Nouveau mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs/Premier mémoire

Anonyme
Premier mémoire sur les Cacouacs, ou Avis utile
(p. 103-108).

PREMIER MÉMOIRE
SUR LES CACOUACS.
Inséré dans le Mercure de France, 1 Vol.
du Mois d’Octobre, pag. 15, sous le titre d’
AVIS UTILE.


Vers le quarante-huitième degré de latitude septentrionale, on a découvert nouvellement une Nation de Sauvages, plus féroce & plus redoutable que les Caraïbes ne l’ont jamais été. On les appelle Cacouacs[1] : ils ne portent ni flèches, ni massues : leurs cheveux sont rangés avec art ; leurs vêtemens brillans d’or d’argent & de mille couleurs, les rendent semblables aux fleurs les plus éclatantes, ou aux oiseaux les plus richement pannachés ; ils semblent n’avoir d’autre soin que de se parer, de se parfumer & de plaire : en les voyant, on sent un penchant secret qui vous attire vers eux : les grâces dont ils vous comblent, sont le dernier piége qu’ils emploient.

Toutes leurs armes consistent dans un venin caché sous leur langue ; à chaque parole qu’ils prononcent, même du ton le plus doux & le plus riant, ce venin coule, s’échappe & se répand au loin. Par le secours de la magie qu’ils cultivent soigneusement, ils ont l’art de le lancer à quelque distance que ce soit. Comme ils ne sont pas moins lâches que méchans, ils n’attaquent en face que ceux dont ils croient n’avoir rien à craindre : le plus souvent ils lancent leur poison par derrière.

Parmi les malheureux qui en sont atteints, il y en a qui périssent subitement : d’autres conservent la vie, mais leurs plaies sont incurables, & ne se referment jamais ; tout l’art de la médecine ne peut rien contr’elles ; d’ailleurs on les prend souvent pour être naturelles. Ceux qui en sont frappés deviennent des objets d’horreur, de mépris, & le plus souvent d’une dérision qui n’est pas moins cruelle : tout le monde les fuit ; leurs meilleurs amis rougissent de les connoître & de prendre leur défense.

Les Cacouacs ne respectent aucune liaison de société, de parenté, d’amitié, ni même d’amour : ils traitent tous les hommes avec la même perfidie ; on remarque seulement en eux un plaisir un peu plus vif à répandre leur poison sur ceux dont ils ont éprouvé l’amitié ou les bienfaits : en ce cas, ils ont pourtant soin de l’assaisonner du suc de quelques fleurs ; car, malgré leur cruauté, ils ne perdent jamais de vue l’envie de plaire, d’amuser & de séduire.

Ils paroissent d’abord les plus sociables de tous les hommes ; ils les recherchent & veulent en être recherchés : mais tout ce qu’ils en font, n’est que dans le dessein d’exercer leur méchanceté, qui ne peut avoir aucune prise sur ceux qui ont le bonheur de n’être pas connus d’eux. Plus vous les voyez affecter de grâces, de gaieté, de vivacité, plus vous devez vous en défier ; c’est ordinairement-là l’instant qu’ils choisissent pour darder leur venin ; vous vous livrez à l’enjouement qu’ils vous inspirent, & vous êtes tout étonnés de l’abondance du poison qui s’est insinué dans vos oreilles, & qui vous a porté à la tête les idées les plus sinistres & les plus cruelles. Malheur à ceux qui se plaisent à les voir & à les entendre ! Quelques précautions qu’ils prennent, quelques protestations que les Cacouacs leur fassent de les épargner, ils n’ont pas plutôt le dos tourné qu’ils éprouvent leur rage.

Cependant ces Barbares, tout Barbares qu’ils sont, se craignent mutuellement, & ne s’attaquent guere entr’eux : mais quand ils rencontrent quelqu’un qui n’est pas initié dans les mysteres de leur magie, ils le poursuivent impitoyablement : du reste, parce qu’ils détestent toute vertu, ils n’en admettent aucune sur la terre, & affectent de croire tous les hommes pervers ; il suffit d’être modeste, honnête, bienfaisant pour être en butte à leurs traits.

On exhorte ceux qui voyageront vers cette contrée, à se munir de bonnes armes offensives. On a observé que ces Sauvages les craignent beaucoup ; à leur simple vue, ils cessent de rire & de faire rire ; ce qui est un signe assuré qu’ils sont forcés de retenir leur venin : il reflue alors sur eux, même avec tant de violence, qu’ils périroient bientôt, s’ils ne s’échappoient promptement pour aller chercher des objets sur lesquels ils puissent les dégorger : c’est-là leur unique occupation. On les voir courir çà & là, & roder sans cesse dans cette vue.

Les hommes les plus barbares que l’on ait découverts jusqu’ici, ne sont point sans quelques qualités morales ; les insectes les plus déplaisans, les reptiles les plus venimeux, ont quelques propriétés utiles. Il n’en est pas de même des Cacouacs : toute leur substance n’est que venin & corruption ; la source en est intarissable & coule toujours. Ce sont peut-être les seuls êtres dans la nature qui fassent le mal précisément pour le plaisir de faire du mal.

On a des avis sûrs que quelques-uns de ces monstres sont venus en Europe ; ils se sont appliqués à contrefaire le ton de la bonne compagnie, pour s’y introduire & s’y mieux cacher : on les rencontre dans les cercles les plus agréables, ils recherchent particulièrement la société des femmes qu’ils affectent d’aimer ; mais c’est contr’elles qu’ils exhalent leur venin de préférence. Il seroit difficile de fixer des indices certains pour les reconnoître : on conseille seulement de se défier des gens qui plaisantent surtout ; on découvre tôt ou tard que ce sont des Cacouacs.



  1. Il est à remarquer que le mot Grec κακός, qui ressemble à celui de Cacouacs, signifie méchant.