchants que les prêtres », et aussi hypocrites, sans doute, car nul ne fut à la fois plus encensé et plus jalousé que lui par ses propres amis. Moultou, qui vécut à Paris dans le cercle des philosophes, écrivait en mai 1778 : « Voltaire se meurt ; les gens de lettres sont ravis de voir mourir quelqu’un qui les gênait entièrement[12]. »

Ils durent, à sa mort, pousser le même cri de soulagement, que Collé, qui était pourtant leur ennemi à tous : « Nous rentrons enfin en République ! »

Voilà les côtés faibles et les défauts du parti ; les Encyclopédistes étaient désunis et rivaux les uns des autres, au grand désespoir de Voltaire qui ne cessait, lui, le boute-feu par excellence des querelles littéraires, de leur prêcher l’esprit de paix et de concorde : « mais les brebis se dispersent, disait-il tristement, et le loup les mange ». Ils réussirent pourtant, en face du loup, et malgré leurs jalousies et leurs dissensions intestines, à s’unir enfin et à s’entr’aider, et même, on va le voir, à se pousser très loin et à se faire valoir les uns les autres, tout comme s’ils s’étaient tendrement aimés. C’est qu’ils ne s’accordaient pas seulement, comme nous l’avons montré, sur ce qu’il fallait détruire : les privilèges et les privilégiés ; mais ils apprirent très vite ce qu’il convenait de mettre à la place des uns et des autres, à savoir : eux et leurs propres droits. Écraser l’infâme, c’était le cri de ralliement ; régner à sa place devint bientôt l’ambition secrète et unanime. « Ameutez-vous, leur criait sans cesse Voltaire, et vous serez les maîtres » ; mais les maîtres de quoi ?

Tout d’abord des esprits et des âmes, qu’il s’agit d’arracher à la tutelle oppressive de l’Église, pour les donner à la philosophie et à la science, qui les affranchira. Séguier avait raison de dire, dans son réquisitoire de 1770, que « les philosophes s’étaient élevés en précepteurs du genre humain ». Seulement ce qui était, dans la bouche du fougueux avocat-général, un reproche, ils en faisaient, eux, un éloge qu’ils s’efforçaient de plus en plus de mériter : et peu à peu, nous les voyons s’emparer de l’opinion publique, qu’ils gouvernent à leur gré, du théâtre, où ils font applaudir leurs doctrines, de l’Académie, enfin, dont ils n’ouvrent les portes qu’à leurs amis.

C’est beaucoup, mais ils veulent plus encore, car tout cela n’est, après tout, qu’avantages immatériels et pures satisfactions d’amour-propre : or, ils veulent des réalités, c’est-à-dire des places et des pensions ; ils veulent que les premières, nous l’avons vu, soient mises au concours ; c’est le vœu explicite de Diderot, et que les secondes soient plus équitablement réparties ; que, par exemple, un Maupeou, parlant au nom du roi, ne puisse plus octroyer des pensions de deux mille livres à des Batteux ou même à des Foncemagne « pour leur sagesse ». Un jour viendra, et ils s’efforcent d’en hâter la venue, où, suivant la prédiction du Patriarche, « les premières places seront occupées par les philosophes ». En attendant ce gouvernement des savants et des sages, cette sophocratie de leurs rêves, qui doit faire disparaître et remplacer peu à peu les derniers vestiges de l’ancienne théocratie, les philosophes ont le sentiment, et ils ne se trompent pas, qu’ils interprètent fidèlement les légitimes revendications de la bourgeoisie éclairée de leur temps.

Que veut donc celle-ci ? on l’a vu, obtenir enfin dans l’État le rang qui est dû à son importance croissante, à son intelligence cultivée et à son incessant labeur. Et maintenant, pour conquérir leur place au soleil, quels moyens vont employer ces philosophes et ces bourgeois ? les seuls efficaces et, d’ailleurs, les seuls possibles dans une monarchie absolue. Ils savent bien qu’ils ne vivent pas dans un pays libre comme est cette Angleterre, objet de leur envie, où toutes les carrières sont ouvertes à tous les talents, où l’on voit des littérateurs et des savants, quelle que soit leur origine, parvenir aux plus hautes dignités de l’État. Rien de tel ici ; c’est du roi et de ses ministres que viennent les faveurs et les dignités : par exemple, les brevets du Mercure à un Marmontel ou les lettres de gentilhomme de la chambre à un Voltaire. Il faut donc arriver, nous l’avons montré, à éclairer, entendez par là, à gouverner les ministres et, par eux, le roi lui-même puisque tout émane de lui, puisque « si veut le roi, si veut la loi », et puisqu’enfin la grande ennemie qu’il s’agit de supplanter, l’Église, n’a jamais fait autre chose que s’incorporer habilement à l’État, avoir l’oreille du maître et disposer, au gré de ses intérêts ou de ses rancunes, du bras séculier comme de la feuille des bénéfices[13].

Mais pour ravir à l’Église tout ce qui a fait jusqu’ici sa puissance, il faut être, à son tour, un parti puissant, ou qui paraisse tel, s’imposer et en imposer à l’opinion et, pour cela, se louer en public, sans mesure et sans honte, se porter aux nues les uns les autres et


Malheur à qui s’attaque à l’Encyclopédie[14] !


Il n’y a, disait Voltaire, parmi les Welches, que nos frères qui aient le sens commun. Ce fut le mot d’ordre de tout le parti. En toute circonstance ils se soutiennent et même ils s’accablent de louanges hyperboliques et cela jusque dans les pages de leur Dictionnaire. Oui, Palissot a pleinement raison de dire qu’ils se décernent mutuellement des brevets de célébrité : « Du jour où l’on devient leur collaborateur, on est un penseur et l’on a du génie. » C’est à eux bien sûrement, c’est à « la séquelle encyclopédique » (le mot est de Voltaire), que songeait Montesquieu quand il écrivait dédaigneusement : « On ne saurait croire jusqu’où a été dans ce siècle la décadence de l’admiration[15]. » En revanche, dès qu’on refuse d’être des leurs, on est « un maroufle et un imbécile. »


La ligue, chaque jour, croît et se fortifie.
Le cri de ralliement c’est la Philosophie ;
Ce mot tient lieu de tout, on n’est rien sans ce mot,
Ou l’on est philosophe ou bien l’on n’est qu’un sot ;
Et le meilleur écrit n’est qu’une rapsodie,
À moins d’être timbré de l’Encyclopédie[16].

Il y a donc bien vraiment un esprit encyclopédique, c’est-à-dire un esprit de parti, ce qu’ils appellent entre eux, quand ils se disent leurs vérités : « un esprit de clique et de cabale. En présence d’une grande action, vous vous demandez : celui qui l’a faite est-il des nôtres[17] ? »

Comme le leur reprochait Le Franc de Pompignan, ils forment, en dépit de leurs petites rivalités et de leurs rancunes personnelles, une très redoutable et très insupportable coterie. C’est ce qui n’a pas échappé à tous ceux qui, de leur temps ou du nôtre, ont parlé des Encyclopédistes : mais ce qu’on n’a pas voulu voir, c’est que ces mêmes Encyclopédistes ne faisaient en cela qu’user de représailles et qu’en somme leur esprit de coterie n’était que la réplique obligée à cet esprit de corps dont leurs adversaires leur donnaient, et à ce moment même, des preuves aussi irritantes que maladroites.

Le plus grand obstacle, en effet, à la réalisation de leurs vœux les plus légitimes et, en général, à toutes les réformes que réclame l’opinion, c’est, durant tout le dix-huitième siècle, l’entêtement unanime des privilégiés, nobles ou prélats, à ne rien céder de ce qu’ils considèrent comme leur propriété inaliénable et sacrée.

Qu’on se rappelle ce décret de 1781 qui déclare inhabile à devenir capitaine tout officier qui n’est pas noble de quatre générations ; une autre décision du Conseil décrète que tous les bénéfices ecclésiastiques, sans exception, seront réservés aux nobles. Ainsi aux nobles seuls les grandes charges dans l’Église et dans l’armée, à eux seuls les plus grandes dignités de l’État et le privilège, si envié, de s’approcher du trône, d’être « véritablement et d’effet, comme le disait superbement Saint-Simon, laterales regis. » Ils auront beau, plus tard, dans la nuit du 4 août, sacrifier leurs droits féodaux sur l’autel de la patrie : ils n’en garderont pas moins au fond, avec leurs richesses territoriales, leur éternelle morgue qui leur vient de cet indéracinable préjugé de la fortune et du sang. Ils forment donc eux-mêmes quelque chose de pire qu’une coterie : une caste orgueilleuse, égoïste et fermée, en dépit de son scepticisme souriant et de ses prétentions mondaines à l’humanité. On va voir tout à l’heure comme les membres de l’Église vont se serrer et opposer, comme c’est leur droit, du reste, leur phalange sacrée à toutes les hardiesses philosophiques des Encyclopédistes. Mais ce que nous devons marquer ici, c’est que le clergé, en tant que corps constitué et riche propriétaire, ne tient pas moins à ses terres qu’à ses dogmes eux-mêmes. On sait le mot de l’évêque d’Uzès à cette même nuit du 4 août : « Je voudrais avoir une terre ; il me serait doux de la remettre aux mains des laboureurs ; mais nous ne sommes que dépositaires. » Les biens du clergé sont sacrés, et y toucher, c’est toucher à la religion même.

Le clergé veut bien contribuer aux nécessités publiques, mais non pas par ses deniers : seulement par ses prières et par le salut des âmes. Déjà, en 1750, quand Machault avait proposé d’établir l’impôt du vingtième et de le rendre vraiment général en le débarrassant des exemptions de toute sorte qui avaient rendu le dixième si peu productif, le clergé, par une foule de brochures, avait protesté contre cette mesure équitable qui proclamait l’égalité de tous devant l’impôt : « Où a-t-on vu, s’écriait l’auteur ecclésiastique d’une de ces brochures, que le prince devait observer l’égalité dans la distribution des impôts ? Telles maximes doivent effrayer, doivent même exciter l’indignation, je ne dis pas seulement des prêtres, mais de la noblesse et de la magistrature[18]. » C’est qu’en effet prêtres et nobles ne comprennent ni la société ni la vie même sans ces biens et ces honneurs qui leur reviennent de droit, d’un droit aussi inviolable et divin que celui qui assure le sceptre dans les mains du roi.

Qu’on s’étonne, après cela, que les philosophes, ayant en face d’eux ces deux castes alliées et intraitables, se soient, à leur tour, ligués et soutenus entre eux, qu’ils aient même formé cette fameuse coterie holbachique qui devait exciter, avec les colères de Jean-Jacques, la fureur et la verve, plus ou moins spirituelles, des Fréron et des Pompignan. Il s’agissait pour eux « d’écraser » l’adversaire ou de renoncer à leurs plus ardentes, et, croyons-nous, à leurs plus légitimes revendications. Qu’on les trouve aujourd’hui peu délicats sur le choix des moyens, fastidieux à lire et de très mauvais goût quand ils accablent d’insipides louanges leurs amis et de sottes injures leurs adversaires, nous n’y contredirons pas, mais à la condition qu’on veuille bien reconnaître aussi qu’il leur fallait périr ou vaincre à tout prix : que ce soit là leur excuse auprès des petits-fils de ceux que leur victoire a affranchis.

MALESHERBES


Les Encyclopédistes avaient tort de ne pas croire à la Providence ; car c’est bien manifestement pour eux qu’elle donna à Malesherbes la direction de la librairie. Malesherbes fut directeur de 1750 à 1763 : c’est tout juste le temps qu’il fallait pour assurer la fortune de l’Encyclopédie, puisque celle-ci naquit au lendemain (1751) de la nomination de Malesherbes et s’acheva (1765) deux ans seulement après sa retraite.

Ce que Malhesherbes fut pour Diderot et ses amis, Grimm va nous le dire : « Sans lui, l’Encyclopédie n’eût vraisemblablement jamais osé paraître. » Comment s’y prit-il donc, lui qui était, non-seulement directeur de la librairie et, comme tel, chef responsable de la censure, mais encore Président de la cour des aides et fils du chancelier, c’est-à-dire, du premier magistrat du royaume, du ministre inamovible qui présidait les Conseils en l’absence du roi, comment s’y prit-il, dis-je, pour protéger, à la fois, sans blesser l’opinion publique et sans manquer aux devoirs de sa charge, cette redoutable Encyclopédie, dont il a dit lui-même que « nul ouvrage n’excita plus de clameurs de la part du clergé, des magistrats, et d’une grande partie du public[19] ? » Voyons d’abord comment, par quel biais, il réussit à servir les Encyclopédistes ; nous apprécierons ensuite si ces services, il avait, dans sa haute situation, le droit de les leur rendre.

Sa protection, pour n’être pas toujours ostensible et directe, n’en fut pas moins des plus efficaces : par exemple, en 1758, ce n’est pas l’Encyclopédie, mais les prérogatives du chancelier, c’est-à-dire du roi, qu’il défend contre le parlement, lequel avait été assez osé pour interdire le débit d’un ouvrage muni du privilège royal : « Cet arrêt rendu contre l’Encyclopédie peut avoir, dit-il, des suites très préjudiciables pour l’autorité du roi, si elles ne sont prévenues. Je me contenterai d’observer que cette démarche a peut-être pour motif secret d’attribuer au parlement une autorité illégitime sur la portion d’administration que le roi doit réserver à son Conseil[20]. »

Une autre fois, il parlera des sommes immenses engagées dans l’entreprise qu’il ne faut pas faire sortir du royaume en forçant les imprimeurs à passer à l’étranger ; ou bien il plaidera la cause des libraires qu’on va ruiner sans qu’on puisse, en même temps, indemniser les souscripteurs. Après l’apparition du septième volume et l’arrêt du Conseil qui révoquait le privilège de l’Encyclopédie (1759), on ordonnait aux libraires de restituer aux souscripteurs le prix des volumes payés d’avance. Malesherbes, dans une note restée manuscrite et évidemment rédigée pour son père, le chancelier, fait observer que les libraires de l’Encyclopédie ont reçu dix louis pour chacune de leurs souscriptions et qu’ils en ont distribué 2 600, ce qui ferait 26 000 louis à rembourser[21]. »

Dans une autre note, il va plus loin : il critique les termes d’un arrêt que voulait publier le chancelier (vers 1752), en trouve « les qualifications dures », puis il essaie de le prévenir ou tout au moins d’en empêcher la publication : « Si cependant M. le chancelier persiste à vouloir donner un arrêt, nous le supplions, ou d’avoir égard aux précédentes observations ou de se contenter de nous le faire signifier sans le rendre public par l’impression. La publication de cet arrêt, sans rien produire de plus que ne feraient des ordres particuliers, alarmera de nouveau le public et singulièrement les étrangers, réveillera l’attention et la haine des ennemis de l’ouvrage et découragera les auteurs[22]. » L’arrêt contre l’Encyclopédie fut rendu. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas à s’y méprendre ; celui qui a dicté cette note, et particulièrement les derniers mots, c’est bien un ami et un protecteur déclaré des Encyclopédistes. Au dire de Mme Vandeul, il aurait fait plus encore : « L’Encyclopédie ayant été arrêtée, M. de Malesherbes prévint mon père qu’il donnerait le lendemain ordre d’enlever ses papiers. « Mais je n’aurai pas le temps de déménager tous mes manuscrits, s’écria Diderot ; et d’ailleurs comment trouver en vingt-quatre heures des gens qui veuillent s’en charger ? — Envoyez-les chez moi, lui répondit M. de Malesherbes : on ne viendra pas les y chercher. » Et Diderot envoya la moitié de son cabinet chez celui qui en ordonnait la visite[23]. » Pour qui connaît le despotisme paternel de ce temps et ses étranges inconséquences, l’anecdote est très vraisemblable et Malesherbes a bien pu rendre à Diderot le même genre de service qu’il rendit plus tard à Jean-Jacques.

Mais alors, demanderons-nous, de quel droit le propre Directeur de la librairie favorisait-il les philosophes ? En se faisant expédier d’Amsterdam à Montmorency les épreuves de la Nouvelle-Héloïse ou en recélant chez lui les manuscrits de l’Encyclopédie, ne desservait-il pas à la fois son pays et son roi, son pays qu’il avait mission de soustraire au danger des mauvais livres, et son roi, dont il devait mettre soigneusement le trône à l’abri de tout ce qui pouvait l’ébranler ?

Pour ce qui est de son pays, on peut dire que ce qui faisait alors sans conteste le plus d’honneur à la France, c’etaient précisément les ouvrages dont Malesherbes contribuait à le doter : ami des lettres, il méritait la reconnaissance des lettrés en leur permettant de lire l’Émile et la Nouvelle Héloïse. Il dit dans son Mémoire sur la liberté de la presse : « Un homme qui n’aurait jamais lu que les livres qui, dans l’origine, ont paru avec l’attache expresse du gouvernement, comme la loi le prescrit, serait en arrière de ses contemporains presque d’un siècle. » En outre, savant distingué et, on peut dire, encyclopédique, il servait bien la science en protégeant un grand monument scientifique comme l’Encyclopédie dont il était, plus que personne, capable d’apprécier la valeur et l’utilité. Directeur éclairé enfin, il savait que ces ouvrages qu’on lui a si vivement reproché, de son temps et du nôtre, d’avoir soutenus de son crédit, c’était par eux, par eux seuls et non par tant d’autres écrits dits sacrés parce que personne n’y touchait, que s’enrichissait et que s’illustrait à la fois cette librairie française dont le sort était dans ses mains. Ainsi, en adoucissant, comme il l’a fait pour les Voltaire, les Jean-Jacques, les Diderot et les d’Alembert, les rigueurs de lois vexatoires ou absurdes, en protégeant, sans se laisser rebuter par les perpétuelles exigences de leur amour-propre d’hommes de lettres, « ces auteurs qu’il aimait et qui faisaient honneur à leur siècle et à leur patrie », comme il le disait confidentiellement à Bernis, Malesherbes agissait sans nul doute en bon Français. Agissait-il également en bon serviteur du roi, et les intérêts du pays, tout au moins de l’immense majorité du pays, n’étant peut-être pas exactement ceux de la royauté, n’a-t-il pas sacrifié les uns aux autres ? en un mot, suivant l’expression de Barruel qui, quoique brutal, pose la question comme nous aimons à la voir poser, n’a-t-il pas « trahi son roi[24] ? » Le mot, en effet, ne serait pas trop fort : Malesherbes savait très bien ce qu’il faisait ; il connaissait parfaitement ces ouvrages et leurs auteurs, et il ne suffit pas ici d’alléguer, comme on l’a fait, son goût déclaré pour les gens de lettres ; si ce goût irrésistible était en opposition avec ses devoirs de Directeur, il n’avait qu’à se démettre de ses fonctions. Il ne l’a pas fait : est-ce à dire qu’il aurait agi à la légère et sans que sa conscience se posât jamais la question que nous avons formulée nous-même ? mais cela est inadmissible : d’abord parce qu’il était la droiture même et ensuite parce que ce n’est pas accidentellement, mais presque journellement et pendant les treize années de son administration qu’il a encouragé et patronné la philosophie[25]. Nous sommes ici en face d’un problème moral qui n’intéresse pas seulement la réputation d’un grand citoyen : il se rattache encore, on va le voir, à un point important, et que nous avons touché ailleurs, de l’histoire des idées au dix-huitième siècle.

Nous avons démontré, croyons-nous, que les philosophes, au cours de l’Encyclopédie et, en tous cas, jusqu’en 1763 (date de la retraite de Malesherbes), non-seulement n’écrivirent rien contre le pouvoir royal, mais que, même secrètement, ils ne désiraient pas amoindrir ce pouvoir, bien au contraire ! Sans doute, ils demandent des réformes : mais c’est, on l’a vu, du roi seul qu’ils veulent, parce que c’est du roi seul qu’ils peuvent les obtenir. Or, Malesherbes n’a pas d’autre ambition que la leur, et cette ambition, il l’a bien réellement, puisqu’il acceptera de faire partie du ministère réformateur de Turgot. En quoi donc, demanderons-nous, la Nouvelle-Héloïse de Jean-Jacques, la Tolérance de Voltaire, les Essais de littérature de d’Alembert, et l’Encyclopédie elle-même, pour citer les principales publications auxquelles Malesherbes s’intéressa, portaient-elles atteinte aux prérogatives de la royauté ? Nous ne parlons, bien entendu, que de ce qui est réellement dans ces ouvrages ; car, quant aux conséquences extrêmes que d’autres en ont tirées, Malesherbes n’en est peut-être pas plus responsable que leurs auteurs eux-mêmes. Or les Encyclopédistes non-seulement prétendent être « les amis du roi » ; mais dans leurs articles ils étaient aussi royalistes que pouvait et devait l’être le Directeur même de la librairie. Il est vrai qu’il ne se vantaient pas, si ce n’est pour rire, d’être aussi dévots que l’archevêque de Paris : mais « le parti des dévots » n’était pas la France et même ce qu’auraient voulu les chefs de ce parti, le dauphin, la reine et l’ancien évêque de Mirepoix, n’était pas ce que voulaient, ni surtout ce que devaient vouloir, dans l’intérêt de la royauté, le roi lui-même et ses ministres. Quand donc Malesherbes faisait dire aux comités, dans lesquels on parlait, devant la reine, de l’abus des mauvais livres, que « les Cacouacs, de Moreau, avaient porté un coup plus funeste à l’Encyclopédie qu’un arrêt du Conseil », sans doute il exagérait à dessein, pour rassurer la reine, l’importance de ces pauvres Cacouacs ; mais tout n’était pas « subterfuge », comme l’a avancé Sainte-Beuve, dans cette note qu’il ne cite pas en entier et dont voici la fin : un arrêt du Conseil aurait eu pour effet « de faire expatrier un des éditeurs qui aurait achevé son ouvrage en pays étranger, sans y mettre même le peu d’adoucissement qu’on en a exigé en France » ; et nous savons, par l’examen de ses manuscrits, que Malesherbes faisait sans cesse corriger et « adoucir » l’Encyclopédie.

Hâtons-nous de remarquer, d’ailleurs, que, si les philosophes trouvèrent assez souvent en M. de Malesherbes un zélé protecteur de leurs écrits, ils ne firent jamais de lui, comme ils l’auraient souhaité, le docile instrument de leurs mesquines rancunes. Le Directeur de la librairie essaya de tenir la balance égale entre les deux partis : c’était, il est vrai, le moyen de les mécontenter tous les deux. Pour ne parler que des philosophes, ce n’est pas vraiment la liberté, c’est-à-dire la liberté pour tous, qu’ils lui demandaient, mais la liberté pour eux seuls ; et comme Malesherbes faisait la sourde oreille à leurs récriminations, c’étaient, de leur part, des réclamations sans fin contre ce maudit Fréron, qu’ils trouvaient tout naturel d’insulter dans l’Encyclopédie ou de ridiculiser sur la scène (dans l’Écossaise), mais à qui le Directeur de la librairie ne devait pas permettre le plus petit mot de représailles sous peine de se voir accuser lui-même de protéger Fréron, « d’avilir la littérature et d’aimer le chamaillis[26] ». Ah ! s’écrie tristement d’Alembert, dans une lettre à Voltaire, « si vous connaissiez M. de Malesherbes ; si vous saviez combien il a peu de nerf et de consistance, vous seriez convaincu que nous ne pouvons compter sur rien avec lui, même après les promesses les plus positives. »

Si Malesherbes avait espéré, grâce à ses fonctions et aux bons offices qu’elles lui permettaient de rendre aux gens de lettres, avoir avec ceux-ci des relations agréables, il perdit bien vite cette naïve illusion : « Je vous avoue (écrira-t-il un jour à Jean-Jacques) que, quand je me trouvai chargé d’un département littéraire, je crus que ce serait pour moi une chose agréable ; mais je ne tardai pas à être détrompé[27]. » Il se consolait pourtant de ces déboires et il se disait, lui le vrai philosophe, que ce sont là vices unis à l’humaine et irascible nature des écrivains : « Je suis très accoutumé, écrivait-il à Morellet, aux espèces d’accès auxquels les gens de lettres sont sujets ; je ne m’en offense jamais, parce que je sais que ce sont de petits défauts inséparables de leurs talents ». Ces défauts-là sévissaient particulièrement au dix-huitième siècle ; ce n’est pas assez de dire qu’alors les idées avaient devancé les institutions et les lois ; elles n’étaient pas moins en avance sur les mœurs, et nous entendons par là : non-seulement les mœurs du public, mais les mœurs même des philosophes ; les idées sont plus libres que jamais ; les mœurs sont restées monarchiques. Ainsi ils proclament, plus qu’ils ne pratiquent, la tolérance ; Malesherbes « trouvait mauvais à sa manière, c’est-à-dire en souriant avec ironie, que les manœuvres de ce grand édifice littéraire (l’Encyclopédie), sous prétexte de commander impérieusement la tolérance, fussent devenus les plus intolérants des hommes[28]. » Il s’agit pour eux, on le sait, non de conquérir la liberté de la presse, mais d’avoir l’oreille d’un ministre, et cette prétention se comprend encore, puisque c’est le ministre qui donnera la permission d’imprimer leurs œuvres ; mais ils veulent, de plus, censurer eux-mêmes, c’est-à-dire, faire condamner les ouvrages de leurs adversaires. Par exemple, Diderot est nommé par Sartine censeur de Palissot ; il avait déjà, dans un mémoire à ce même Sartine sur le Commerce de la librairie, affirmé bien haut qu’il était « un des plus zélés partisans de la liberté prise dans l’acception la plus étendue ; je souffre de voir le dernier des talents gêné dans son exercice[29] ». Et l’on a vu plus haut, comment il respectait chez les autres cette liberté qu’il aimait tant en théorie.

Pas plus que leurs adversaires, ils ne comprennent et n’admettent la critique, et la critique littéraire moins que toute autre, parce qu’elle s’attaque à leur talent et qu’elle blesse leur amour-propre. Or, l’amour-propre, si nous en croyons Zadig, — et Voltaire devait s’y connaître, — est « un ballon gonflé de vent, dont il sort des tempêtes quand on lui a fait une piqûre, » Ainsi, en 1775, Fréron s’avise-t-il de publier le « Commentaire sur la Henriade », de la Beaumelle, aussitôt d’Alembert fait part de son indignation à Voltaire et se demande quand donc on se décidera « à faire justice de ces marauds. À quoi servirait-il d’avoir tant d’honnêtes gens dans le ministère si les gredins triomphaient encore ? » Un critique littéraire n’est pas pour eux un écrivain, c’est un vulgaire « feuilliste », à moins qu’il ne soit « un corsaire », ou même une misérable « chenille ». D’Alembert, dans son « Essai sur les gens de lettres », a décrit le Temple de la Renommée : pour arriver à ce temple, il faut traverser une forêt peuplée de « brigands » (il veut dire : de critiques). La critique, pour lui, c’est « l’envie » et ce mot revient sans cesse dans son Essai. Par leur attitude envers leurs rivaux ils ont mérité que Linguet leur jetât à la tête ce mot sanglant : « Vous ne lancez pas de lettres de cachet ; mais si on vous en donnait[30] ! »

Par une étrange ironie du sort, le seul homme peut-être qui souhaitait pour son pays une presse vraiment libre était celui-là même qui avait pour mission de la surveiller : Malesherbes aurait voulu supprimer la censure préalable ; il en établissait tout au moins l’inutilité dans une lettre (restée manuscrite) à M. de Bernis : « Je puis vous assurer qu’il n’y a aucun censeur, quelque éclairé et attentif qu’il soit, qui puisse répondre de n’être pas trompé dans l’examen d’un ouvrage de longue haleine, lorsqu’un auteur adroit aura le projet de l’induire en erreur, surtout dans des matières délicates comme la métaphysique et la morale[31]. » En attendant, il s’efforçait de rester impartial entre les deux partis — sans y réussir tout à fait, nous le reconnaissons ; car cette balance, qu’il voulait tenir égale entre Voltaire et Fréron, il semble bien que, par moments, il l’ait fait pencher du côté de Voltaire. C’est que, sans parler des difficultés inouïes de son administration, si mal définie, si pleine d’embarras de toutes sortes, il lui était bien difficile de ne pas se tromper et même de favoriser ou de paraître favoriser les uns aux dépens des autres : « Je n’ai de l’aversion que pour l’injustice, écrivait-il à Jean-Jacques ; et encore ne sais-je pas si cette aversion n’a pas cédé quelquefois au sentiment qui me ramène toujours aux gens de lettres ». Et ces gens de lettres, encore une fois, qui étaient-ils ? D’un côté, des hommes médiocres, ennuyeux à périr ; de l’autre, le talent et la verve, la raison et l’esprit. Avant de le juger, qu’on se figure Malesherbes lisant, ou parcourant plutôt (car qui n’aurait succombé à une telle lecture !) les cinq volumes des Lettres Helviennes ou les huit volumes des Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie, puis passant aux pages éloquentes ou endiablées de l’Émile ou de Candide et qu’on s’étonne alors que, malgré son sincère désir de rester impartial, il ait favorisé Jean-Jacques et Voltaire au détriment des Chaumeix et des Pompignan !

Il y a plus : Malesherbes aurait souhaité s’attacher ces gens de lettres auxquels s’attachait l’opinion, cette puissance du temps, et, des sympathies qu’il leur aurait inspirées, faire bénéficier la royauté : le passage suivant n’est-il pas, à ce point de vue, tout à fait révélateur ? « Vous voyez où j’en veux venir (par la suppression de la censure) ; de rendre les auteurs plus libres, mais, en même temps, de faire exposer à M. Diderot que, s’il achève l’ouvrage (l’Encyclopédie) sans donner aucun sujet de plainte, il pourra prétendre aux grâces du Roi. La forme de cette promesse pourrait être une lettre que m’écrirait M. le contrôleur général après avoir pris les ordres du Roi. » Il connaissait les philosophes et le vrai moyen de rendre leurs écrits plus inoffensifs : étant donné qu’il était absolument impossible d’arrêter le flot montant des revendications sociales, ne valait-il pas mieux essayer de le diriger et de l’endiguer, plutôt que de le combattre par des demi-mesures qui n’aboutissaient jamais qu’à compromettre et à discréditer le pouvoir[32] ?

Un roi protecteur des philosophes, c’était, nous l’avons vu, ce que les philosophes rêvaient, eux aussi, et qui sait si le protecteur n’eût pas été, par ses protégés, fortifié et grandi ! À nous en tenir en effet à la librairie, nous voyons que Malesherbes a sans cesse à défendre les prérogatives royales contre les prétentions à la fois du parlement et du clergé : le parlement ne prétend-il pas s’arroger le droit d’approuver les ouvrages, si bien que dans son arrêt rendu contre l’Encyclopédie, en 1758, Malesherbes relève lui-même « un terme bien remarquable : aux défenses d’imprimer, vendre ou débiter, on a ajouté : ni d’approuver, ce qui ne se trouve dans aucun ancien arrêt et ce qui donne précisément au Parlement l’inspection sur les censeurs, c’est-à-dire l’administration[33] ». Et si le parlement prétend « approuver, » le clergé aspire, de son côté, au droit d’« inspecter » les livres : « Il serait juste et sage, dit-il dans son Assemblée de 1765, que la librairie fût soumise à notre inspection et que nous fussions appelés à une administration dont nous avons un si grand intérêt à empêcher les abus. » À propos de l’article constitution, Malesherbes, répondant à un évêque censeur de l’Encyclopédie, qui avait vu Mirepoix au sujet de cet article, se déclare très mécontent de ce que les censeurs aillent « consulter M. de Mirepoix de qui ils n’ont point d’ordre à prendre dans cette matière ; je trouve ridicule que six ou sept censeurs aillent journellement rendre compte de leur conduite[34]. » On voit, au sujet de l’Encyclopédie, les tentatives d’empiétement du parlement et du clergé : or, qui donc, au dix-huitième siècle, combattait avec plus d’acharnement le clergé et le parlement à la fois ? qui donc alors, suivant un mot de Voltaire, disputait avec plus d’entêtement « le haut du pavé », d’une part, « aux pédants à petit rabat » et, d’autre part, à ces « insolents bourgeois » de parlementaires ? Les philosophes auraient voulu renouveler l’antique alliance de la royauté avec le tiers-état, non pas tant contre la vieille noblesse, que la royauté avait asservie, mais contre une magistrature arrogante et un clergé persécuteur. Malesherbes put donc servir les philosophes (et ceux-ci reconnurent plus tard ses services) sans pourtant desservir son roi. Dans sa lettre, déjà citée, à Bernis, il regrettait de ne pouvoir, dans sa situation délicate, « être utile aux gens de lettres » ; il le fut, au contraire, pas autant que l’auraient voulu ses insatiables protégés, assez cependant pour doter la France d’ouvrages qui lui firent honneur ; et il le fut, en tout cas, de façon à garder intacte sa réputation de grand et d’honnête citoyen. Dans ses rapports avec les philosophes, il se conduisit en serviteur très libéral, si l’on veut, mais très loyal aussi, de la royauté.


II. — le camp des anti-encyclopédistes : le roi, le clergé, le parlement


Les Encyclopédistes se sont plaints, dans tous leurs ouvrages, de l’acharnement qu’on mit à les persécuter. Voltaire ne s’accoutume pas à voir « les sages sans cesse écrasés par les sots. » Grimm gémit de ce que, « pour arrêter les progrès de la raison et de la vérité, tout soit mis en usage : le mensonge le plus grossier, la calomnie la plus atroce, la persécution la plus injuste. » Si d’Alembert laisse à Diderot la direction du Dictionnaire et n’y veut plus insérer que des articles de mathématiques, c’est qu’il craint « d’être exposé de nouveau et qu’il a assez souffert pour l’Encyclopédie[35]. » Que dit enfin le chef lui-même de l’entreprise ? Diderot, l’œuvre achevée, jette un regard en arrière et s’étonne d’avoir pu échapper à tant d’écueils : « de toutes les persécutions qu’ont eu à souffrir, dans tous les temps et chez tous les peuples, ceux qui se sont livrés à la séduisante et dangereuse émulation d’inscrire leurs noms dans la liste des bienfaiteurs du genre humain, il n’en est presque aucune qu’on n’ait exercée contre nous ; que de nuits passées dans l’attente des maux que la méchanceté cherchait à nous attirer[36] ! »

Que faut-il donc penser de toutes ces plaintes ? Y eut-il réellement une « conspiration générale[37] » et quels sont, au juste, « les méchants » qui persécutèrent les Encyclopédistes ? D’Argenson, dès 1752, énumère ainsi les ennemis de l’Encyclopédie : « Les Courtisans, les Jésuites, les Jansénistes et tous les autres corps cagots persécutent également les philosophes. »

Passons donc rapidement en revue ces différents ennemis et caractérisons, dans ses traits généraux, la guerre qu’ils ont faite à l’Encyclopédie.

Le roi, pour commencer par lui, n’aimait certes pas les philosophes ; mais étant, comme a dit Voltaire, « indifférent à tout », il ne s’occupait pas d’eux : en quoi il avait tort, surtout aux yeux des philosophes, qui auraient attaché plus de prix à ses faveurs qu’à celles d’un Frédéric ou d’une Catherine. Louis XV se contentait de trouver très mesquine la pension que Frédéric payait à d’Alembert et très impertinentes les avances que Catherine faisait aux beaux esprits de son royaume tels que Diderot, mais il ne s’avisait pas de lutter de générosité avec Frédéric ni d’amabilité avec Catherine. Quant aux lois prohibitives et aux mesures, parfaitement vexatoires du reste, par lesquelles il entravait la libre expression et la propagande des doctrines philosophiques, il faut convenir qu’elles n’étaient dans ses mains que des armes défensives et, après tout, légitimes : car ce serait commettre un singulier anachronisme que d’invoquer contre lui une liberté de presse, dont les philosophes eux-mêmes n’avaient pas l’idée, bien plus, dont ils n’auraient peut-être pas voulu, même si on eût songé à la leur offrir. Étant données les idées du temps, les traditions gouvernementales en matière de presse et la façon enfin dont chaque parti entendait la polémique, le gouvernement ne pouvait rester neutre dans les querelles littéraires ; il devait prendre parti pour ou contre les philosophes ; quand, à tort ou à raison, il se crut atteint par eux, il se défendit ; il fit ce que faisaient chez eux les rois philosophes eux-mêmes, lesquels tenaient plus à leur couronne qu’à leur philosophie ; il fit ce qu’ont fait de tout temps, « tous les rois, excepté les imbéciles », suivant le mot de Mirabeau : « Ils ont tous défendu leurs prérogatives[38]. »

Maintenant Louis XV n’eût-il pas mieux fait, j’entends dans son propre intérêt, de protéger les philosophes ? C’est là une tout autre question et à laquelle nous avons déjà très nettement répondu pour notre compte. Ce que nous voulons dire seulement ici, c’est, qu’en définitive, les philosophes n’avaient pas trop le droit de s’étonner et de se plaindre qu’on exerçât sur leurs doctrines, bien ou mal comprises d’ailleurs, la surveillance et même la tyrannie qu’ils n’auraient pas manqué d’exercer sur leurs adversaires, s’ils avaient été les maîtres.

En dehors du roi, il y avait, à la Cour, un petit cercle qui se groupait autour de la reine et du dauphin : on l’appelait, dans le camp des philosophes : « le parti dévot », et il voyait de très mauvais œil les Encyclopédistes et leur œuvre. Mais, fort heureusement pour ces derniers, si le roi était tout à ses plaisirs, la reine était toute à ses dévotions. Quant au dauphin, aussi dévot qu’elle, mais plus intelligent et très instruit, il aurait pu être redoutable aux philosophes, s’il avait eu quelque pouvoir à la cour ; mais il y vivait comme dans une sorte de retraite, « sans crédit auprès des ministres, sans influence auprès de son père[39]. » Diderot l’a si dignement loué à sa mort[40] qu’on en peut hardiment conclure qu’il ne fit pas grand mal aux philosophes.

À la tête du parti dévot était Boyer, jadis moine de l’ordre des Théatins, puis évêque de Mirepoix et précepteur du dauphin ; c’est lui qui attira l’attention du roi sur les dangers que l’Encyclopédie faisait courir à la religion : « Il porta ses plaintes au roi lui-même et lui dit, les larmes aux yeux, qu’on ne pouvait plus lui dissimuler que la religion allait être perdue dans son royaume[41]. » Mais Boyer avait en somme peu d’influence à la Cour, où il n’était pas aimé « parce qu’il était, dit Barbier, trop rigide et trop scrupuleux. » Il mourut d’ailleurs en 1755[42]. Quant aux Courtisans, une vole manquée ou la question de savoir si telle grande dame avait quatre ou six chevaux à son carrosse (que l’on consulte Luynes pour s’en convaincre) les préoccupait bien plus que tous les articles de l’Encyclopédie.

La Cour, on le voit, ne renfermait pas des ennemis bien acharnés contre l’Encyclopédie : tout autrement furieux et redoutables furent ses adversaires du Clergé et du Parlement. « Nul ouvrage, dit Malesherbes, n’a excité plus de clameurs de la part du clergé et du Parlement[43]. » Ces deux corps ne s’entendent guère, au dix-huitième siècle, que pour proscrire : le clergé dénonce les ouvrages et anathématise les auteurs ; le Parlement brûle les premiers et décrète les seconds de prise de corps. Voyons-les successivement à l’œuvre et occupons-nous d’abord du clergé, puisque c’est surtout contre lui qu’est écrite l’Encyclopédie.

Le clergé, bien entendu, n’avait pas pris un instant le change sur la fausse piété étalée, on l’a vu, dans l’Encyclopédie : dès les premières attaques insidieuses, il avait couru aux armes pour repousser ces « loups dangereux déguisés en brebis. » Mais avant de raconter la lutte qui s’ensuivit, il nous faut bien comprendre les vraies causes de cette lutte inévitable et pourquoi elle fut si acharnée de part et d’autre.

Et d’abord pour quels motifs les Encyclopédistes devaient-ils nourrir contre le clergé une haine si implacable et, semble-t-il, si peu philosophique ? C’est que les Encyclopédistes, ayant toutes les ambitions réformatrices que nous avons dites, devaient, dans leur marche en avant, à chaque pas rencontrer l’Église qui leur barrait le chemin. Ils combattaient, on l’a vu, tous les abus et tous les préjugés : mais l’Église vivait des uns et des autres ; il n’est pas étonnant qu’elle fût infatigable à défendre tout ce que les philosophes étaient ardents à réformer ou à détruire. Fermement convaincue que les croyances et les institutions du temps étaient si intimement liées entre elles, si dépendantes les unes des autres, qu’elles devaient vivre ou mourir toutes ensemble, l’Église était l’ennemie née de toutes les nouveautés, quelles qu’elles fussent ; et la sentinelle avancée de l’Église, la Sorbonne, de même qu’elle avait combattu Descartes au siècle passé, devait maintenant guerroyer avec plus d’acharnement encore contre des novateurs autrement dangereux, car ils prétendaient (pour la première fois en France), parler librement de tout, étant encyclopédistes.

Aussi est-ce la Sorbonne qui leur avait déclaré la guerre et cela dès l’apparition des premiers volumes de l’Encyclopédie, à propos d’une insignifiante thèse de théologie. Ce n’était pas la thèse de l’abbé de Prades, c’est l’esprit de l’Encyclopédie qui leur faisait peur et non pas seulement son esprit philosophique et anti-religieux, mais même son esprit purement scientifique. Et, en effet, la science de l’Encyclopédie était peut-être plus redoutable que son inconsistante et pâle philosophie à l’enseignement traditionnel de l’Église. Sans doute, on ne trouve pas, dans le Dictionnaire, le moindre pressentiment des sciences qui doivent ébranler un jour et saper par leur base toutes les religions révélées : par exemple l’exégèse ou la critique historique. L’Encyclopédie, naturellement, n’expose et ne vulgarise que les sciences cultivées au dix-huitième siècle et, particulièrement, les sciences physiques et naturelles ; mais cela suffisait amplement pour justifier les alarmes de la Sorbonne et de l’Église : n’était-ce pas les progrès de ces mêmes sciences qui, au siècle dernier (et pour ne pas remonter jusqu’au temps de Galilée), avaient, pour ainsi dire, conspiré, en même temps que le déisme anglais, contre les dogmes de la religion établie ? C’est en 1645 que Bayle et ses amis fondaient le collège scientifique qui était devenu plus tard la fameuse Société royale et c’est en 1680 qu’un savant géologue, Burnet, démontrait dans un livre hardi (Telluris sacra theoria), que l’histoire de la création d’après Moïse est contraire à la raison et doit être considérée comme une pure allégorie ? Et, chez nous, on connaît de reste, il les a assez répétées, toutes les plaisanteries de Voltaire sur la physique naïve et l’astronomie enfantine de la Genèse. L’Encyclopédie, disait La Harpe dans son Lycée, est « un monument élevé par la philosophie contre le ciel » ; disons en tous cas : contre le ciel des théologiens.

Cet inébranlable attachement de l’Église au passé, à tout le passé religieux et scientifique de l’humanité, explique l’acharnement et, pour ainsi dire, le fanatisme, en sens contraire, des Encyclopédistes, autrement redoutables que leurs prédécesseurs, les déistes anglais. En Angleterre, en effet, l’église anglicane qui, d’ailleurs, nous l’avons montré, n’était pas, comme le catholicisme français, systématiquement hostile à tout progrès social, enseignait une doctrine plus flexible, partant, plus conciliable avec le progrès scientifique. En France, le catholicisme, enfermé dans ses dogmes immuables, élevait contre les philosophes, réformateurs ou simples savants, comme un mur sacré destiné à abriter éternellement les vieilles mœurs et les anciennes croyances[44]. Si donc on voulait entrer dans la place, il fallait commencer par attaquer ce rempart de l’Église, et c’est, en effet, pour le battre en brèche que les Encyclopédistes construisirent une machine de guerre qui portait, soigneusement cachés dans ses flancs, le scepticisme et l’irréligion.

La guerre fut implacable des deux côtés, parce que les ennemis étaient irréconciliables comme leurs principes : la raison était tout pour les uns, comme pour les autres la foi ; les premiers en appelaient sans cesse à l’état de nature, c’est-à-dire à ce qui n’était, pour les seconds, que l’état de péché. La seule idée, peut-être, qui leur fût commune était précisément ce qui les condamnait à ne jamais s’entendre et surtout à ne jamais se rendre justice les uns aux autres : convaincus, philosophes et chrétiens, que la vérité est une et, comme on dit, purement objective, ils s’imaginaient, les uns et les autres, qu’on peut la posséder tout entière, pourvu qu’on soit réellement désireux de la conquérir. Seulement, dès qu’il s’agissait des moyens de l’étudier et de la connaître, ils s’éloignaient les uns des autres de toute la distance qui sépare la terre du ciel. Cette même raison, qui n’était bonne, tout au plus, aux yeux des théologiens, qu’à préparer la simple connaissance des dogmes, d’ailleurs irrationnels, pour les philosophes, au contraire, devait expliquer toutes les énigmes. Ceux-ci restés, en un sens, catholiques dans l’âme, croyaient à la toute-puissance de la raison, ainsi que leurs adversaires à celle de leur Dieu et, tout comme ils avaient eu un credo politique, aussi vague parfois, mais par cela même aussi indestructible que leurs aspirations vers une société idéale fondée sur la raison, ils avaient, de même, un credo philosophique, dont la raison encore, et la raison seule, dictait le premier et le dernier commandement ; ils dressèrent ainsi autel contre autel, car leur déesse Raison était aussi exclusive et jalouse que le Jéhovah de la Bible.

Ce fut dès lors comme une guerre de religion qui éclata entre les deux partis avec son ordinaire accompagnement d’invectives, de calomnies et de dénonciations mutuelles ; et ce qui exaspéra et prolongea la lutte, ce fut la sincérité même des combattants. Sans doute il y eut des hypocrites dans les deux partis ; sans doute aussi l’intérêt personnel intervint, comme toujours, pour fortifier la foi de chacun ; il est certain, par exemple, qu’il vint un moment, vers 1760, où, les philosophes étant devenus les maîtres incontestés de l’opinion, il fut très utile d’être de l’Encyclopédie ; cependant, ne l’oublions pas, il était toujours lucratif d’être du clergé. Ainsi, l’on pouvait bien, grâce à l’Encyclopédie, se faire un nom et entrer à l’Académie : mais ce n’est pas chez eux qu’on devenait archevêque ; or, pour le dire en passant, s’il y avait encore, au dix-huitième siècle, de ces « évêchés crottés », comme l’évêché de Grasse, qui ne valaient que cinq mille francs, il y en avait aussi d’autres, et en très grand nombre, qui étaient d’un plus beau revenu : par exemple, l’archevêque de Paris avait six cent mille livres de rentes[45].

Mais laissons là les hypocrites et « les roués » des deux partis, et ne considérons à la fois que les plus respectables parmi les prélats qui combattirent l’Encyclopédie, un Christophe de Beaumont, par exemple, dont les vertus égalaient l’ardeur belliqueuse, et les plus honorables parmi les Encyclopédistes, comme l’honnête chevalier de Jaucourt, que les Anti-encyclopédistes enviaient à leurs ennemis. Or, précisément, le chrétien convaincu et le philosophe sincère étaient tenus, de par leurs principes mêmes, de se suspecter, et, par conséquent, de se mépriser mutuellement. Les vérités que nous fait connaître le sens commun ou la raison étant non seulement très claires, mais, à première vue, du moins, très évidentes, comment un philosophe pouvait-il admettre qu’on fût de bonne foi en niant l’évidence, alors qu’il suffisait, pour la voir, d’ouvrir les yeux ? Et son raisonnement lui paraissait d’autant plus invincible qu’il s’appuyait sur une complète ignorance de ce qu’avait été la religion dans les siècles de foi, le moyen âge n’étant, pour lui, qu’une longue nuit éclairée çà et là par le feu des bûchers ; et, très logique, il concluait que les prêtres ne pouvaient être que des imposteurs. Et, de même, pour un chrétien, les philosophes étaient des gens qui avaient des yeux pour ne point voir l’éclatante lumière de l’Évangile. Bossuet n’avait-il pas dit qu’on « ne peut combattre la religion sans montrer, par de prodigieux égarements, qu’on a le sens renversé[46] » ? Niant effrontément les vérités les plus certaines, les philosophes, à leur tour, ne pouvaient être que des fourbes et des menteurs, de sorte que si les philosophes ne pouvaient pas ne pas railler et maudire les prêtres, les prêtres ne se sentaient pas moins obligés d’anathématiser les philosophes. Ici, toutefois, la philosophie était moins intolérante que l’Église : elle ne damnait personne. Les philosophes disaient bien qu’il n’y avait pas de talent hors de l’Encyclopédie : ils ne disaient pas que, hors du déisme, il n’y avait pas de salut.

On a vu par quel savant système de ruses philosophiques les auteurs de l’Encyclopédie avaient attaqué l’Église ; voyons maintenant comment s’y prit l’Église, tout d’abord, pour déjouer les secrets desseins des prudents Encyclopédistes ; puis, à mesure que l’incrédulité de ceux-ci s’enhardit, pour repousser les attaques plus directes dont peu à peu elle se vit l’objet. Elle avait en mains des moyens de défense très variés et, on va le voir, elle usa de tous à la fois avec un infatigable zèle.

En premier lieu, et comme corps constitué, le Clergé dénonça solennellement l’incrédulité dans ses Assemblées générales ; le don gratuit qu’elle allouait au roi dans ces assemblées, elle entendit qu’on l’en dédommageât par des poursuites plus rigoureuses exercées contre les philosophes aussi bien que contre les hérétiques, et Barruel a pu dire, avec une satisfaction légitime, que « depuis 1750 (c’est-à-dire depuis l’apparition de l’Encyclopédie), il n’est pas une assemblée du Clergé qui n’ait averti le trône et la magistrature des progrès du philosophisme ». Deux de ces assemblées méritent d’attirer ici notre attention, parce qu’elles se montrèrent particulièrement ardentes à dénoncer l’impiété et que leurs dénonciations, favorablement accueillies par le roi et le parlement, eurent pour effet d’entraver pour un temps la propagande et de déchaîner la colère des philosophes. Ce sont celles de 1758 et de 1770.

En 1758, l’évêque de Valence fut chargé par l’Assemblée de lire au roi un Mémoire, contenant les doléances du clergé, au sujet des « mauvais livres », de ceux, en particulier, qu’a inspirés « l’orgueilleuse philosophie ». Et, de fait, la philosophie avait lieu de s’enorgueillir, puisque ses œuvres, de l’aveu même du mandataire de l’Église, étaient « très recherchées » à cause de « l’esprit » qu’on affectait d’y répandre. Notons toutefois que, si l’on reconnaît implicitement, avec leur « attrait dangereux », le succès des écrits philosophiques, on ne dénonce encore dans ceux-ci que les timides audaces du déisme et de la religion naturelle : « une religion sans culte et un Dieu indifférent aux actions des hommes ». Il va s’agir de bien autre chose dans l’Assemblée de 1770.

À cette date, l’Encyclopédie est terminée depuis cinq ans : mais la guerre à l’Infâme se poursuit, plus violente que jamais et avec des armes de plus en plus redoutables. Ce qu’on dirige maintenant contre l’Église, ce n’est plus la lourde machine de guerre de l’Encyclopédie, machine au surplus très coûteuse, qui ne pénètre guère que dans les maisons des riches et ne peut s’achever qu’avec la permission du roi : mais c’est ce que Voltaire appelait de petits pistolets de poche et il en fut lui-même, comme on sait, le plus adroit et le plus infatigable fabricateur ; ce sont de petits livres, des dictionnaires encore, mais « portatifs », des brochures, légères de poids aussi bien que de style, qui se passent, et pour cause, du privilège royal, qui, dans la rue, filent invisibles sous le manteau, mais s’étalent effrontément sur la toilette de toute femme à la mode, car elles ont pour elles d’être défendues, et, par-dessus le marché, suivant la recette du Patriarche, d’être « courtes et salées. »

Pourtant ces innombrables écrits n’avaient guère eu pour but jusqu’ici que d’attaquer l’ancien ordre de choses, d’ébranler « l’édifice élevé dans les temps barbares » ; et à ceux qui demandaient aux philosophes par quoi donc ils remplaceraient les choses anciennes, la religion et ses ministres, la vieille société et ses privilèges, les philosophes s’étaient contentés jusque-là de répondre avec Voltaire « qu’il faut bien nettoyer la place avant de bâtir. »

Or, voici qu’à l’époque même qui nous occupe, en 1770, paraît une œuvre qui, plus doctrinale que toutes les autres, ne se contente plus de nier et de détruire, mais prétend édifier et ne dit pas seulement ce qu’il ne faut plus croire, mais enseigne tout ce qui doit remplacer et la superstition et le despotisme. Ce ne sont plus des critiques de détail et de simples « croquignoles à l’infâme », c’est toute une philosophie sérieusement et logiquement déduite, tout un système nouveau du monde et de la société, c’est le Système de la nature, de d’Holbach.

L’Église comprit tout de suite la portée de ce livre et qu’il était bien la conclusion logique, encore que très sincèrement repoussée et réprouvée par Voltaire et quelques autres, de la pensée philosophique du siècle : car c’est bien à d’Holbach, par exemple, qu’aboutissent, sinon par leurs écrits imprimés, du moins par leurs œuvres restées manuscrites et par les principes mêmes qu’ils professaient, les deux chefs de l’Encyclopédie, Diderot et d’Alembert. Le système de d’Holbach trouva, sans doute, comme en avait exprimé le pieux espoir cette Assemblée du clergé de 1770, « des contradicteurs parmi ceux mêmes qui semblaient se réunir à l’auteur pour combattre la religion » ; il n’est pas moins certain que, comme l’affirmait encore le clergé, d’Holbach avait « laissé échapper l’affreux secret de la philosophie » et que ce secret n’était plus désormais, comme en 1758, un inconséquent et timide déisme, mais un athéisme intrépide qui affirmait hautement ses principes et en déduisait tranquillement ses plus graves conséquences. On voit par là tout le chemin parcouru et en si peu de temps par la philosophie : comme les héros d’Homère, elle avait en quelques pas parcouru le ciel et elle en sortait le déclarant vide et tout au plus bon pour servir d’épouvantail entre les mains « des rois despotes et des prêtres imposteurs ». Ce qu’on osait à peine penser, quelques années auparavant, on l’imprimait à cette heure « et les lois se taisaient, et l’autorité tranquille ne songeait pas à arracher des mains des sujets du roi l’assemblage monstrueux de tant d’iniquités[47] ».

Devant tant d’effronterie et une si étonnante impunité, le clergé, dans son Assemblée de 1770, jeta un cri d’alarme et adressa un suprême appel à la fois au roi, aux évêques et à tous les fidèles du royaume. L’archevêque de Reims fut d’abord chargé de faire au roi, au nom du clergé assemblé, une harangue pressante, dans laquelle il suppliait Sa Majesté de mettre un frein « à cette philosophie impérieuse et superbe, qui ne s’abaissait plus à couvrir ses paradoxes d’un voile séducteur, mais qui osait dogmatiser avec la plus entière indépendance[48] ». Puis l’archevêque de Toulouse lut en séance, le 6 août, un solennel avertissement aux fidèles du royaume sur les dangers de l’incrédulité. Des exemplaires de cet avertissement furent présentés par l’abbé Dulau au roi, à la famille royale et aux principaux personnages de la cour à Compiègne. Le duc de la Vrillière, ce grand pourchasseur de huguenots[49], assura à l’abbé Dulau qu’il s’occupait plus sérieusement que jamais « d’arrêter le débordement des productions impies » et l’abbé put même, en rendant compte de son mandat à l’Assemblée, apporter à celle-ci la bonne nouvelle qu’un ballot de mauvais livres venait d’être tout récemment saisi, et que la peine d’une humiliante détention avait été décernée contre les délinquants.

Mais les délinquants, à cette date, c’était tout le monde, et non seulement tout Paris, mais bientôt, à moins qu’on ne se décidât à sévir avec la dernière rigueur, la France entière : c’est ce que l’Assemblée savait mieux que personne, renseignée qu’elle était par les évêques venus de tous les points du royaume, et c’est ce qu’elle se chargea de dire au roi dans un dernier Mémoire, qui est comme un avertissement suprême et presque irrespectueux : il formulait d’amers reproches à l’adresse d’un gouvernement si peu soucieux de se défendre ou plutôt, tant le danger était pressant, de se sauver lui-même en face de « ce torrent qui avait pénétré dans l’intérieur des provinces ; il n’y avait plus de ville ni de bourg qui fût exempt de la contagion de l’impiété. Or, avec la foi, allaient s’éteindre à jamais les sentiments d’amour et de fidélité à la personne du souverain. » Ce n’était pas seulement, en effet, disait habilement le Mémoire, « comme évêques chargés de la défense de la cité Sainte, mais encore comme membres d’un État, dont ils formaient le premier ordre », et dont ils étaient, par conséquent, le meilleur soutien, que les mandataires du clergé venaient porter aux pieds du trône leurs supplications et « leur profonde douleur. »

Ce n’était pourtant pas les lois qui manquaient alors pour opprimer le commerce de la librairie, ni les surveillants pour arrêter l’essor des mauvais livres ; l’écrivain n’était-il pas soumis à la fois aux édits du roi, aux arrêts du Conseil et à ceux du Parlement, et ne devait-il pas subordonner l’expression de sa pensée au bon plaisir de M. le Directeur général de la librairie et de M. le lieutenant de police, sans parler de MM.  les censeurs et enfin des membres des Chambres syndicales ? Mais à quoi servent les meilleures lois et les plus restrictives du monde, si elles sont exécutées ici et non là, tel jour et non tel autre, par un gouvernement qui veut tantôt satisfaire, tantôt vexer le Parlement ou le clergé en réprimant ou en tolérant les écarts de la philosophie ? « Combien de livres, Sire, s’écrie avec tristesse le porte-parole du clergé, l’autorité n’a-t-elle pas su arrêter dans ces derniers temps ? et les livres les plus pervers demeurent sans flétrissure, et l’auteur du Système de la nature jouit tranquillement du ciel qu’il outrage et de sa patrie dont il est le corrupteur ! Comment donc se fait-il que des livres aussi séditieux se vendent dans votre capitale et peut-être aux portes de vos palais ? » C’est que l’impiété use de stratagèmes que le clergé dénonce en vain au roi : quand l’incrédulité veut mettre au jour quelque ouvrage scandaleux, « elle l’annonce sous le nom d’un auteur mort depuis plusieurs années » ; et, en effet, à la faveur de ce mensonge, on sait combien d’auteurs, ou morts ou profondément oubliés, Voltaire se plut à ressusciter et à immortaliser. Seulement, disons-le en passant, le public reconnaissait tout de suite et se disputait « la manne de Ferney » ; il n’en fut pas de même pour les produits que fournissait la boulangerie de Michel Rey, et l’on ignora longtemps que le fournisseur, Mirabaud, s’appelait, de son vrai nom, d’Holbach. Il était donc bien difficile de donner satisfaction au clergé qui demandait qu’on punît « le véritable auteur » du Système de la nature. Mais ce même clergé ne méritait-il pas d’être écouté, quand il s’indignait contre « les permissions tacites accordées à des ouvrages qu’on n’aurait pas osé autoriser par des permissions publiques ? » Ces permissions tacites étaient comme un moyen, offert par le gouvernement lui-même, aux auteurs licencieux ou séditieux, de se passer de ce privilège du roi sans lequel un livre ne pouvait légalement paraître en France : le livre tacitement permis n’avait qu’à s’annoncer, au frontispice, comme imprimé à l’étranger, et le censeur s’entendait complaisamment avec le Directeur de la librairie pour ne pas nuire à son succès. Il arrivait aussi, et le clergé s’en plaignait au roi, qu’en fermant à un livre condamné les portes de la capitale, on laissait ouvertes pour lui toutes celles du royaume[50]. Enfin, et ceci n’était-il pas le comble de l’anarchie en matière de librairie ? il n’était pas rare, ainsi que l’affirmait le clergé, qu’après avoir fait subir à des livres prohibés la peine de la confiscation, « il était libre à des commis avides et infidèles de les reprendre », et même, aurait-on pu ajouter, de les vendre avec de grands profits. Un gouvernement ainsi trahi par ses propres agents, et qui le sait et laisse faire, impuissant ou même indifférent à de tels abus, est condamné à une ruine prochaine.

Malheureusement, le Mémoire du clergé venait trop tard ; le mal de l’incrédulité était désormais sans remède : on avait laissé à « la contagion, ainsi s’exprimait ce Mémoire lui-même, le temps de corrompre tous les cœurs et de former enfin l’esprit général de la nation. »

D’ailleurs, si l’État s’était montré faible dans la répression des mauvais livres, l’Église ne s’était-elle pas, à son tour, affaiblie et compromise à plaisir par ses querelles intestines, comme si elle s’était appliquée à mieux assurer le triomphe de ses adversaires ? Sans doute, dans la guerre à l’incrédulité, c’était à qui, des Jansénistes ou des Jésuites, donnerait les preuves les plus éclatantes de son zèle à venger Dieu : mais les efforts désunis de ces deux grands partis, plus acharnés, au fond, l’un contre l’autre, que contre l’ennemi commun, pouvaient-ils avoir raison de la philosophie et arrêter ses effrayants progrès ?

Aux plaintes de l’Assemblée du clergé de 1758 le roi avait répondu en vrai fils aîné de l’Église : le clergé pouvait être sûr qu’en s’efforçant « de remédier au mal pernicieux causé par la licence de penser et d’écrire, il entrerait dans les vues du roi et trouverait dans sa protection tout l’appui dont il aurait besoin[51] ». D’aussi vagues assurances de protection contre les mauvais livres en général n’auraient pas fait grand mal à l’Encyclopédie en particulier, si le Parlement, à son tour, n’était parti en guerre contre celle-ci : quelques mois après cette démarche officielle du clergé auprès du roi, l’avocat-général, Omer Joly de Fleury, prononça contre le grand Dictionnaire un fulminant réquisitoire : ce factum, ridiculement ampoulé, fit pleuvoir sur sa chétive et disgracieuse personne une telle grêle de plaisanteries et d’épigrammes parties de Ferney, que désormais le nom seul de maître Omer suffit à mettre en gaîté les lecteurs de la Correspondance de Voltaire[52]. Son attaque contre l’Encyclopédie n’était d’ailleurs point maladroite, si elle n’était pas très honnête : de même qu’on avait, au début même de l’entreprise, rendu l’Encyclopédie solidaire de la thèse de l’abbé de Prades, sous prétexte que l’abbé avait collaboré à l’Encyclopédie ; de même on rendit celle-ci responsable de tout ce qu’Helvétius avait avancé dans son livre, sous ce prétexte, encore pire, qu’Helvétius était l’ami des philosophes. Or, non-seulement Helvétius n’avait pas écrit une ligne dans l’Encyclopédie, mais encore son livre avait été vivement combattu par les uns, par Diderot, par exemple, pour ses « paradoxes », tourné, et justement, en ridicule par les autres, par Voltaire surtout, à cause « des contes bleus dont il était farci », bref, désavoué par tout le parti philosophique, dont il était loin d’être le fidèle interprète ou, selon le mot qui courut alors, « d’avoir dit le secret. » On affecta pourtant de confondre les deux ouvrages et on les enveloppa dans une même condamnation : ce sera là l’ordinaire tactique des Anti-Encyclopédistes. Ne trouvant pas dans l’Encyclopédie même ce qu’ils y cherchaient, des mots pendables, ils prendront de toutes mains, ici dans Helvétius, là dans d’Holbach, et ils ne chercheront pas, ce qui eût été légitime, à montrer que certaines théories de l’Encyclopédie peuvent conduire à d’Holbach ou Helvétius, mais ils prendront, dans ces deux auteurs, les expressions les plus fortes et les idées les plus personnelles et ils les coudront perfidement, comme preuves à l’appui, aux réquisitoires qu’ils écriront à leur tour contre l’Encyclopédie. Rien ici n’était plus arbitraire et plus faux que de présenter, ainsi que le fit insidieusement Omer, le livre de l’Esprit, comme « l’abrégé de l’Encyclopédie. » C’est pourtant cette assimilation injuste qui fit prononcer et parut justifier l’arrêt du parlement contre le grand Dictionnaire ; ainsi les plaintes formulées par le clergé contre les progrès de l’impiété réveillèrent l’ardeur belliqueuse du Parlement toujours prêt à partir en guerre contre les nouveautés, et la condamnation prononcée par ce dernier provoqua la suppression du privilége accordé à l’Encyclopédie. L’Encyclopédie cessa donc pour un temps de « faire l’opprobre de la nation » et maître Omer pouvait se reposer : en attendant qu’il s’apprêtât à étouffer « l’hydre de l’inoculation », il avait terrassé celle de la philosophie.

Malheureusement, au dix-huitième siècle, cette hydre est très fertile : « une tête coupée en fait renaître mille » et l’Assemblée du clergé de 1770, échauffée surtout par l’évêque du Puy, de Pompignan, et par le théologien Bergier, vint supplier de nouveau le roi de mettre un frein au débordement des écrits irréligieux ; les évêques, on l’a vu, avaient consigné leurs doléances dans un « avertissement sur les dangers de l’incrédulité », et, encore une fois, le roi en référa au Parlement. L’avocat-général Séguier, pourvu d’un « embonpoint incommode et d’une voix nasillarde », se fit « l’athlète de la bonne cause[53] ». Après s’être écrié, sur le mode antique : « Jusques à quand, messieurs, abusera-t-on de notre patience ? » Séguier, s’emparant des plus grandes hardiesses du Système de la Nature, qui venait de paraître, s’efforçait de montrer qu’en attaquant la religion, c’est l’État lui-même qu’on ébranlait : « L’ennemi de Dieu est l’ennemi de l’homme et de la société », puisqu’une chaîne étroite, indissoluble, « lie le chrétien avec le citoyen ». Les vœux de la philosophie ne seront remplis que « lorsqu’elle aura mis la puissance exécutive entre les mains de la multitude (ce qui était faux, on l’a vu), et lorsqu’elle aura détruit cette inégalité nécessaire des rangs et des conditions, avili la Majesté du Roi, précipité le monde entier dans l’anarchie ».

Quel fut l’effet de cette bouillante mercuriale ? Le Système de la Nature fut, avec tous les autres livres qu’avait flétris le gros et cynique Séguier, condamné à être brûlé, ce qui en assura le succès ; et, si l’on veut lire en entier le morceau d’éloquence que lui consacra M. l’avocat-général, sait-on où l’on peut le trouver imprimé tout au long ? à la fin du Système de la Nature, édition de 1770 : « Quand on crie la sentence d’un livre, les ouvriers de l’imprimerie disent : bon, encore une édition[54] ! »

Nous avons passé en revue tous les ennemis, sans exception, de l’Encyclopédie. En résumé, qu’ont-ils obtenu contre elle ? Dans l’histoire de l’Encyclopédie, on peut compter en tout trois « persécutions » : dans la première (1749), l’Encyclopédie, encore en préparation, n’est pas visée directement ; Diderot est bien emprisonné à Vincennes, mais c’est surtout parce qu’il est l’auteur de la Lettre sur les aveugles ; on lui permet d’ailleurs de travailler pour les libraires de l’Encyclopédie. Plus tard, en 1752, l’Encyclopédie est légalement supprimée par un arrêt du Conseil d’État : mais le gouvernement lui-même, revenant sur sa sentence, fait bientôt après solliciter Diderot de se remettre à l’œuvre. « Le gouvernement a paru désirer qu’une entreprise de cette nature ne fût point abandonnée[55] », et d’Alembert se déclare, en 1753, « rassuré par la confiance du ministère ». Vient alors une assez longue période de paix pour les Encyclopédistes : « Depuis l’année 1753, jusqu’à la fin de 1757, les auteurs de l’Encyclopédie ont joui d’une assez grande tranquillité[56]. » En troisième lieu, en 1759, Lamoignon est obligé de sévir contre l’Encyclopédie, mais c’est moins par hostilité contre ses auteurs que pour défendre ses prérogatives contre le Parlement qui avait pris à partie l’Encyclopédie : le privilège fut révoqué, mais pour un temps seulement ; en somme, l’Encyclopédie parut avec le privilège du roi et elle parut tout entière, en vingt-huit volumes, et, qui plus est, les derniers volumes parurent avec la permission expresse du gouvernement[57].

Mais alors, pourquoi ces plaintes des Encyclopédistes et ces cris incessants à la persécution ? « Ce n’est pas moi (Socrate), c’est Anite et Mélite qu’il faut plaindre[58]. » C’est qu’au fond il ne suffisait pas aux Encyclopédistes d’être tolérés : ils voulaient encore être protégés par le gouvernement. « Il est nécessaire que le gouvernement veuille lui accorder (au Dictionnaire) une protection puissante et soutenue contre ses ennemis[59]. » Et, l’œuvre achevée, Condorcet écrivait dans le même sens à Turgot : « Les suppléments à l’Encyclopédie vont se faire à Bouillon pour augmenter la gloire de notre nation et la honte de ceux qui auraient dû protéger cette entreprise et qui l’ont persécutée. »

Nous avons déjà parlé de ces prétentions des philosophes à la protection royale. Les trois partis aux prises : parlementaires, jésuites et philosophes, disputent entre eux à qui sera le maître, c’est-à-dire, à qui écrasera les vaincus. Les jésuites, on le sait, succombèrent : ce furent aussi les plus maltraités, et l’on peut ajouter : les seuls vraiment persécutés. Les interdictions et suppressions de livres et l’embastillement des philosophes, tout cela n’est rien en comparaison des souffrances qu’on fit endurer aux Jésuites, et d’Alembert lui-même n’a pu s’empêcher de les plaindre, dans sa Destruction des Jésuites. La vérité sur leur expulsion a été dite par Lalli-Tollendal, dans un article du Mercure (du 23 janvier 1806) dont il faut citer au moins ce court fragment : « Nous croyons pouvoir affirmer, dès ce moment, que la destruction des Jésuites fut une affaire de parti et non de justice ; que ce fut un triomphe orgueilleux et vindicatif de l’autorité judiciaire sur l’autorité ecclésiastique… ; que les motifs étaient futiles, que la persécution devint barbare ; que l’expulsion de plusieurs milliers de sujets hors de leurs maisons et de leur patrie pour des métaphores communes à tous les instituts monastiques, pour des bouquins ensevelis dans la poussière et composés dans un siècle où tous les casuistes avaient professé la même doctrine, était l’acte le plus arbitraire et le plus tyrannique qu’on pût exercer. »

Quant aux Encyclopédistes et à ceux qui, de nos jours, répètent avec une indignation sincère leurs protestations et leurs jérémiades, si bien calculées pour intéresser en leur faveur l’opinion de leur temps, nous les renvoyons à Diderot lui-même, qui écrivait à Falconnet à propos de l’Encyclopédie : « Mon ami, ces gens-là ont donc joué le jeu de m’envoyer au Fort-l’Évêque, — et quand je dis : ces gens-là, je veux mourir si je sais bien précisément de qui je vous parle[60]. » Nous de même : quand nous entendons flétrir les « persécuteurs » de l’Encyclopédie, nous avouons que nous ne savons pas bien précisément de qui on veut parler.


III. — les défenseurs du trône et de l’autel : les théologiens, les laïques.


Les adversaires de l’Encyclopédie ne se contentèrent pas de l’attaquer, pour ainsi dire, en bataille rangée, dans ces séances solennelles où le Clergé et le Parlement parlaient au nom de l’Église et de la magistrature française toute entière ; ils opposèrent encore, à l’armée sans cesse grandissante des Encyclopédistes, toute une légion de combattants qui descendirent séparément dans l’arène et attaquèrent « le monstre », chacun à sa manière et avec des armes très différentes, celui-ci par sa parole et celui-là par ses écrits ; et, même parmi les écrivains du parti catholique, tandis que les uns rédigent consciencieusement de longs ouvrages didactiques, d’autres, cédant au goût du jour, écrivent au pied levé un court pamphlet, brochent une satire ou improvisent une comédie. Plutôt que d’infliger au lecteur l’énumération, elle serait trop longue à faire, de tous les Anti-Encyclopédistes, et l’analyse, elle serait trop pénible à lire, de tous les écrits dirigés contre l’Encyclopédie et tombés depuis longtemps dans un juste oubli, nous allons essayer, pour mettre un peu d’ordre dans ce chaos de livres et de brochures de toutes sortes, de partager d’abord les adversaires des philosophes en deux catégories, suivant qu’ils sont clercs ou laïques, puis de les grouper suivant le genre d’ouvrages qu’ils ont adopté et enfin d’apprécier les plus caractéristiques de ces ouvrages. Commençons par la milice sacrée ; les écrivains profanes auront leur tour au chapitre suivant.

Avant même d’avoir à juger de leurs coups, nous pouvons prédire que les écrivains ecclésiastiques seront, sur bien des points, inférieurs à leurs adversaires : tout d’abord, les philosophes, étant les assaillants, possèdent déjà les avantages qu’ont toujours ceux qui attaquent sur ceux qui se défendent ; et ces avantages sont d’autant plus marqués ici que les premiers vont faire usage contre les seconds de l’arme la plus redoutable qui soit au monde : le ridicule ; car il est bien plus difficile de répliquer victorieusement à une plaisanterie, bonne ou mauvaise, que de lancer celle-ci et de la faire applaudir, surtout par des lecteurs français.

Ajoutez que les quolibets sur la religion et ses ministres, bien accueillis à toutes les époques chez un peuple qui, même aux siècles de foi, fut toujours plus orthodoxe que religieux, trouvaient alors, et plus que jamais, des oreilles pour les recueillir et des bouches pour les propager ; car il était bien loin le temps où le peuple saint en foule inondait les portiques des églises. Sans compter ceux, de jour en jour plus nombreux, qui s’empressaient aux autels de Baal, combien alors montraient pour leur Dieu le plus profond oubli et auraient rougi de le confesser publiquement ! Si, au dix-septième siècle, on avait été dévot sous un roi dévot, on devenait presque fatalement incrédule dans un pays et un temps où la mode était à l’irréligion. Bien plus, et par suite de cette tendance irrésistible de notre faible nature à agir et même à penser comme agissent et pensent ceux qui nous entourent, les prêtres eux-mêmes, et, surtout à Paris, les plus hauts dignitaires de l’Église, sentaient fléchir en eux cette foi intransigeante dont ils auraient eu besoin pour tonner, du haut de leur chaire, comme avaient fait jadis les Bourdaloue et les Bossuet, contre les insolences de la libre-pensée. On connaît la boutade de Chamfort : « Un simple prêtre doit croire un peu, sinon on le trouverait hypocrite ; mais il ne doit pas non plus être sûr de son fait, sinon on le trouverait intolérant ; au contraire, le grand vicaire peut sourire à un propos contre la religion, l’évêque en rira tout à fait, le cardinal y joindra son mot. » Cette boutade nous peint assez fidèlement l’état d’esprit de maint ecclésiastique : qui donc, en effet, dans ce siècle de raisonneurs, qui donc, même au sein de l’Église, et encore qu’à son corps défendant, n’était pas un peu philosophe ? Où était alors la foi assez robuste, ou assez naïve, pour n’avoir jamais été entamée par la froide ironie d’un Montesquieu, par les sorties véhémentes d’un Diderot ou les facéties irrésistibles d’un Voltaire ? « Combien, disait Mercier, y a-t-il d’évêques, d’abbés ou de chanoines, qui disent régulièrement leur bréviaire[61] ? » Et Nonnotte lui-même regrettait en 1772 que « l’esprit philosophique eût pénétré jusque dans les cloîtres[62]. »

Sans doute, aucun temps n’avait été plus fertile en miracles ; mais les miracles des Convulsionnaires, bien loin de glorifier l’Église, n’avaient fait que la discréditer davantage ; car, d’exhiber « des femmes couchées par terre et trois ou quatre personnes montant sur leur estomac », suivant la peinture de Barbier, un tel spectacle n’était pas de nature à ramener les incrédules, mais bien plutôt à les égayer aux dépens de la religion, le fanatisme indécent ne pouvant qu’augmenter les blasphémateurs et les athées. Ajoutons enfin, et seulement pour mémoire, parce que c’est un fait trop connu, que beaucoup d’ecclésiastiques vivaient d’une façon scandaleuse : « tous les prêtres, avoue Barruel, auraient dû être bons et beaucoup furent relâchés. » Le relâchement fut tel chez bon nombre de galants prélats qu’il devait sembler à un philosophe que Dieu se lasserait sans doute un jour d’être chrétien : « que d’hommes, s’écriait tristement l’abbé Nonnotte, qui ne sont redevables de leur puissance et de leurs richesses qu’aux titres sacrés de la religion même[63] ! » Et l’auteur inconnu d’un ouvrage, paru en 1760 et intitulé « Tableau du siècle », pouvait dire, sans trahir la vérité : « Il est trois moyens de parvenir aux honneurs de l’Église : les femmes, les jésuites et la vertu. La voie des femmes est la plus courte ; celle des jésuites, la plus sûre ; celle de la vertu, la plus rare. » Telles étaient, sauf, bien entendu, de très honorables exceptions, les mœurs et la foi du clergé, et plus particulièrement du haut clergé, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle.

Ainsi énervée, l’Église, nous l’avons montré, s’était encore affaiblie par ses dissensions intestines, et Voltaire avait raison de penser que les querelles des Jansénistes et des Molinistes avaient fait plus de tort à la religion chrétienne que n’en auraient fait quatre empereurs de suite comme Justinien. Nous avons rappelé aussi comment ces querelles avaient fait à merveille le jeu des philosophes : le loup (janséniste) avait plaidé contre le renard (jésuite) et, comme dans la fable, jamais « fait plus embrouillé » n’avait été porté devant le tribunal de l’opinion publique que ces discussions subtiles pour et contre la bulle Unigenitus, et maintenant le singe, ce sera Voltaire lui-même, si l’on veut, pouvait leur dire en ricanant, selon sa manière : « Tous deux vous payez l’amende ! »

Et enfin, dernière et très grave cause d’infériorité : dans un pays où l’on fait, plus qu’en aucun lieu du monde, cas du talent et de l’art de bien dire, dans un pays où l’on n’aime pas entendre mal parler, même de Dieu, l’Église n’avait à opposer à tous ses adversaires ni un grand orateur ni un grand écrivain. Puisque nous avons comparé l’Encyclopédie au légendaire cheval de Troie, nous pouvons ajouter que, dans l’armée tout entière des apologistes chrétiens, il n’y a pas un seul combattant dont on puisse dire que si Troie, « la cité sainte » avait pu être sauvée, elle l’aurait été par celui-là. Lorsqu’au siècle passé, en Angleterre, les Déistes s’étaient élevés contre l’église établie, ils avaient trouvé en face d’eux, non-seulement pour parer leurs coups, mais pour les leur rendre avec usure, des Berkeley et des Addison, c’est-à-dire les premiers écrivains de leur temps, alors qu’ils se recrutaient eux-mêmes parmi d’obscurs journalistes comme Toland ou même de simples journaliers comme Chubb. En France les forces respectives des deux partis étaient, pour ce qui est du talent et de la gloire du nom, dans l’ordre inverse : tandis que les ennemis de l’Église s’appelaient Diderot, d’Alembert et Voltaire, ses défenseurs, et il suffit de les nommer à leur tour, pour que les inégalités de la lutte sautent aux yeux, s’appelaient Chaumeix, Nonnotte ou Pompignan. Et, sans doute, ceux qui vont combattre le bon combat, étant animés d’un zèle sincère, peuvent croire que Dieu combattra pour eux et l’appeler à leur aide, comme fait justement Nonnotte au moment où, nouveau David, il va, dit-il, lutter contre le Philistin (Voltaire), qui a jeté l’opprobre sur Israël. Seulement, quand David marchait contre Goliath, il pouvait se vanter d’avoir déjà tué un lion et un ours et il tenait dans ses mains la forte épée de Saül : Nonnotte et ses pareils n’ont ni la force, ni les armes de David. Et pourtant, reconnaissons-le, ils n’en ont pas moins son courage et quelques-uns même son adresse à lancer le trait : cela seul suffirait pour nous intéresser à une lutte qui est d’ailleurs, par elle-même, un très grand événement dans l’histoire des idées : nous allons assister, en effet, au combat le plus décisif que se soient livré jusqu’ici l’une à l’autre la raison et la foi.

Et tout d’abord, dans ce combat, les défenseurs de l’Église ont à leur disposition une arme dont l’usage est interdit aux philosophes : c’est la parole. Sans doute, ces derniers peuvent pérorer, et ils ne s’en font pas faute, dans les salons philosophiques : mais leur public y est très restreint et ils s’y heurtent souvent à des contradicteurs ; ils peuvent encore, et Dieu sait s’ils usent du stratagème ! glisser adroitement, dans leurs pièces de théâtre, des théories philosophiques dont le public sait très bien faire l’application aux hommes et aux choses du temps[64]. Mais ces attaques sont le plus souvent indirectes, enveloppées dans des généralités et des déclamations qui les rendent, non certes inoffensives, mais enfin moins redoutables à des ennemis qui ne sont pas franchement et personnellement pris à partie ; et ce n’est qu’en 1784 que, grâce aux progrès de l’opinion publique, pourront se produire à la scène (et l’on sait encore après quelle lutte soutenue par le plus roué des auteurs), les attaques directes et les satires véhémentes et cinglantes de Figaro.

Les orateurs ecclésiastiques n’attendirent pas jusqu’à cette date pour attaquer et flétrir en toute liberté, dans leurs chaires, les hérésies des philosophes et pour en dénoncer au pouvoir les fatales conséquences. Ainsi, en 1760, l’abbé Caveyrac et l’abbé Labat, puis le père Neuville à Saint-Augustin, prophétisaient avec feu la révolution, et le père Beauregard, à Notre-Dame, montrait les philosophes « la hache et le marteau dans les mains pour renverser le trône aussi bien que l’autel[65] ».

Si nous ne possédons pas toutes les ardentes philippiques qui furent lancées alors contre la philosophie, il nous est facile (et c’est pourquoi il n’y a pas lieu de les regretter), d’en imaginer les idées et le style, lesquels ne faisaient évidemment que reproduire le style et les idées des ouvrages ecclésiastiques dont nous parlerons tout à l’heure. Quant à l’efficacité de ces sermons, et c’est la seule chose sans doute qui importait à leurs auteurs, il ne semble pas qu’elle s’étendît à un très grand public, ni très fidèle, si on en juge (ce qui n’est, il est vrai, qu’un indice) par les opinions qu’il était de bon goût d’avoir et même d’afficher à cette époque et aussi par certains témoignages contemporains sur le peu d’empressement des gens du dix-huitième siècle à fréquenter les églises.

Il est vrai que l’instruction ou plutôt la polémique orale n’était pas limitée aux sermons proprement dits : il y avait encore les visites aux fidèles et les leçons du catéchisme, où le clergé combattait les doctrines philosophiques, comme nous l’apprennent les auteurs ecclésiastiques du temps, et comme c’était d’ailleurs son devoir ; et il y avait enfin les Mandements des évêques, qu’on lisait solennellement du haut de la chaire avec l’Instruction pastorale qui d’ordinaire les précédait. Le fougueux archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, avait ouvert le feu par son mandement contre l’abbé de Prades, dont le grand crime était, on s’en souvient, d’avoir collaboré à l’Encyclopédie. D’autres mandements suivirent à mesure que les volumes de l’Encyclopédie succédaient aux volumes, et les ouvrages des athées à d’autres ouvrages. Tous ces mandements se ressemblent pour le fond et pour la forme : ils foudroient les auteurs dont les doctrines « abominables » ou « monstrueuses », tendent « à troubler la paix des États et à révolter les sujets contre l’autorité et contre la personne du souverain[66] ». Et, à mesure que le philosophisme lève la tête, la colère des évêques, sinon leur éloquence, grandit et tonne contre « l’arrogance sans bornes, le tolérantisme illimité des philosophes et l’extension outrée qu’ils donnent à la liberté de conscience ». Leur impiété est tout simplement « l’apprentissage de tous les crimes » : leurs mœurs à tous ne sont-elles pas « scandaleusement déréglées ? » Ainsi s’exprime M. l’évêque du Puy, Le Franc de Pompignan, sur « la prétendue philosophie des incrédules modernes »[67]. On aurait pu lui répliquer par les fameux vers de son frère :

Cris impuissants, fureurs bizarres !


la philosophie, poursuivant sa carrière, continuait à verser ses torrents de lumière sur la foule grandissante des incrédules : on affichait contre les murs de Paris les mandements où les archevêques fulminaient contre les livres dangereux et défendaient de manger en carême des œufs ou du poisson et on se disputait dans les rues les livres anathématisés et « sur toutes les tables paraissaient en abondance, aux approches de Pâques, des brochets, des truites et jusqu’à des poules d’eau[68] ». Les estomacs eux-mêmes devenaient de moins en moins catholiques, ce qui est plus grave qu’on ne pense chez un peuple qui est plus attaché aux pratiques qu’aux vérités de sa religion. Il fallait donc, si l’on voulait réduire à tout prix l’impiété, opposer aux livres des philosophes, des livres meilleurs, plus vrais et plus convaincants à la fois : il fallait, d’une part, convaincre d’erreur les prétendus savants de l’Encyclopédie et, d’autre part, répondre aux plaisanteries contre la religion et contre les prêtres par des plaisanteries tout aussi piquantes contre la philosophie et les philosophes : c’est à quoi vont s’employer, de tout leur courage, les savants et les pamphlétaires du parti religieux.


Il s’agit, avant tout, de défendre la Bible contre les multiples attaques dont elle est l’objet et c’est autour de cette arche sainte que viennent se ranger tous les modernes lévites, théologiens et controversistes, comme c’est autour de l’Encyclopédie, ce livre du siècle, que se sont groupés tous les philosophes. Les objections (elles sont de nature et de valeur très diverses) et les plaisanteries (elles ne sont pas toutes du meilleur goût), qu’on formule ou qu’on lance contre la Bible, se ramènent, en définitive, à ces deux points principaux : on critique tantôt la forme et tantôt le fond des Saintes Écritures ; c’est-à-dire, tantôt on épluche le texte, la date ou l’authenticité de tel ou tel livre, tantôt c’est le contenu même, récits et doctrine, qu’on tâche d’ébranler.

Nous serons bref sur tout ce qui touche au texte des Écritures, parce que c’est beaucoup moins à ce texte même qu’à ce qu’il enseigne que s’attaquent les Encyclopédistes et aussi parce que les efforts du clergé, pour expliquer ou rajeunir le texte saint, se réduisent en ce temps à fort peu de chose. Est-il rien de plus pauvre, en effet, que l’exégèse biblique du dix-huitième siècle ? Sans doute, on avait vu, au lendemain de la Réforme, et pour lutter contre elle, surgir toute une légion de commentateurs catholiques : Hurter n’en compte pas moins de trois cents, de l’année 1563 à l’année 1660. Durant cette période, qui est l’âge d’or de l’exégèse catholique moderne, il s’agissait de démontrer aux Réformés que ce Livre, qu’ils avaient sans cesse à la bouche et dont ils prétendaient avoir retrouvé le sens et la beauté première, l’Église romaine n’avait jamais cessé de le bien comprendre et de l’interpréter dignement ; et il se peut que les exégètes catholiques de cette époque aient été aussi savants qu’ils furent laborieux et que pour sauver l’ancienne foi, ils aient mis habilement à profit, comme l’avaient fait les protestants, pour fonder la foi nouvelle, quelques-unes des meilleures conquêtes de l’Humanisme ; qu’ils aient su, par exemple, appliquer, comme leurs adversaires, l’histoire, l’archéologie et les nouvelles études philologiques à leur interprétation catholique des Écritures, de telle sorte que leurs ouvrages méritent encore d’être appréciés des théologiens de nos jours[69] ; il n’en est pas moins vrai que l’Église avait, dès cette époque, interdit à ses défenseurs toute véritable originalité : car elle avait posé à l’étude de la Bible des bornes infranchissables, lorsqu’elle avait établi, dans ses conciles, un canon immuable à jamais. Il fallait vénérer, non discuter, tous les livres bibliques, sans exception, que venait de proclamer canoniques le concile de Trente ; faute de quoi on était anathème[70].

En face de ces protestants, qui se divisaient en tant de sectes rivales, le concile de Trente avait tenu à honneur d’affirmer plus hautement que jamais l’union des catholiques, tous fidèles, non seulement à l’esprit, mais à la lettre même des livres sacrés, telle que l’avait établie la sainte mère l’Église[71]. Dès lors, ce n’est plus seulement le dogme qui s’immobilisait : mais l’explication des textes devenait inutile et même criminelle ; car il ne s’agissait plus désormais d’interpréter l’Écriture, mais simplement de comprendre l’interprétation définitive et à jamais arrêtée qu’en avait donnée l’Église. Au siècle suivant, les Jansénistes apprendront à leurs dépens ce qu’il en coûte d’appliquer son sens individuel à ce que la tradition a, une fois pour toutes, établi et fixé pour tous. « La bulle Unigenitus en 1713, a-t-on dit avec force, fermait le catholicisme, car il niait la discussion[72]. » On laissera donc aux Allemands le soin d’éclaircir les textes et l’honneur de créer cette exégèse scientifique que chez nous Richard Simon aurait fondée un siècle avant eux, si l’Église n’avait brutalement interrompu ses ingénieux travaux. C’est Bossuet, on le sait, qui avait porté au chancelier le livre de Simon, la Critique de l’Ancien Testament, « cet amas d’impiétés et ce rempart du libertinage. » M. de la Reynie en avait alors fait brûler tous les exemplaires, au nombre de quinze cents, raconte avec joie Bossuet, « et ce, nonobstant le privilège donné par surprise[73] ». Il est bien plus simple, en effet, et plus canonique de s’en tenir au sens donné par la bible latine, le seul livre à peu près que lise le clergé au temps de l’Encyclopédie ; car pendant tout le dix-huitième siècle, pour les milliers de prêtres qu’il y a en France, on n’a pas imprimé une seule bible grecque[74].

Il y eut cependant une traduction française de la Bible, avec commentaires, qui fut très répandue à cette époque : c’est celle de don Calmet (1707). Mais elle ne se piquait pas d’éclaircir ce qui était obscur et visait avant tout à l’édification des fidèles : il n’y avait pas là de quoi renouveler la science biblique, ni réfuter les savantes dissertations de Spinoza sur la date où fut composé l’Ancien Testament, ou celles de Diderot contre l’authenticité des Évangiles[75], ou encore les justes remarques de Voltaire sur l’origine exotique du quatrième Évangile[76].

Il est vrai qu’au lendemain de l’Encyclopédie, ce dont la religion avait surtout besoin, c’était moins de commentateurs et d’érudits que d’apologistes, voire même de pamphlétaires capables de la défendre et de rendre coup pour coup à ses ennemis. Les défenseurs de ce genre ne firent pas défaut à l’Église, mais bien le talent à beaucoup de ses défenseurs. Quand on lit sans parti pris, et même avec le secret désir d’opposer aux philosophes des adversaires dignes d’eux, les nombreux et volumineux ouvrages des apologistes chrétiens de ce temps, on se prend à regretter que Dieu ait trop bien exaucé la prière de Voltaire : « Mon Dieu ! rendez nos ennemis bien ennuyeux. »

Il serait injuste pourtant de croire que ces défenseurs de l’Église se valent tous ou même que les plus faibles d’entre eux ne valent pas mieux que la réputation ridicule que leur a faite Voltaire. On sait, en effet, que Voltaire, s’il n’a pas pu, à force de les calomnier, les faire tous passer pour des scélérats, n’en a pas moins réussi, à force de les persifler, à faire de certains d’entre eux de purs grotesques, alors qu’ils n’étaient, même les moindres, que de médiocres écrivains qui ne furent pas, pour leur malheur, aussi bien inspirés que bien intentionnés. Voyons donc, par le rapide examen de quelques-uns de leurs livres, leur ordinaire façon de discuter et d’écrire.

Pour mieux combattre l’incrédulité, ils lui empruntent, autant qu’ils peuvent, ses armes les plus légères et ils écrivent, eux aussi, des chapitres très courts, qui ne s’attardent pas à démontrer la vérité, mais qui s’attachent uniquement à ridiculiser l’erreur, à la réfuter par l’absurdité de ses conséquences, à la rendre odieuse enfin par l’effrayante peinture des maux, réels ou imaginaires, qu’elle doit faire à la société. Se figure-t-on, par exemple, ce que serait « une société de matérialistes ? tout simplement un troupeau de tigres qui finiraient par se dévorer les uns les autres[77]. »

Pour attirer à eux et sauver du philosophisme un plus grand nombre de lecteurs, ils imaginèrent de donner leurs ouvrages par cahiers ; car « il faut s’accommoder au goût du siècle et un simple cahier effraye moins qu’un in-douze[78] ». Ils adopteront de même la forme de Lettres « pour éviter la sécheresse de la forme didactique ». L’abbé Gauchat, par exemple, écrira ses « Lettres critiques », et une « Société de gens de lettres », tout comme pour l’Encyclopédie, se réunira pour rédiger tous les ans, par cahiers successifs, une réfutation des auteurs impies, sous ce titre : La religion vengée. Malheureusement, si les cahiers sont courts (72 pages), il y en a quinze par an, ce qui fait plus de mille pages par volume et « la Religion vengée » fera durer sa vengeance et le plaisir de ses abonnés pendant douze volumes. Et de même le laborieux père Gauchat (un nom qui semblait prédestiné aux calembours de Voltaire et que Voltaire, je ne sais pourquoi, a oublié de turlupiner), n’écrira, il est vrai, que des Lettres, mais il en écrira treize volumes, lesquels ne se lisent pas aussi vite que les volumes de lettres de Voltaire. Et ainsi, espèces de Micromégas littéraires, ils trouvent le moyen d’être très longs avec des volumes très courts. De même, le généralissime de l’armée anti-encyclopédique, Chaumeix, n’avait su prendre à Nicole qu’un titre, c’était peu, pour son volumineux fatras : Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie [79]. Je ne sais pourquoi les Encyclopédistes ne s’étaient pas contentés de faire de l’inoffensif Chaumeix « un espion de la police » ; ils tenaient encore à ce que son père (en réalité, ingénieur des fortifications, à Metz) eût été vinaigrier et que même il eût importé d’Angleterre « le secret de perfectionner la fermentation acide par l’odeur d’un cadavre qu’il plaçait dans le fond d’un tonneau ». Ainsi s’expliquait, chez le fils, « ce sang âcre et brûlant, puisé dans des vapeurs violentes » qui lui faisait apparaître comme une œuvre colossale et comme la rivale heureuse de l’Encyclopédie, son insignifiante et soporative « asinopédie »[80].

Quand on a pris la peine (elle est réelle), de lire les Préjugés, de Chaumeix, on peut dire que Voltaire, contre sa coutume, ne l’a pas calomnié, quand il l’a appelé, dans son Pauvre Diable, un « barbouilleur de papier ». La grande préoccupation de Chaumeix, dans son interminable ouvrage, c’est de bien dégager tout « le venin » que renferment les articles en apparence les plus orthodoxes de l’Encyclopédie. Par exemple, vous croyez, dira-t-il au lecteur, qui, en effet, n’y avait peut-être pas pris garde, qu’il ne s’agit ici que de l’Alcoran ; méfiez-vous : ne vous dit-on pas que, s’il est inspiré, c’est parce qu’il n’a été écrit que par une seule personne ; mais qu’adviendra-t-il dès lors de l’Écriture sainte, qui a été écrite par différentes mains ? Ailleurs on vous énumère les objections faites par Épicure aux dieux de son temps ; tâchez de bien comprendre… et d’appliquer au Dieu de la Bible ce qu’Épicure, c’est-à-dire Diderot, reproche aux dieux de l’antiquité. Voyez-vous maintenant pourquoi les auteurs de tant de perfides articles sont « une troupe de charlatans ? » Et remerciez donc le critique avisé qui vous a si bien désabusé sur le prétendu épicuréisme de l’Encyclopédie, pour mieux vous faire entrer dans l’esprit du Diderotisme. Franchement les Encyclopédistes pouvaient-ils souhaiter un plus complaisant auxiliaire et n’est-ce pas eux qui devaient le remercier de si bien souligner « toutes les erreurs », c’est-à-dire, toutes les demi-hardiesses de leurs livres ? Et quand ce même Chaumeix laissait échapper de sa plume d’aussi jolies phrases que celle-ci : « quelle difficulté trouvez-vous à ce que la plus grande partie du genre humain périsse éternellement[81] ? » les Encyclopédistes n’avaient-ils pas lieu de se réjouir que l’ineffable Abraham ne se lassât pas « d’écrire, écrire, écrire » ses 13 volumes et que, comme l’en avait félicité Voltaire, dans sa dédicace du Pauvre Diable, il « continuât de faire honneur à son siècle » ?

Un autre, le père Barruel, veut faire l’aimable, à la manière de Fontenelle, et il imagine des dialogues qu’il croit « ironiques » et légers, et que tout le monde trouve longs, lents et lourds, entre un chevalier philosophe et une baronne, « l’ornement de son sexe », que le chevalier entreprend de convertir à la philosophie. « Que le sexe même ne soit point effrayé » de ces discussions ; ce sont des petites lettres nullement « hérissées d’arguments ni de démonstrations rigoureuses » ; s’il les intitule les Helviennes, c’est en souvenir de sa patrie, le Vivarais, qui est l’ancien pays des Helviens. Il leur donne aussi en sous-titre le nom de Provinciales philosophiques et ce nom seul aurait dû lui rappeler qu’il suffit de dix-huit provinciales pour écraser un ennemi, son ordre l’avait jadis appris à ses dépens. Mais si le jésuite se souvient de Pascal, l’écrivain ne s’en inspire guère, car il lui faut cinq gros volumes pour convaincre les philosophes (ainsi que l’en félicite son censeur Lourdet, professeur royal), « d’avoir empoisonné les sources de la physique et de la métaphysique et dégradé honteusement l’humanité toute entière ». Le chevalier, qui représente la philosophie, et que Barruel trouve spirituel d’appeler, pour cette raison, le chevalier de Kaki-Soph, expose naturellement les doctrines des philosophes sous leur plus mauvais jour, met en regard leurs contradictions ou leurs doutes, cite des passages détachés et qu’il falsifie cavalièrement pour les besoins de sa cause, si bien qu’il fait naître dans l’esprit du lecteur « le terrible soupçon que c’est la Faculté, bien plus que la Sorbonne, qui aurait dû examiner l’état du cerveau des Raynal, des Diderot, des d’Alembert et de tant d’autres » ; et, après un tel examen : « qui sait si un seul de nos sages oserait se montrer à quinze pas des petites-maisons[82]. »

Le Père Bonhomme, tout docteur de Sorbonne qu’il est, ne manie guère mieux l’ironie dans son « Éloge de l’Encyclopédie et des Encyclopédistes[83] ». Il ne réussit qu’à se traîner péniblement à la remorque du grand dictionnaire. Un Encyclopédiste avait écrit en riant qu’ « un prêtre marié ne méritait guère moins devant Dieu en supportant les défauts de sa femme et de ses enfants qu’en résistant aux tentations de la chair, » et Bonhomme de répliquer gravement : « Y aurait-il donc tant de défauts à supporter dans une épouse vertueuse et dans des enfants bien élevés ? » L’Encyclopédie avait allégué, contre le célibat, le mariage des ministres anglais ; mais, répond Bonhomme sans sourciller, un prêtre français est bien plus occupé que ne l’est dans sa famille un ministre anglais : « il sacrifie presque tous les jours ! » Après cela, Bonhomme avait bien raison, et plus encore qu’il ne croyait, de s’écrier en raidissant ses petits bras contre « le déluge des livres impies », que : « tous les talents se trouvaient réunis pour combattre Jésus-Christ. »

Un autre, l’abbé Yvon, prétend réfuter « l’oracle des philosophes[84] ». C’est Voltaire qu’il désigne ainsi, et il prouve, par raisons démonstratives délayées en deux forts volumes, que Voltaire « s’est déclaré l’ennemi de toutes les nations, de tous les États et du genre humain. » Pour mieux faire éclater à nos yeux l’impuissance des philosophes, il nous les montre, admirez son astuce ! incapables de rien changer aux lois de la nature : si vous voulez qu’on vous croie, leur répète-t-il, « donnez la preuve de votre mission : citez vos miracles ! » Il est bien certain, en effet, que Voltaire n’avait jamais ressuscité personne ; ce « valétudinaire », c’est ainsi que l’injurie l’abbé Guyon, se contentait de ressusciter lui-même tous les matins pour immoler gaiment quelque nouvel adversaire, et son éternelle jeunesse était le seul miracle dont pouvaient témoigner, sinon se réjouir, l’abbé Yvon et ses amis.

Voici maintenant l’abbé de Crillon avec ses laborieuses allégories : comme avait fait déjà le sot inventeur des Cacouacs, il nous dépeint des cénacles grotesques où des philosophes imaginaires échangent gravement les plus fortes sottises. L’ouvrage est orné, sans doute pour exercer la sagacité du lecteur, d’une gravure symbolique où l’on voit la Religion, un calice à la main, découvrant une caverne de philosophes ; la vérité, une femme nue, y porte son flambeau, et aussitôt des masques tombent et jonchent le sol, tandis que les philosophes, éblouis, se détournent en fermant les yeux à la lumière de la Vérité. Cette vérité, elle se manifeste, au cours de l’ouvrage, par mille contes à dormir debout, par un flot intarissable de paroles inutiles et par des raisonnements de la force de celui-ci ; un homme s’était jeté par la fenêtre : « Très-bien, s’écrie M. Diderot ; il a cherché dans le néant la fin de ses calamités. » Or voici l’effet immédiat de cet encouragement au suicide : « dix personnes se sont tuées à Paris en un mois ». Et qu’on nous parle, après cela, des bienfaits de la philosophie !

En voilà assez, croyons-nous, pour montrer que le mot anti-encyclopédiste fût très souvent synonyme d’anti-spirituel et même d’anti-intelligent. Ce qui nous dispense de faire connaître au lecteur, même sommairement, le reste des ennemis de l’Encyclopédie, c’est que ce reste ne vaut vraiment pas l’honneur d’être étudié ; c’est que de tels écrits, qui répètent les mêmes arguments et parfois les mêmes sottises, ne comptent pas dans l’histoire des idées et qu’enfin, aux Encyclopédistes qui prennent la peine de les combattre on a toujours envie de répéter ce que Mme du Deffand disait à Voltaire ; « Oh ! qu’il vous serait aisé de mépriser vos adversaires ! personne ne les écoute. » Mais Voltaire les faisait écouter ou, tout au moins, connaître du public rien qu’en s’occupant d’eux et il avait bien raison de dire « qu’il faisait la fortune de ses ennemis : » car

Qui saurait, sans lui, que Colin a prêché ?

Quelques-uns, toutefois, et nous n’aurions garde de les oublier, méritaient mieux que le mépris, et Voltaire le savait bien, lui qui rendait pleine justice aux « morsures » de l’abbé Guénée. De tous les adversaires de la philosophie, c’est, en effet, l’abbé Guénée qui est le mieux armé en guerre ; très instruit, dialecticien souple et adroit, et, ce qui est très rare dans son camp, bon écrivain et fin railleur, il semble avoir appris la controverse chez les théologiens anglais qu’il cite souvent et l’ironie chez Voltaire lui-même, dont il arrive parfois à attraper le ton badin, le style vif et alerte. Ce n’est pas un mince honneur, pour l’abbé Guénée, d’avoir si bien su jouter contre le plus grand moqueur du siècle que plus d’une fois il mit les rieurs de son côté. Voici d’abord l’homme de goût, qui a lu Voltaire et en a profité : « Nous allons, Monsieur, si vous le voulez bien, reprendre notre Petit Commentaire : il nous tardait d’y revenir, car nous savons que vous aimez la vérité, vous avez raison : c’est un moyen de soulager les lecteurs et de prévenir l’ennui. Vous l’employez fréquemment dans vos écrits ; s’il vous a paru utile pour vous, Monsieur, nous devons le juger nécessaire pour nous, qui sommes si loin de vos talents[85]. » Et aussitôt il épluche en badinant l’article Salomon, du Dictionnaire philosophique. Voltaire avait dit du livre des Proverbes que c’était un recueil de sentences triviales et basses. — « Mais d’abord, réplique Guénée, quand deux ou trois sentences, que vous citez, paraîtraient triviales et basses, qu’en pourriez-vous conclure contre tant d’autres ? Juge-t-on d’un écrit, comme d’une étoffe, par un échantillon ? Si l’on jugeait de même vos ouvrages, si l’on vous citait quelques mauvais vers, quelques froides plaisanteries et qu’on en conclût que tout est indigne d’un grand poëte et d’un excellent écrivain, ce jugement vous semblerait-il équitable ? Nous le trouverions, nous, monsieur, fort injuste. » — Voltaire avait ajouté qu’il y avait, dans les Proverbes, des maximes sans goût. — Et Guénée de repartir, visant, cette fois, non seulement Voltaire lui-même, mais les Encyclopédistes et le jargon philosophique de certains d’entre eux : « Il est vrai que ces maximes ne sont point écrites dans le goût de certaines pensées modernes ; mais ce goût moderne est-il bien le vrai goût ? l’est-il exclusivement à tout autre ? les pensées de Salomon ne sont ni épigrammatiques, ni alambiquées ; il n’y prend point le ton d’oracle ; il ne s’y enveloppe point dans les ténèbres d’un style amphigourique ; le devait-il faire ? il voulait instruire et il savait que l’entortillage et l’obscurité nuisent à l’instruction. » Voltaire avait allégué, pour prouver que le Pentateuque est postérieur au Livre de sagesse, l’anachronisme suivant : « Cet auteur dit, chapitre x, qu’Abraham voulut immoler Isaac du temps du déluge. » Et le Petit commentaire de Guénée lui objecte : « Quand cet auteur aurait fait l’anachronisme que vous lui prêtez, s’ensuivrait-il qu’on n’avait pas le Pentateuque de son temps ? les bévues d’un écrivain peuvent-elles nuire à un autre ou prouver pour ou contre son antériorité ? Rappelez-vous, monsieur, un de vos meilleurs amis, M. l’abbé Nonnotte, l’homme du monde à qui vous devez le plus de reconnaissance, si la vérité vous est chère. Il vous a démontré qu’en cent endroits de votre Histoire générale vous contredites sans raison les historiens qui vous ont précédé. Ces méprises prouvent-elles que, de votre temps, on n’avait pas d’histoire de France ? »

Et enfin ce dernier trait, qui n’est pas seulement plaisant, mais qui réfute Voltaire par le genre même d’arguments par lequel Voltaire prétendait réfuter la Bible. On sait que Voltaire triomphe quand il croit avoir établi rationnellement l’impossibilité matérielle ou l’invraisemblance des faits allégués par la Bible : « Votre libéralité envers Salomon, lui dit Guénée, est étonnante. Monsieur ; vous venez de lui donner quarante mille remises, dont l’Écriture ne dit rien ; et ici vous lui faites présent de douze mille écuries pour ses douze mille chevaux de selle. Vous croyez apparemment que chaque cheval de Salomon avait son écurie à part ; telle est l’idée que vous vous faites de l’économie de ce prince sage. Au reste, quand on a déjà eu l’adresse de mettre quatorze cents chariots dans quarante mille remises, on peut bien placer douze mille chevaux dans douze mille écuries. » — Et, qu’on le remarque, dans ses plaisanteries, comme d’ailleurs dans les critiques sérieuses qu’il fait du Dictionnaire philosophique, Guénée ne se départ jamais de la plus parfaite urbanité : en cela encore il pouvait en remontrer à Voltaire. Ses Lettres obtinrent un très grand et très légitime succès : elles eurent en France de nombreuses éditions et elles furent traduites en allemand et en anglais ; Chateaubriand les connaissait et, de nos jours encore, on ne les lit pas sans plaisir.

Mais le plus laborieux et le plus célèbre apologiste chrétien du dix-huitième siècle, c’est Bergier : il était chanoine, confesseur de Mesdames, tantes de Louis XVI, et docteur en théologie. Le Clergé de France, dans son Assemblée de 1770, lui avait voté une pension pour qu’il pût « quitter son canonicat et vaquer entièrement à la défense de la Religion ». Dans cette même assemblée, l’archevêque de Reims recommandait aux défenseurs de l’Église de s’attacher tout particulièrement aux articles de la foi que l’incrédulité s’efforçait de battre en brèche, à savoir : « l’inspiration et la vérité des livres saints, la pureté de la morale évangélique, la nécessité d’une révélation, la liaison sublime du Christianisme avec l’ordre social ». Et c’est bien là le programme qu’a rempli, avec plus de conscience que de talent, ce même Bergier qui s’était acquis entre tous, au dire d’un autre docteur en théologie (de Monty, censeur royal), « la réputation de combattre solidement les ennemis de la Religion » ; mais je crains que le censeur royal n’ait pris ici pour de la solidité ce qui n’était que de la lourdeur. Bergier, dans ses trop minutieuses réfutations des ouvrages impies, suit pas à pas l’auteur qu’il réfute, s’exposant ainsi à se répéter sans cesse ou à renvoyer le lecteur à ce qu’il a déjà dit : ce n’est pas avec de telles armes qu’on pouvait se flatter de battre Voltaire. Bergier n’en fut pas moins un théologien très instruit, en avance même sur les idées de son temps, (y compris celles des philosophes), relatives aux « Origines de la religion païenne », et enfin, un écrivain clair et (sauf quelques injures aux philosophes, lesquelles n’étaient que des représailles) passablement modéré.

Bien plus courtois encore, et vraiment philosophe, se montra l’abbé Pluquet, dans son Examen du Fatalisme (1757), et plus d’un anti-encylopédiste aurait dû faire son profit de cette vérité, très hardie pour l’époque, et méconnue d’ailleurs de tout temps par les ennemis de la philosophie : « Les conséquences n’ont de force pour réfuter un système que lorsqu’elles sont en opposition avec quelqu’un de ses principes ; si ces principes sont certains, ces conséquences révoltantes ne sont que des vérités fâcheuses[86]. »

Voilà les principaux adversaires de l’Encyclopédie ; il suffira de nommer, pour compléter la liste, Nonnotte, le fougueux Nonnotte, qui ne s’occupe d’ailleurs que de Voltaire, Ribalier, qui démontra à Marmontel que tous les grands hommes de l’antiquité rôtissaient justement en enfer :

À brûler les païens Ribalier se confond[87].


Hayer, l’auteur d’un Journal chrétien, dont les injures étaient païennes, disait Voltaire.

Hayer poursuit de loin les Encyclopédistes[88].


Tous ces plats auteurs, on les peut juger sommairement, comme a fait Voltaire :

Cachant de leur savoir la plus grande partie,
Écrivant sans esprit par pure modestie,
Et par piété même ennuyant leurs lecteurs[89].


À cette armée régulière de clercs, qui défendaient l’autel, dont ils vivaient, et le trône, pour qu’il fût le soutien de l’autel, se joignit assez témérairement un petit bataillon de volontaires laïques, pamphlétaires ou poètes, qui, pour se faire un nom ou capter les faveurs de la cour, se jetèrent tête baissée dans la mêlée, au risque, et ils devaient s’y attendre, de se voir étrillés de main de maître par l’infatigable justicier de la philosophie qui siégeait à Ferney. Quelques-uns, par peur des étrivières, n’osèrent signer de leur vrai nom leurs pamphlets, qu’il nous suffira, du reste, de mentionner, tant leur platitude les rendait inoffensifs. Il nous importe peu, par exemple, que ce soit Poinsinet ou tout autre qui, sous le nom de Cadet de Beaupré, a fait dire à Diderot, M. Fagot pour la circonstance, un tas d’inepties dans une comédie en un acte intitulée : les Philosophes de bois (1760). Et nous ne rechercherons pas davantage qui a pu écrire le Bureau d’esprit (1776), sot pastiche des Précieuses et des Femmes savantes, où l’on fait de Mme Geoffrin une pédante qui prépare « des mots » pour son fameux voyage de Varsovie. Signalons encore, en passant, quelques vers de Dorat sans méchanceté, non sans malice, contre la vanité des Encyclopédistes. Notre Céladon littéraire, entre deux baisers à Zelmis, assène assez gentiment sur les doigts de Callidès (Diderot) quelques coups de sa houlette aux rubans défraîchis. Par exemple, Diderot s’écrie, dans les Prôneurs (1777) :

Nos aïeux écrivaient et nous avons pensé !
… Nous protégeons les Grands, protecteurs autrefois.


Dorat, au reste, l’intarissable Dorat, comme s’il voulait se faire pardonner les niches qu’il faisait de temps à autre à l’Encyclopédie, invectivait de son mieux, après l’avoir pillé dans ses Prôneurs, le grand ennemi des Encyclopédistes. Palissot, et il stigmatisait en ces termes l’heureux auteur des Philosophes : « un auteur flétri par son succès. » Il n’y a pas, jusqu’ici, dans tous ces méchants vers à leur adresse, de quoi terrasser les Cacouacs. Mais, qu’est-ce donc exactement que les Cacouacs ?

Ce sobriquet énigmatique et saugrenu, qu’on trouva plaisant de donner aux Encyclopédistes, fit à lui seul tout le succès du pamphlet qui avait lancé ce mot nouveau[90]. L’auteur anonyme se suppose égaré parmi les Cacouacs, ne comprend rien à ce qu’il leur entend dire et s’endort jusqu’à ce qu’on le réveille et qu’on lui ouvre l’esprit au moyen d’un encens magique, dont on fait une grande consommation dans cet étrange pays. Il voit alors la Géométrie, représentée en reine, et portant sa tête dans les cieux (voilà pour d’Alembert) ; plus loin la Morale, assise aux pieds de la Nature, dort la tête penchée sur des pavots, tandis que l’Amour brise les chaînes de l’Hymen et lui donne des ailes — sans doute pour voler et butiner où le plaisir l’appelle — (voilà pour le philosophe de la nature, Diderot). Sur une grande table, s’élèvent sept in-folios marqués des sept premières lettres de l’alphabet ; si on ouvre ces gros volumes, on y trouve un « assemblage confus de matières hétérogènes ». On le voit, l’auteur du pamphlet n’avait pas tout l’esprit qu’il fallait pour faire trembler les Cacouacs.

À tout prendre, ce n’étaient guère là que des chiquenaudes données au colosse, lequel, il est vrai, fit mine de s’en émouvoir et d’en être alarmé (ne fût-ce que pour crier, une fois de plus, à la persécution), mais n’en fut pas autrement ébranlé. Nous le verrons tout à l’heure aux prises avec des ennemis plus redoutables que les Moreau et les Poinsinet ; en attendant, le voici en butte aux coups de boutoir, sans cesse répétés et redoublés, de satiriques dont la verve et parfois même l’éloquence égalent la colère et l’acharnement. Et c’est plaisir vraiment de lire, après toutes les fadaises rimées contre l’Encyclopédie, par exemple des vers aussi bravement assénés que ceux de Clément. Voici d’abord à l’adresse des coryphées du Grand Dictionnaire :


On (Voltaire) osera traiter Crébillon de barbare,
Enfin, ce que la France eut jamais de plus rare
Se verra tous les jours dans sa gloire insulté…
Et moi, je ne pourrai, sans qu’on s’en formalise,
Des charlatans d’esprit démasquer la sottise !
Je ne pourrai trouver d’Alembert précieux,
Diderot insensé, C. (Condorcet) ennuyeux.
Et Thomas assommant, quand sa lourde éloquence,
Souvent pour ne rien dire, ouvre une bouche immense !


Et, pour mieux mériter de Voltaire le surnom « d’inclément », voyez les jolies choses que Clément sait dire à Voltaire. On sait que celui-ci avait écrit contre Boileau une épître commençant par ces mots :


Boileau, correct auteur de quelques bons écrits,
Zoïle de Quinault et flatteur de Louis.


Et voici Boileau-Clément qui réplique :


Voltaire, auteur brillant, léger, frivole et vain,
Zoïle de Corneille et flatteur de Saurin,
Toi qui, feignant toujours de blâmer la satire,
As vaincu l’Arétin, maître en l’art de médire ;


Et Clément passe alors en revue, avec une maligne complaisance, les plus illustres et les plus respectables parmi les auteurs que Voltaire a vainement tenté de rabaisser : Crébillon et Montesquieu, Buffon, Gresset et Jean-Jacques Rousseau :


Rien ne te fut sacré… L’infâme calomnie
Te souffle son poison et devient ton génie.


Et que reproche donc Voltaire à tous ces auteurs ? Clément le sait bien et, par surcroît, ne le dit que trop bien :


Tous méritaient ta haine : ils étaient trop fameux.


Et, d’un trait non moins sûr, et plus cruel encore puisqu’il atteint l’amour-propre de Voltaire, il marque les limites de ce talent « qui possède à ravir


L’art de tout effleurer, sans rien approfondir.


Sans doute, comme le répètent les philosophes, la fureur fanatique est haïssable et aussi les guerres de religion avec toutes leurs horreurs. Pourtant l’on se battait bien dans ces temps maudits, car


… Ce sang qui baigna l’autel du fanatisme,
N’éteignit point l’honneur, père de l’héroïsme.


Or, votre philosophie actuelle fait-elle plus de vaillants que ce christianisme si décrié ?


Où sont-ils, ces héros, ces vertueux modèles
Que l’Encyclopédie a couvés sous ses ailes ?


— Avec une verve plus indignée encore, enflammée qu’elle était à la fois par la rage de se faire un nom dans les lettres,


Il n’est qu’un vrai malheur : c’est de vivre ignoré.


et par les mauvaises suggestions de la faim et de la rancune (d’Alembert avait promis, puis refusé de lui faire obtenir un préceptorat), un autre satirique, Gilbert, devenu le protégé de Fréron, flagelle ces philosophes qu’il envie et qui l’ont repoussé :


Vous, auteurs qui, nageant dans un flot de richesses,
Prêchez l’humanité dans vos écrits pompeux,
Répondez ! Avez-vous jamais, par vos largesses,
Tari les pleurs amers de quelque malheureux ?


Et qui sont-ils pourtant ces auteurs tant prônés, surtout par leurs amis ? Les voici, les uns après les autres, avec leurs vrais titres de gloire :


Saint-Lambert, noble auteur, dont la muse pédante
Fait des vers fort vantés par Voltaire qu’il vante,
Qui, du nom de poème ornant de plats sermons,
En quatre points mortels a rimé les Saisons.
… Et ce lourd Diderot, docteur en style dur,
Qui passe pour sublime à force d’être obscur ;
Et ce froid d’Alembert, chancelier du Parnasse,
Qui se croit un grand homme et fit une Préface.


Et il s’acharne, nous savons pourquoi, contre cet intrigant d’Alembert qui, à si peu de frais, s’est fait un si grand nom, et contre cet effronté La Harpe qui, sans autre titre que ses tragédies tombées à plat, les flagorneries de son Mercure et ses flatteries à son cher « papa » Voltaire, a accaparé tant et tant de prix à l’Académie, qu’il a fini par y usurper un fauteuil. Et tous les deux, d’Alembert et La Harpe, il les nommera par leur nom et détaillera ainsi leurs mérites :


Sous une périphrase étouffant ma franchise,
Au lieu de d’Alembert, faut-il donc que je dise :
C’est ce joli pédant, géomètre orateur,
De l’Encyclopédie ange conservateur ;
Dans l’histoire chargé d’inhumer ses confrères,
Grand homme : car il fait des extraits mortuaires.
Si j’évoque jamais du fond de son journal
Des sophistes du temps l’adulateur banal,
Lorsque son nom suffit pour exciter le rire,
Dois-je, au lieu de La Harpe, obscurément écrire :
C’est ce petit rimeur, de tant de prix enflé,
Qui, sifflé pour ses vers, pour sa prose sifflé,
Tout meurtri des faux pas de sa muse tragique,
Tomba, de chute en chute, au trône académique ?


À les en croire, tous ces charlatans de philosophie, eux seuls savent écrire, penser surtout ! Quant aux grands maîtres du siècle passé, on sait assez quel cas ils en font et comme ils les ont bien jugés :


Dans un long commentaire il (Voltaire) prouve longuement
Que Corneille, parfois, pourrait plaire un moment.
… Si l’on en croit Mercier, Racine a de l’esprit ;
Mais Perrault, plus profond, (Diderot nous l’apprit),
Perrault, tout plat qu’il est, pétille de génie :
Il eût pu travailler à l’Encyclopédie !


Tant de goût devait naturellement mener nos philosophes tout droit à l’Académie dont les portes, en effet, ne s’ouvrent que pour eux :


Eux seuls peuvent prétendre au rare privilège
D’aller au Louvre en corps commenter l’alphabet.


Ces vers sont de 1774 et à cette date, en effet, la philosophie trônait à l’Académie, dont l’oracle s’appelait alors d’Alembert. Mais c’est exactement le 10 mars 1760 et grâce à la maladresse immortelle (c’est Voltaire qui l’a, hélas ! immortalisée) de Lefranc, natif de Pompignan, que les philosophes firent définitivement la conquête de l’Académie. L’aventure de Lefranc est connue ; nous pouvons donc nous contenter de la résumer[91]. Après avoir adressé vaillamment au Roi une remontrance sur les malheurs de ses sujets, « véritables forçats », après avoir traduit la Prière universelle, et déiste, de Pope, ce qui lui avait valu les compliments de Voltaire, Pompignan trouva tout à coup son chemin de Damas, qu’il crut être, en même temps, le chemin de la fortune ; et, se souvenant à temps qu’il était le frère du pieux et bouillant adversaire de l’Encyclopédie, l’évêque du Puy, il se fit présenter par lui au dauphin et à la reine ; et les deux frères, l’un poussant l’autre, entreprirent de concert, tels Moïse et Aaron, « d’opérer de grands miracles en Israël[92] » ! Pour mieux remplir leurs hautes destinées, ils songèrent d’abord à se faire nommer : l’un, précepteur des Enfants de France, c’était le poète ; l’autre, c’était l’évêque, surintendant de la reine ; puis le poète, encouragé par le roi, entra triomphalement à l’Académie. Se fût-il mis une pierre au cou ! Tout entier à la noble et, il l’espérait du moins, lucrative mission de sauver le trône et l’autel, Lefranc se dépêcha, dès son discours de réception (le 10 mars 1760), d’assommer — c’est le mot qui convient à la lourdeur de ses coups — « cette philosophie altière qui sapait et l’autel et le trône. » Et, face à ses adversaires, il leur asséna en plein visage la stupéfiante mercuriale que voici : « Des prétentions ne sont pas des titres. On n’est pas toujours philosophe pour avoir fait des traités de morale (à l’adresse de Duclos), atteint les profondeurs de la plus sublime géométrie (à l’adresse de d’Alembert)… Le sage vertueux et chrétien, voilà le philosophe. » Ainsi parla Pompignan et des hauteurs de Ferney vint s’abattre aussitôt sur cet énergumène le terrible déluge des « quand » auquel Morellet s’empressa de mêler la grêle intarissable des « si » et des « pourquoi ».

L’infortuné Lefranc semblait coulé à fond, lorsque le succès des Philosophes, de Palissot, ayant jeté l’alarme au camp encyclopédique, Lefranc releva la tête et, secouant ses oreilles, écrivit, avec plus d’aplomb que jamais, et fort de l’agrément du roi, un Mémoire justificatif où il prenait l’univers à témoin du triomphe qu’il avait remporté sur l’irréligion ; tout cela débité avec une pompe de style faite pour mettre en joie ceux-là même qu’il se vantait de chasser de l’Académie. Tant d’outrecuidance fit éclater Voltaire qui lança contre le « pauvre diable » les vers immortels de la Vanité. Lefranc en resta foudroyé :


Malheur à tout mortel, et surtout dans notre âge,
Qui se fait singulier pour être un personnage !…
Combien de rois, grands dieux ! jadis si révérés,
Dans l’éternel oubli sont en foule enterrés !
La terre a vu passer leur empire et leur trône.
On ne sait en quel lieu florissait Babylone.
Le tombeau d’Alexandre, aujourd’hui renversé,
Avec sa ville entière a péri dispersé.

César n’a point d’asile où son ombre repose :
Et l’ami Pompignan pense être quelque chose[93] !


La philosophie restait maîtresse du terrain, mais l’alerte avait été chaude. Voltaire avait très bien vu le péril : sa « chasse au Pompignan » devait définitivement assurer aux philosophes la citadelle de l’Académie qui, sans sa vigoureuse défense, risquait de passer dans les mains de leurs pires ennemis, les courtisans et les dévots.

Ce qui avait perdu Pompignan, c’était son incroyable vanité ; ce fut aussi l’erreur de Palissot de croire que, pour avoir écrit les Philosophes et les Petites lettres, il réunissait en lui, comme il le disait ingénument, « Aristophane et Lucien. » Il allait à son tour affirmer, par sa fatuité, ce qu’avait dit le patriarche, que :


Chacun vend sa drogue et croit sur son pailler
Fixer, comme Lefranc, les yeux du monde entier.


Qu’était-ce donc que Palissot ? un de ces hommes de lettres comme il en foisonne au dix-huitième siècle, qui, ayant fait une bonne rhétorique, mais n’ayant d’ailleurs rien de neuf à dire, éprouvent le besoin d’entasser prose sur vers, uniquement pour faire du bruit et, mieux encore, du scandale aux dépens des écrivains originaux qu’il leur est plus aisé de diffamer que de comprendre. C’est ainsi que Palissot s’était d’abord fait connaître par une petite comédie, le Cercle (1755), représentée à Nancy devant le duc de Lorraine, Stanislas, et dans laquelle il avait eu l’ingénieuse idée de tourner en ridicule Rousseau, que ce même Stanislas avait daigné réfuter. Cette flatterie à l’adresse du duc avait d’ailleurs déplu, et elle aurait probablement coûté cher à son auteur, sans l’intervention de Rousseau qui supplia Stanislas de ne point chasser Palissot de son académie de Lorraine, comme l’avaient demandé avec instance le comte de Tressan et d’Alembert. Attaqué par ces deux Encyclopédistes, Palissot n’eut rien de plus pressé que d’ameuter contre lui tout le parti et, dans les Petites lettres sur les grands Philosophes (1756), il reprocha à ceux-ci, ce qui était vrai, « de se distribuer les uns aux autres des brevets de célébrité », et, ce qui l’était moins, de n’avoir fait que « copier servilement » leurs devanciers. Ainsi, il se flattait d’avoir déjà lu, dans Bacon, que, sans doute, il ne connaissait guère, « l’Interprétation de la nature » de Diderot, que probablement il comprenait peu. Mais ce n’était là que le prélude de la grande bataille qu’il allait livrer contre l’Encyclopédie.


Le 2 mai 1760, l’alarme était au camp des Encyclopédistes : on allait donner, au Théâtre-Français, une comédie écrite expressément contre eux, et dont le titre seul était un manifeste : les Philosophes. Ce qui alarmait justement ces derniers, c’était la nouvelle, répandue par leurs ennemies, et qui d’ailleurs se trouva vraie, que la comédie de Palissot était jouée par ordre : Mme de Robecq, qui avait eu jadis des bontés pour le duc de Choiseul et qui, d’autre part, se jugeait insultée par Diderot, dans la préface du Fils naturel, avait obtenu pour l’auteur des Philosophes la protection du puissant duc et pair, et le dauphin lui-même s’intéressait vivement à une pièce qui allait châtier les ennemis de Dieu et du roi[94]. Les Philosophes obtinrent, c’est ce que voulait l’auteur, un immense succès de scandale : le Théâtre-Français n’avait jamais fait de plus fortes recettes ; la loge de Palissot, pendant trois représentations données sans intervalle, fut envahie par des évêques, et même l’abbé de la Tour-du-Pin, dans un sermon prêché à Saint-Paul, félicita hautement le poète d’avoir livré les athées « au ridicule qu’ils méritaient ». Enfin la princesse de Robecq, pour savourer sa vengeance, s’était traînée, mourante, à la Comédie, où elle avait paru donnant la main à l’heureux auteur. Les Encyclopédistes étaient atterrés : « La lumière, écrit tristement Grimm, qui commençait à se répandre, sera bientôt éteinte ; la barbarie et la superstition auront bientôt recouvré leurs droits[95] ». Et, bien plus tard, on retrouve, dans ces lignes de Condorcet, comme un ressouvenir des transes que donna Palissot à tout le camp encyclopédique : « Les lois qui défendent de jouer les personnes sont muettes ; la magistrature trahit son devoir et voit, avec une joie maligne, immoler sur la scène des hommes dont elle craint les lumières et le pouvoir sur l’opinion. Cependant Voltaire se réveille[96]. » Voltaire non pas ; il était, on l’a vu, en coquetterie réglée avec Palissot, qu’il égratigna à peine dans le Russe à Paris et l’Épître au roi de la Chine ; et Palissot, qui avait eu le bon esprit de le ménager, put écrire en goguenardant que Voltaire s’était permis contre lui « quelques espiègleries ». Ce n’est donc pas Voltaire, mais bien Morellet qui, suivant une auguste périphrase de Lemontey, « perça le téméraire qui avait ramené l’antique licence au sein de l’urbanité française et osé rendre à Thalie le cynisme outrageant d’Aristophane[97] ». « Outrageant » était juste, mais « Aristophane » était une hyperbole de plus dans la belle phrase de Lemontey — bien que Palissot ait écrit lui-même, avec son ordinaire fatuité, dans l’Examen des Philosophes ; « l’auteur révèle aujourd’hui son secret : ce fut celui d’Aristophane. »

Les Philosophes ne sont au fond, malgré leur bruyant et éphémère succès, qu’un fade pastiche des Femmes savantes, et le seul tort de Palissot, c’est d’avoir été médiocre et froid en une œuvre qui, faite pour porter un coup mortel à de puissants ennemis, ne demandait précisément rien de moins que la verve étincelante et implacable qui jadis avait lancé les Nuées contre ces sophistes qu’on donnait pour ancêtres aux philosophes. Mais de s’indigner, comme le font les amis de la philosophie, contre cet infâme Palissot qui osait attaquer en plein théâtre « des hommes estimables et estimés de tous[98] », c’est oublier que, lorsqu’il s’efforçait, en les poussant au noir et à la charge, de rendre ses originaux ridicules et même odieux, Palissot usait simplement de ses droits d’auteur comique et ne faisait que ce qu’avaient fait avant lui, beaucoup mieux que lui seulement, et Aristophane et Molière lui-même. Car, d’une part, il est bien certain qu’il y avait alors, parmi les Encyclopédistes et les Sous-Encyclopédistes, bon nombre de charlatans qui, suivant l’expression de Molière, faisaient de philosophie métier et marchandise ; et, d’autre part, quand Palissot, prenant dans leurs livres, non le véritable esprit peut-être, mais la lettre, ou à peu près (et ces à peu près sont permis au théâtre), des doctrines philosophiques prêchées par les Encyclopédistes et qu’il en déduisait, même grossièrement et comme aurait pu le faire un homme du peuple, toutes les conséquences pratiques, il ne faisait encore qu’user de son privilège de poète comique : c’est à savoir de ridiculiser et de flétrir, par les actes mêmes qu’elles seraient capables d’inspirer au vulgaire, les maximes du jour que le poète estimait, pour cela, dangereuses et fausses. Et ainsi il avait le droit de nous montrer Valère prêchant hautement la philosophie de l’intérêt et son valet, comprenant à sa façon et appliquant à son profit la philosophie à la mode :


Valère :
Il s’agit d’être heureux, il n’importe comment.
… Bien voir ses intérêts, c’est être de bon sens.
Le superflu des sots est notre patrimoine.
Carandas :
Oui, monsieur, (et il fouille doucement dans la poche de Valère).


N’était-ce pas là tout simplement illustrer par un fait matériel et brutal (ce que veut justement le théâtre) des théories que condamnaient bon nombre de spectateurs ? Ailleurs Crispin, qui contrefait le philosophe, apparaît sur la scène marchant à quatre pattes :


Pour la philosophie, un goût à qui tout cède,
M’a fait choisir exprès l’état de quadrupède ;

Sur mes quatre piliers mon corps se soutient mieux,
Et je vois moins de sots qui me blessent les yeux.
… En nous civilisant, nous avons tout perdu :
La santé, le bonheur et même la vertu.
Je me renferme donc dans la vie animale ;
Vous voyez ma cuisine : elle est simple et frugale,

(Et il tire une laitue de sa poche).


Et, sans doute, ce n’est là que la caricature de Rousseau, mais c’est une caricature permise et, par-dessus le marché, passablement scénique. Et ce n’est encore, si l’on veut, qu’une traduction du mot fameux de Voltaire à Jean-Jacques : « Il prend envie, en vous lisant, de marcher à quatre pattes ». Mais l’idée de figurer aux yeux cette boutade de Voltaire était une idée assez comique, « une idée de revue » qui dut mettre le public en gaîté et tout est là ; car, comme l’a dit Rousseau lui-même, quand on écrit une comédie, « il faut bien faire rire le parterre ».

Malheureusement, ce sont là les deux seules scènes un peu plaisantes de la pièce de Palissot. Le reste était aussi ennuyeux que pouvaient le souhaiter les vrais Philosophes. Aussi, quelques mois seulement après ces représentations si courues, Diderot pouvait s’écrier avec une entière satisfaction : « Il y a six mois qu’on s’étouffait à la comédie des Philosophes ; qu’est-elle devenue ? elle est au fond de l’abîme qui reste ouvert aux productions sans génie et l’ignominie est restée à l’auteur. » Ignominie était un bien gros mot ; plus juste était celui de Voltaire qui parlait plus tard en riant à Palissot de sa « petite drôlerie » ; il est vrai que Voltaire n’en avait pas fait les frais et c’était peut-être ce qu’en cette affaire il avait trouvé de plus drôle. Un autre adversaire allait lui donner moins à rire que les Palissot et les Pompignan : nous voulons parler de Fréron[99].

De tous les ennemis des Encyclopédistes, le plus infatigable et le plus vaillant fut Fréron, surnommé très justement « la bête noire des philosophes ». Taillé en athlète comme Diderot, et, comme lui, à la tête d’une véritable encyclopédie, car son journal rendait compte de tout ce qui paraissait dans tous les ordres de sciences, Fréron combattit les philosophes pendant vingt-sept ans avec la persévérance d’un Breton et le courage d’un vrai critique[100].

Bon élève des jésuites et resté tel toute sa vie, il savait peu de chose et s’étonnait très sincèrement qu’on s’avisât de penser en religion et en littérature autrement que les grands écrivains du siècle passé : « ils ne sentent pas (les philosophes) que l’on ne doit s’attacher qu’à bien développer les idées qui sont dans tous les esprits » ; ainsi s’exprime Fréron dans son Discours de réception à l’Académie de Nancy. C’était un classique attardé dans le siècle des lumières, mais, par cela même, capable sinon d’apprécier l’originalité, du moins de critiquer le mauvais style des philosophes. Il descendait, par sa mère, du poète qui avait été jadis « le tyran des mots et des syllabes » et, pour ne pas mentir à ses origines, il ne craignait pas de rappeler Voltaire lui-même au rudiment ; ainsi il écrivait, avec la gravité d’un maître d’école, que « les ouvrages de Voltaire fourmillent de fautes grammaticales ». Il possédait, en revanche, deux qualités très précieuses à un critique : l’ironie, dont les Encyclopédistes, sauf Voltaire, ne faisaient pas grand usage et pour cause, et la modération, si étrangère à ses ennemis, dont le plus spirituel était aussi le plus injurieux.

Ainsi armé, Fréron part en guerre contre l’Encyclopédie : non content de railler en son propre nom la maladresse des ouvriers à mesure que s’élève « la tour de Babel », il cherche partout des auxiliaires et se fait adresser mille réclamations, vraies ou supposées, contre les erreurs, parfois plaisantes, et contre les plagiats, souvent effrontés, des Encyclopédistes. Un jour il se félicite d’apprendre qu’il est donné aux cerfs d’atteindre « l’âge de raison ». Un autre jour, ce sont les « guerriers » et les magistrats, voire même les cuisiniers qui protestent contre les articles concernant leur profession ; les Vatels du dix-huitième siècle critiquent hautement « certaines sauces indiquées (et minutieusement expliquées) dans ce magasin de nos connaissances ». Ailleurs, c’est un M. Mercenay d’Eghuy qui prouve, par la confrontation des textes, qu’on a pillé mot à mot son article graveur publié par le Mercure. Mais le dictionnaire entier, s’écrie Fréron, « est-il autre chose qu’une nouvelle édition, mal conçue et mal faite, d’une infinité de livres déjà imprimés ? » Et, ce qui allait droit à Diderot, auteur des articles philosophiques, Fréron ajoutait, non sans de bonnes raisons, que beaucoup des vues philosophiques étaient prises de tous côtés et surtout puisées dans le Dictionnaire de Brucker qu’on ne citait guère, parce qu’on n’aime pas à parler de ses créanciers[101].

Enfin, prenant directement à partie les deux chefs de l’entreprise, il affirmait, d’une part, avec force contre-sens à l’appui, que le traducteur de Tacite, d’Alembert, « avait oublié les premiers éléments de la langue latine », et, d’autre part, il s’excusait de ne pas entendre « le pompeux galimatias » de Diderot ; ou bien, citant de celui-ci une phrase ainsi conçue : « cet article subira la circoncision comme les autres », « convenez, Monsieur, ajoutait Fréron en rappelant malicieusement à l’auteur une autre de ses expressions les plus malencontreuses, convenez qu’on n’écrivait pas ainsi dans « les siècles pusillanimes du goût ».

Et quel autre que Diderot pouvait prendre pour soi cette piquante maxime du critique : « On convient qu’il faut mettre de la chaleur dans un ouvrage, mais il ne faut pas y mettre l’incendie ». Ailleurs encore il écrivait avec non moins d’à-propos : « Ils ont découvert que l’enthousiasme est le moyen le plus sûr pour connaître la propriété des choses » ; et il eût pu se dispenser d’orienter le lecteur en renvoyant aux Entretiens du Fils naturel.

Dans toutes ces attaques, blessantes comme la vérité, Fréron parlait simplement en critique : on lui répondit par de grossières injures qui, l’ayant diffamé auprès de la postérité, doivent être doublement reprochées à ses insulteurs. Diderot, dans son Essai sur Claude et Néron, après avoir dit, d’un certain Suilius, qu’il était un scélérat, ajoute en parlant de Fréron : « Quand il arrive à un censeur de cette espèce de défendre un Suilius, c’est peut-être sa propre cause qu’il plaide. » L’ami Grimm trouve moyen de renchérir sur cette méchanceté. Il apprend à ses nobles correspondants d’Allemagne que Fréron a fait un voyage en Basse-Bretagne pour recueillir la succession d’une nièce qui « faisait un trafic lucratif de ses charmes dans les ports les plus fréquentés de la province ». Puis, rééditant une indécente plaisanterie de Voltaire sur Fréron, il raconte, avec sa gentillesse d’Allemand, qu’en arrivant à Brest, le commandant des galères a demandé au journaliste s’il venait prendre possession de son bénéfice. Lorsque Fréron est sur le point d’être emprisonné au Fort l’Évêque pour avoir eu l’outrecuidance de critiquer une comédienne, la Clairon, Grimm trouve plaisant que maître Aliboron-Fréron ait eu recours, pour éviter la prison, à la reine de France, et celui qui plaisante ainsi, c’est le plat courtisan de Catherine et des plus infimes principicules germaniques. En général, il parle de Fréron, un confrère pourtant, sur un ton badin, comme s’il ne le jugeait pas même digne de sa colère, et ce même Grimm, l’amant, et, qui plus est, l’hôte de Mme d’Épinay, appelle ironiquement notre journaliste « le vertueux Fréron ».

On sait que Voltaire mit le comble à ces outrages en faisant jouer l’Écossaise. Les Encyclopédistes eurent le tort d’applaudir à cette satire après s’être plaints si bruyamment des Philosophes de Palissot. Plus de vingt ans après cette scandaleuse représentation, Diderot osait encore s’écrier : « C’est grâce à l’Écossaise qu’on se rappelle trois ou quatre fois par an, pendant une demi-heure, qu’il a existé un Wasp (Frelon, Fréron) qui attestait par serment et ne pariait pas. » Nous n’avons pas à parler, grâce à Dieu, de l’Écossaise : nous remarquerons seulement que la représentation de cette méchante pièce, et méchante dans tous les sens du mot, est du 29 juillet 1760 et que le 20 septembre 1759, celui que Voltaire appelait « un coquin et un âne », pour ne citer que ses termes les plus doux, avait écrit ce qui suit sur Mme du Châtelet : « Sa mémoire est chère à tous ceux qui l’ont connue particulièrement et qui ont été à portée de voir l’étendue de son esprit et la grandeur de son âme. » Et, plus loin, à propos de Voltaire lui-même et de sa Philosophie de Newton : « Jamais la poésie ne prit un ton plus élevé. » Ces phrases émues sur une amie si amèrement regrettée, dit-on, et tant d’éloges sincères sur « la magie de son style », auraient peut-être détourné tout autre que Voltaire de livrer à la risée publique un homme qui avait eu le seul tort de parler librement de ses ouvrages.

Mais c’était justement là le crime abominable de « l’âne littéraire » ; n’était-il pas convenu, dans le camp des philosophes, qu’un critique de profession, à moins qu’il n’entonnât de temps en temps un te Dortidium, ou, tout au moins, un te Voltarium, ne pouvait être qu’un très méchant homme ? « Les véritables méchants, répliquait Fréron, sont ceux qui s’attachent à noircir un honnête homme. Il semble qu’il soit reçu, dans le monde, de calomnier et déshonorer son prochain et que l’on ne puisse pas écrire que Monsieur un tel a fait un livre médiocre. La critique des ouvrages est une opération de l’esprit, le cœur n’y a aucune part. Si l’on était réputé méchant pour dire que telle tragédie est mauvaise, il y aurait bien des méchants, en vérité. On peut être un bon citoyen et trouver la plupart des écrits de ce siècle pitoyables. » Quoi qu’en puisse dire Voltaire, « ce gredin » soutient avec autant de bon sens que de fermeté les droits de la critique. Dans une lettre à Pierre Rousseau, rédacteur du Journal encyclopédique, Voltaire, qui affectait de confondre la critique littéraire avec « la satire en prose, œuvre pitoyable », disait qu’il « trouvait un peu hardi de s’ériger en juge de tous les ouvrages et qu’il vaudrait mieux en faire de bons ». À cette objection saugrenue, qui d’ailleurs lui avait été si souvent faite par des auteurs moins malins que Voltaire, Fréron avait déjà répondu non sans finesse : « Quand on n’aurait pas le talent de composer de mauvaises pièces de théâtre, on peut avoir assez de bon sens et de lumières pour en juger. D’ailleurs il faudrait dire aussi à ceux qui applaudissent : faites mieux avant de trouver bonne cette tragédie. Ne faut-il pas des lumières égales pour discerner le bon ainsi que le mauvais ? Mais les poètes se gardent bien de demander à leurs admirateurs ce qu’ils exigent de leurs critiques. » Au fond, ce que Voltaire ne pardonnait pas à Fréron, c’était sans doute sa perspicacité : car peu de contemporains ont si bien vu et si nettement marqué les lacunes de Voltaire que celui qui écrivait : « Je ne crois pas qu’il soit possible d’avoir plus de talent que M. de Voltaire ; il est le premier peut-être qui, à force d’esprit, ait su se passer de génie ».

Attaquant, du reste, non pas la vie privée, comme le font avec tant de mauvaise foi ses adversaires, mais les œuvres seules des écrivains, c’est lui seul, le défenseur du trône et de l’autel, qui est, dans cette longue lutte, le vrai champion de la liberté. Après avoir bravement assisté jusqu’au bout à la représentation de l’Écossaise, où il s’entendit traiter de « fripon, de vipère et d’araignée », il fut assez maître de sa plume pour écrire, en manière de compte-rendu, sa jolie « Relation d’une grande bataille donnée à la Comédie Française : Diderot (Dortidius) y était représenté assis au parterre au centre de l’armée des Encyclopédistes. On l’avait élu général d’une voix unanime : « son visage était brûlant, ses regards furieux, sa tête échevelée, tous ses sens agités comme ils le sont lorsque, dominé par son divin enthousiasme, il rend ses oracles sur le trépied philosophique. Ce centre renfermait l’élite des troupes, c’est-à-dire tous ceux qui travaillent à ce grand Dictionnaire dont la suspension fait gémir l’Europe » (c’étaient les expressions de Voltaire). C’est encore Diderot qui rend compte, après la victoire, des péripéties de l’action au Sénat très philosophique siègeant aux Tuileries : « Le vaillant Dortidius en fit le récit d’un style sublime, mais inintelligible. » Un homme qui était capable d’aiguiser contre les philosophes d’aussi fines épigrammes ne méritait-il pas en effet « le carcan » et que devait-on penser, s’écrie Voltaire, d’un M. de Malesherbes qui tolérait de telles « infamies », sinon que « Fréron étant le dernier des hommes, son protecteur était à coup sûr l’avant-dernier » ?

Ce n’est pas seulement Voltaire qui demandait, avec son ordinaire débordement d’injures contre ses ennemis, qu’on fermât la bouche à Fréron. Un autre apôtre de la tolérance, d’Alembert, dénonçait, on va voir sur quel futile prétexte, le journaliste indépendant aux sévérités du directeur de la Librairie : « Dans un endroit des Cacouacs (d’Alembert s’inquiétait des Cacouacs !), il est parlé de la géométrie. Fréron, en rapportant cet endroit, a ajouté une note, dans laquelle il cite un de mes ouvrages, pour faire connaître que l’auteur a voulu me désigner en cet endroit. Mes amis m’ont représenté, Monsieur, que les accusations de l’auteur des Cacouacs (qui n’étaient que d’inoffensives platitudes), étaient trop graves et trop atroces pour que je dusse souffrir d’y être impliqué nommément ; je prends donc la liberté de vous porter mes plaintes du commentaire que Fréron a fait à mon sujet et de vous en demander justice. » C’est alors que Malesherbes, qui aimait pourtant les philosophes, ne put se défendre d’écrire à Morellet la lettre que nous avons mentionnée plus haut et qui pésera sur la mémoire des Encyclopédistes. Fréron, en somme, avait le droit de dire dans son Année littéraire : « Les philosophes, M. de Voltaire en tête, crient sans cesse à la persécution et ce sont eux-mêmes qui m’ont persécuté de toute leur force et de toute leur adresse. » Et il avait raison encore quand il écrivait à Favart : « Ai-je porté plainte contre l’Écossaise ? j’ai pris le parti de mépriser cette satire maussade et brutale. »

Nous pouvons donc terminer cette rapide esquisse sur Fréron par le mot de Condorcet, mais en entendant ce mot tout autrement que lui : « Fréron se distingua dans la guerre contre les philosophes. » Et si c’est la faute à Voltaire que Fréron, comme le dit encore Condorcet, ait « traîné le reste de sa vie un nom ridicule et déshonoré », c’est aussi le devoir de tout critique impartial de venger Fréron de ceux qui, ayant réussi, comme l’avait remarqué Gœthe, « à défigurer sa personne pour la postérité », ont réussi mieux encore à se diffamer eux-mêmes par leur acharnement à l’avilir.



  1. Voir par exemple Bonhomme (Réflexions d’un franciscain contre l’Encyclopédie) et Huth : Kirchengesch, des 18ten Jahrhund, 1809
  2. Les dîners du baron d’Holbach, par Mme de Genlis, 1822.
  3. La Harpe : « Du fanatisme dans la langue révolutionnaire. »
  4. Réflex. sur l’état présent de la républ. des lettres, 1760.
  5. Et ce passage : « Il y a presque autant de systèmes d’incrédulité que d’esprits incrédules. » (Assemblée générale du clergé de 1775 ; Avertissement.)
  6. Rousseau juge de Jean-Jacques : 2e Dialogue.
  7. Grimm, III, 458.
  8. Encycl., III, Avertissement. « Où subsiste cette société ? Depuis douze ans et plus que l’Encyclopédie est commencée, ceux qui coopèrent à son exécution ne se sont pas assemblés une seule fois. » (Ouvrages parus sous Malesherbes, Bibliothèque nationale, Manuscrit f. fr. 22, 191.)
  9. Réflexions sur l’état présent de la républiq. des lettres.
  10. Grimm, IV, 485.
  11. Ibid., V, 377, et Diderot sur Marmontel, VI, 304.
  12. Biblioth. universelle et Revue suisse, avril 1862.
  13. « On ne songe qu’à acquérir du pouvoir puisqu’il est tout dans un État où les lois ne sont rien. » Mme de Staël : Considérations sur les principaux événements de la Révol. française.)
  14. Vers du satirique Clément.
  15. Montesquieu : Pensées détachées.
  16. Clément : Satire, VI. Palissot nous dépeint leur adresse « à se ménager des créatures, non-seulement chez quelques personnes en place, mais dans les Académies, dans les Cercles, parmi les Censeurs, chez les Libraires même, et jusque chez des Comédiens, pour être à couvert des ridicules du théâtre. » (Œuvres de Palissot, Liége, 1777, III, 272). Et Dorat lui-même interrompt son éternel ramage amoureux pour maudire les « grands hommes des coteries » :

    Faites galoper vos agents,
    Extirpez les erreurs funestes :
    Mais, pour Dieu ! soyez bonnes gens,
    Et, si vous pouvez, plus modestes…
    Vos intrigues sont malhonnêtes,
    Vous protégez des étourneaux,
    Vos Sévignés sont des caillettes.

    (Œuvres de Dorat : Coup d’œil sur la Littérature, 1780, t. II.)

  17. Grimm, 1er janvier 1770.
  18. Marion : Machault d’Arnouville, 1891, 276.
  19. Mém. sur la Librairie, 1809.
  20. Ibid.
  21. Bibl. nation. : Librairie sous Malesherbes. n. a. fr 3345.
  22. Ibid. n. a. fr. 3345
  23. Did., I. p. xlv.
  24. Sainte-Beuve, après avoir dit que Malesherbes protégea les philosophes, « sans jamais manquer à ses devoirs, a regret de le voir donner le change à la reine et au dauphin. » M. Brunetière dit, avec plus de sévérité : « Il ne convenait pas à la droiture de Malesherbes, et dans la situation de confiance qu’il occupait, de favoriser sous main l’achèvement de l’Encyclopédie. » (Revue des Deux-Mondes, février 1882).
  25. D’Alembert écrit à Voltaire en 1758 : « Nous n’avons plus de censeurs raisonnables à espérer, tels que nous avions jusqu’à présent. M. de Malesherbes a reçu là-dessus les ordres les plus précis et en a donné de pareils aux censeurs qu’il a nommés ». Et dans une note manuscrite (Bibl. nation, n. a. fr. 3344) on voit que Bourgelot, pressé par Malesherbes de travailler pour l’Encyclopédie, envoie des articles pour la lettre E.
  26. Voltaire, Beuchot, t. LIX, p. 301, 324.
  27. Streckeisen-Moultou : J.-J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. II, 421.
  28. Delisle de Sales : Malesherbes, Paris, 1803.
  29. Did, XX, 9 et 12.
  30. Voir sur ce sujet les admirables lettres de Malesherbes à Morellet et à d’Alembert : Mémoires de l’abbé Morellet, Paris, Ladvocat, 1821, t. I, p. 49.
  31. Bibl. nation., f. fr. 22191 et Mme de Staël, dans ses Considérations sur la Révol. franç. : « M. de Malesherbes voulait la suppression de la censure… Il y a plus de quarante ans qu’il soutenait cette doctrine ; il aurait suffi de l’adopter alors pour préparer, par les lumières, ce qu’il a fallu céder depuis à la violence. »
  32. Malesherbes dit lui-même, à propos du tome II de l’Encyclopédie : « Le gouvernement contrariait ce qu’il aurait dû encourager ; mais il cédait fréquemment à la légère opposition et tolérait par faiblesse ce qu’il aurait dû autoriser par sagacité ; chaque succès que remportait ainsi l’opinion avait l’air, pour lui, d’une défaite, et donnait la mesure de ses forces. » (Mém. sur la Législation et la Liberté de la presse).
  33. Malesherbes : Mém. sur la Librairie.
  34. Bibl. nation., n. a. fr., 3345.
  35. Encycl., III, Avertissement, de d’Alembert.
  36. Encycl., VIII, Avertissement, de Diderot.
  37. D’Alembert : Mél. de littér., I, Préface.
  38. Mirabeau : Des Lettres de cachet et des prisons d’État. Préface, VI.
  39. Jobez, La France sous Louis XVI, 1877-81. VII, 227.
  40. Diderot, XIX, 210.
  41. Malesherbes : Mém. sur la Liberté de la presse.
  42. Boyer est l’archimage Jébor, de Zadig, « le plus sot des Chaldéens, et partant le plus fanatique. »
  43. Mém. sur la Liberté de la presse.
  44. L’Église n’a-t-elle pas de toute éternité le monopole, assuré par le Saint-Esprit, de la vérité tout entière ? « Le catholique dit sans hésiter : Si le Saint-Esprit a promis à l’Église universelle de l’assister indéfiniment contre les erreurs, donc contre toutes ; et si contre toutes, donc toujours. » Ainsi tous ceux qui sont sortis de l’Église « n’ont pu éviter, continue triomphalement Bossuet, l’inconvénient marqué par Saint-Paul dans les faux docteurs, à savoir : d’apprendre toujours, sans jamais parvenir à la connaissance de la vérité. » (Hist. des Variations, livre XV. N. XCVIIIC, N. I. Et ailleurs : « Une église infaillible n’erre dans aucun moment ; qui n’erre point croit toujours la même chose ; il n’y a qu’à voir ce qu’on a cru de son temps pour savoir ce qu’on a toujours cru. » (IIIe avertissement aux Protest.). Et la devise de l’Église est : Quod ubique, quod semper.
  45. Sicard : L’ancien clergé de France. Lecoffre, 1893, p. 111.
  46. Histoire universelle : Suite de la Religion.
  47. Mém. au Roi sur l’impression des mauvais livres : Procès-verbaux des Assemblées du clergé, 1770. Biblioth. de l’Arsenal.
  48. Procès-verbal de l’Assemblée générale du clergé de France tenue à Paris, au couvent des Grands-Augustins, en l’année 1770. Manuscrit, Archives nationales.
  49. Il était l’intermédiaire officiel entre le gouvernement et les Assemblées ecclésiastiques.
  50. Voir, sur ce point, une intéressante brochure de M. H. Carré, professeur à la Faculté des lettres de Poitiers : « Quelques mots sur la presse clandestine à la fin de l’ancien régime. » (Poitiers, Millet et Pain, 1893).
  51. Bibl. de l’Arsenal : Procès-verbal de l’Assemblée générale du Clergé de France de 1758.
  52. « Quand on le lit, ce n’est pas Homère ; quand on le voit, il n’est pas joli et, quand il parle, il n’est pas fleuri. » Ailleurs Voltaire lui consacre ce vers :

    Un pédant sec à face de Thersite.

    (La Pucelle, chant XVI).

    Les passages où Voltaire a daubé « maître Omer » sont d’ailleurs innombrables.

  53. Mém. de Beugnot, 1866, I, 51.
  54. Diderot : Lettre sur le commerce de la Librairie.
  55. Encycl., III, Avertissement des éditeurs.
  56. D’Alembert : Mél. de littérature, I, 319 note.
  57. Diderot, XII. 122 note.
  58. Diderot, XIII, 524.
  59. Encycl. : art. Invention.
  60. Diderot, XVIII, 313.
  61. Tableaux de Paris, VI, 184 ; comparez Taine : Anc. rég., I, 382.
  62. Dictionn. philosophique de la Religion, 1772.
  63. Nonnotte, ibid.
  64. Voir, sur ce point, l’intéressante thèse de M. Fontaine : Le théâtre et la philosophie au 18e siècle. 1870.
  65. Voir aussi les Sermons du P. Chapelain, 1768, IV, 285.
  66. Mandement de M. de Beaumont contre le livre de l’Esprit, d’Helvétius, donné à la Roque, en Périgord, le 22 nov. 1758. Voir : Ch. de Beaumont, par le P. Regnault, Lecoffre, 1882, I, 446.
  67. Instruction pastorale, au Puy, 1763.
  68. Mercier : Tableau de Paris, v, 88. Et ailleurs : « Les boucheries sont ouvertes en plein carême ; où est le temps où l’on était obligé, lorsqu’on voulait envoyer un bouillon à un malade, de le cacher dans une boîte à perruque ? » (Ibid., 220). Dans sa jeunesse, Mercier avait vu arrêter le dîner du prince de Condé, qu’on lui portait à son hôtel de la rue Mazarine ; des estafiers avaient saisi le potage et les poulardes de Son Altesse.

    L’Ami des hommes rappelant le vers de Boileau :

    J’y cours, midi sonnant, au sortir de la messe,


    ajoute : « En ce temps un homme sans religion ne pouvait être qu’un coquin. Aujourd’hui (1756), on ne pratique plus guère ; or, toute religion réduite au pur spirituel est bientôt reléguée dans l’empire de la lune. »

  69. Voir Riehm : Encyclop. und Methodol. der Theologie, 1892, p. 202.
  70. « Si quis libros ipsos integros cum omnibus suis partibus, prout. in eccl. cathol. legi consueverunt et in veteri vulgata latina editione habentur pro sacris et canonicis non susceperit… anathema sit. » (Concil. trident. sess. IV, 8 avril 1546).
  71. « Decernit ut nemo suæ prudentiæ innixus in rebus fidei et morum… sanctam scripturam ad suos sensus contorquens, contrà eum sensum quem tenuit et tenet sancta mater Ecclesia… interpretari audeat. » (Ibid.). Ce décret est la base de toute l’herméneutique postérieure du catholicisme.
  72. Brunetière : Études critiq. sur l’hist. de la litt franç. V, 222. — « Opposons, (avait proclamé Bossuet dans son Sermon sur l’unité de l’Église), au charme trompeur de la nouveauté, l’autorité de la tradition où tous les siècles passés sont renfermés et l’antiquité qui nous réunit à l’origine des choses… Marchons dans les sentiers de nos pères… On croit toujours ce qu’on a cru… » Et d’ailleurs, « pour condamner ceux qui s’égarent dans les routes nouvelles… Rome n’est pas épuisée dans sa vieillesse et sa voix n’est pas éteinte. » (Ibid.).
  73. Voir là-dessus, les Leçons de Laboulaye au collège de France : Revue des Cours litt., III, 45.
  74. Voir Reuss : Gesch. der Heilig. Schriften, N. Test., 4e Aufl. 437.
  75. Pensées philosophiques, par. 60.
  76. Voir Strauss : Voltaire, trad. franc., p. 232.
  77. Bergier : Examen du matérialisme, 1771, I, 497.
  78. La Religion vengée…, Prospectus.
  79. Le titre complet est : Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie et Essai de réfutation de ce Dictionnaire, par Abraham-Joseph de Chaumeix, d’Orléans, 8 vol., 1758-1759 : μέγα βίϐλιον μέγα κακόν ; devise qui était à l’adresse de l’Encyclopédie et qui finit par se retourner contre Chaumeix : aussi s’empressa-t-il de l’effacer dès le troisième volume.
  80. Mém. pour Abraham Chaumeix contre les prétendus philosophes Diderot et d’Alembert. Amsterdam, 1759. La Harpe l’attribue à Morellet (Corresp. littér., III, 283.)
  81. Préj. légit., II, 239.
  82. Helviennes ou Lettres Provinciales philosophiques, nouv. édition. Paris, Moutard, 1784, III, 305.
  83. La Haye, 1759, sous le nom de P. Fruchet, et paru d’abord (1754) sous ce titre : Réflexions d’un Franciscain contre l’Encyclopédie.
  84. Par l’Oracle des nouveaux philosophes (anonyme). Berne, 1760, 2 volumes.
  85. Lettres de quelques Juifs portugais, allemands et polonais à M. de Voltaire, avec un petit Commentaire extrait d’un plus grand. Paris, Moutard, 5e édit., 1781 (la 1re édit. est de 1769), III, 300.
  86. Pluquet : Exam. du Fatal., 1757, t. II, p. v.
  87. Voltaire : Épître au roi de la Chine.
  88. Ibid.
  89. Le Russe à Paris.
  90. Le « Nouveau Mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs » parut à Amsterdam en 1757. L’auteur était, non un jésuite, comme le soupçonnait Grimm, mais un ancien avocat au parlement d’Aix, Nicolas Moreau, plus tard bibliothécaire de Marie-Antoinette et historiographe de France. Il avait paru déjà dans le Mercure (6 octobre 1757), un « Premier mémoire sur les Cacouacs. » Y a-t-il, dans la satire de Moreau, ces accusations « odieuses », dont Grimm se plaint et dont parle M. Assézat (Diderot, XIII, 117) ? Nous n’avons rien trouvé que de bien inoffensif dans les deux Mémoires, d’ailleurs aussi plats l’un que l’autre. Moreau, dans une note, veut bien nous donner le sens du mot cacouac : « Il est à remarquer que le mot grec καχος (sic) qui ressemble à celui de cacouac, signifie méchant. »
  91. Voir surtout Brunel (Les philosophes et l’Académie française au XVIIIe siècle, p. 73), qui a conté en détail cette amusante histoire et a cité toutes les références.
  92. Discours de Dupré de Saint-Maur en réponse au discours académique de Lefranc.
  93. Lefranc ne reparut plus à l’Académie ; il était allé cacher sa honte à Montauban, d’où il ne sortit plus.
  94. Voir Palissot ; Œuvres complètes, Liège, 1779, VII, 291.
  95. IV, 240.
  96. Vie de Voltaire. Diderot, 1847, IV, 104.
  97. Éloge de Morellet à l’Académie française, 1819.
  98. P. Albert : Littérat. franç. au XIIIe siècle, 394.
  99. Ce qui acheva, comme on sait, de tuer les Philosophes, ce fut la Préface que s’avisa d’y joindre Morellet sous le titre de Vision de Charles Palissot. Elle débutait ainsi : « Et le premier jour du mois de janvier de l’an de grâce 1760, j’étais dans une chambre rue Basse-du-Rempart, et je n’avais point d’argent. Et je disais : Oh ! qui me donnera l’éloquence de Chaumeix, la légèreté de Berthier et la profondeur de Fréron ? et je ferai une bonne satire et je la vendrai quatre cents francs et je me donnerai un habit neuf à Pâques ». La Préface, encore qu’un peu longue, était plus comique, à tout prendre, que la comédie. Morellet avait mis en scène la princesse de Bobecq, au grand scandale, on l’a vu, de Voltaire, et il fut, pour ce méfait, mis à la Bastille, ce qui, du coup, le rendit célèbre. (Voir Mél. de litt. et de philos. du dix-huitième siècle, par l’abbé Morellet, Lepetit, 1818, II, 3).
  100. Fréron, après avoir rédigé les Lettres sur quelques écrits de ce temps (de 1747 à 1756), 12 volumes, dirigea l’Année littéraire, qui comprend 183 volumes (de 1754 à 1776).
  101. Année littér., III, 1760.