Les Effrontés
Théâtre completTome 4 (p. 404-434).
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ACTE QUATRIÈME


Un petit salon chez madame d’Isigny. Une table de whist au fond à gauche. Porte ouverte au fond, par laquelle on voit une enfilade de salons éclairés pour le bal et pleins de monde. Un canapé sur le devant à droite. Une porte au deuxième plan à droite.


Scène première

LE BARON, LE GÉNÉRAL, GIBOYER, jouant au whist.
Un Quatrième Joueur tournant le dos au public. On entend la musique du bal.
Le Baron, à Giboyer.

Vous coupez mon sept ? Il était roi.

Giboyer.

Ma foi, il n’en avait pas l’air.

Le Baron.

C’est la seconde fois que cela vous arrive.

Giboyer.

Je vous ai prévenu que je n’étais pas de première force.

Le Baron.

Si vous étiez seulement de seconde !

Giboyer, à part.

Il m’ennuie, cet homme-là.

Le Général.

Le rubber est de huit, messieurs.

Le Baron.

Je demande qu’on retire.

Giboyer.

Oh ! moi aussi.

On tire les places.
Le Baron.

Nous sommes encore ensemble ! C’est à vous de choisir les places.

Giboyer.

Je reste où je suis.

Le Général, pendant qu’on donne les cartes.

Avez-vous lu dans la Conscience publique l’histoire du Chien compromettant ?

Le Baron.

Elle est drôle.

Giboyer, à part.

Je m’en flatte.

Le Général.

Connaissez-vous les masques ?

Le Baron.

Dame, ils sont assez transparents : c’est la marquise d’Auberive et M. de Sergine.

Le Général.

C’est agréable pour ma pauvre marquise !

Le Baron.

Qui est-ce qui signe comtesse de Folleville ?

Le Général.

Quelque bégueule en disponibilité.

Giboyer.

Que non pas ! c’est une petite femme charmante.

Le Général.

Monsieur la connaît ?

Giboyer.

Beaucoup ; mais je respecte la pudeur de son pseudonyme.

Le Général.

Elle me fait l’effet de n’avoir que celle-là (Jouant.) Atout !



Scène II

Les Joueurs, HENRI, CLÉMENCE.
Clémence.

On respire ici.

Henri.

Assieds-toi.

Il la conduit au canapé à droite.
Clémence.

Quelle chaleur dans ce salon ! J’ai cru que j’allais me trouver mal.

Henri, à part.

Pauvre petite !

Clémence.

Ce n’était qu’un étourdissement. Voilà qu’il passe.

Henri.

Veux-tu que je te ramène à la maison ?

Clémence, avec une gaieté forcée.

Non, je m’amuse beaucoup ; le bal est charmant.

Henri.

Tu ne me donnes pas le change, ma pauvre Clémence. Tu as beau te bassiner les yeux avec de l’eau fraîche, je vois bien que tu as pleuré.

Clémence, sérieuse.

Qui te dit que je ne veuille pas me donner le change à moi-même ? Je ne suis pas une enfant gâtée, mon cher Henri ; j’ai beaucoup réfléchi depuis quelques jours, et j’ai compris que je n’ai pas le droit de me consacrer à ma tristesse. Si nous étions orphelins, ce serait différent ; je me tiendrais pour veuve ; je te demanderais de te marier le plus tôt possible et de recueillir chez toi le deuil de mes espérances. Mais je ne peux pas faire ce chagrin-là à notre pauvre père ; mes rêves évanouis ne doivent pas détruire les siens, et comme je suis résolue à accepter le mari qu’il me choisira, je travaille à raffermir mon cœur.

Henri.

Quoi ! tu te résignerais…

Clémence.

Il y a autre chose que l’amour dans la vie d’une honnête femme. J’estimerai mon mari et j’adorerai mes enfants.

Henri.

Tu es une brave fille, Clémence.

Entre le vicomte par le fond.
Le Vicomte.

Eh bien, monsieur Henri, voilà comme vous m’enlevez ma danseuse ?

Clémence.

J’étais venue respirer un peu.

Le Vicomte.

Dépêchons-nous ; on se place.

Il l’emmène.



Scène III

Les Joueurs, HENRI.
Henri.

Pauvre chère enfant ! Quel courage et quel bon sens ! Quel beau couple elle aurait fait avec Sergine !… Ah ! je la déteste cette marquise ! Je ne suis pas très fâché que le Vernouillet lui ait lancé un pétard dans ses jupes.

Il va pour sortir par le fond et se croise sur la porte avec Vernouillet.



Scène IV

Les Joueurs, VERNOUILLET, HENRI.
Vernouillet.

Monsieur Henri Charrier, je crois ?

Henri.

Lui-même, monsieur ; et vous ?

Vernouillet.

Vernouillet.

Henri.

Fondateur de la Banque territoriale ?

Vernouillet.

Et directeur de la Conscience publique.

Henri.

Je ne doute pas que vous ne la dirigiez dans la voie du salut.

Vernouillet.

Avez-vous lu le feuilleton d’hier sur le nouveau ballet ?

Henri.

Certainement.

Vernouillet.

Mademoiselle Taffetas n’y est pas mal traitée.

Henri.

Beaucoup mieux qu’elle ne mérite. Ce n’est pas une artiste, c’est une simple espiègle.

Vernouillet.

Tiens ! j’avais cru trouver une occasion de vous être agréable.

Henri.

Très reconnaissant de l’intention, monsieur ; mais puis-je savoir à quoi je dois une bienveillance que je ne crois mériter en aucune façon ?

Vernouillet.

À l’amitié respectueuse que je porte à M. votre père. C’est un homme dont toute la vie est un exemple et un conseil : il m’est plus cher encore par le bien qu’il me fera faire que par le bien qu’il m’a fait. Malheureusement pour moi, par la hauteur même de sa position il échappe à ma reconnaissance ; je me dédommagerai en la reportant sur vous tout entière, si vous me le permettez.

Henri.

Monsieur… (À part.) Je ne peux pourtant pas le rudoyer.

Vernouillet.

Je mets mon journal à votre disposition. Si vous avez quelqu’un à servir…

Henri.

Je n’ai personne.

Vernouillet.

Tant pis, monsieur, tant pis. À propos, faites-moi le plaisir de me donner un renseignement. Vous connaissez, m’a-t-on dit, un jeune musicien nommé Paul Tremblay ?

Henri.

En effet, c’est un de mes amis.

Vernouillet.

Il m’est recommandé ; on m’a raconté qu’il donne des leçons de piano pour soutenir sa famille. C’est très intéressant, mais ce n’est pas assez. A-t-il du talent ?

Henri.

Beaucoup. Il a écrit un magnifique opéra sur un libretto dont l’auteur est aussi pauvre et aussi obscur que lui-même, et il se ronge les poings sur ce chef-d’œuvre qui n’obtient pas même d’audition.

Vernouillet.

C’est bien ; votre recommandation me suffit. Je ferai entendre sa musique chez moi, et j’inviterai le directeur de l’Opéra.

Henri.

Ma foi, vous ferez là une bonne action.

Vernouillet.

On le jouera, je vous en réponds. Si le directeur ne veut pas s’exécuter à l’amiable, je le ferai mettre en demeure par le feuilleton.

Henri.

D’autant plus qu’il y a de bonnes choses à lui dire.

Vernouillet, lui prenant le bras.

Voulez-vous faire l’article vous-même ?

Henri.

Ce n’est pas mon état ; mais enfin, de deux choses l’une : ou l’Opéra n’est pas une institution nationale, et alors il ne faut pas lui donner de subvention ; ou c’en est une, et alors il doit aider à l’éclosion d’une école française en ouvrant ses portes aux jeunes gens.

Vernouillet.

C’est juste.

Charrier, entrant du fond.

Henri au bras de Vernouillet ?

Vernouillet.

Je vous remercie d’avoir levé ce lièvre. Je suis toujours heureux de trouver des abus à combattre, des torts à redresser. Voilà la véritable mission de la presse, sa vraie grandeur.

Henri, à part.

Me serais-je trompé sur son compte ?



Scène V

Les Mêmes, LA VICOMTESSE.
La Vicomtesse, entrant du fond.

Vous êtes aimable, monsieur Henri ! La cinquième valse est commencée.

Henri.

Oh madame, que de pardons ! Je me suis oublié à causer…

La Vicomtesse.

Avec cet homme épouvantable ? Vous êtes bien osé.

Vernouillet.

En quoi donc épouvantable, madame ?

La Vicomtesse, minaudant.

Fi ! vous avez été féroce pour cette pauvre marquise. Votre histoire du Chien compromettant est une abomination.

Vernouillet.

Ah ! ne m’en parlez pas ; je suis au désespoir ! L’article a passé à mon insu.

Charrier, à part.

À la bonne heure !

La Vicomtesse.

Bon apôtre ! Avec tout cela, la pauvre femme n’ose plus se montrer ; elle n’est pas venue ce soir, et en vérité j’en suis presque bien aise ; sa présence serait un embarras pour tout le monde. Ah ! il ne fait pas bon être de vos ennemis.

Vernouillet.

Elle en était donc ?

La Vicomtesse.

Qu’il est candide ! Allons, monsieur Henri, un tour de valse.

Henri.

Est-ce que ça comptera ?

La Vicomtesse.

Je vous dédommagerai au cotillon.

Elle sort avec Henri.



Scène VI

Les Joueurs, CHARRIER, VERNOUILLET.
Vernouillet.

Eh bien, mon ami ! Cette grande dame qui faisait la pluie et le beau temps, je n’ai eu qu’à souffler dessus et elle a disparu. Sa présence serait un embarras pour ses meilleurs amis, vous venez de l’entendre… et vous avez vu par contre de quelles câlineries on m’entoure. En vérité, je vous le dis, l’appui de la marquise m’aurait moins établi que ne l’a fait cette petite exécution.

Charrier.

Ce n’est donc pas à votre insu ?…

Vernouillet.

Naïf !

Charrier.

Alors, vous avez été cruel.

Vernouillet.

J’ai les défauts de mes qualités : Si je suis un ami à toute épreuve, je suis un ennemi implacable. — Pourquoi la marquise a-t-elle choisi la guerre, quand je lui offrais la paix ?

Charrier.

N’importe ! Cela me fait beaucoup de peine. C’est une femme pour qui j’avais le plus grand respect.

Vernouillet.

Vous aviez… Donc vous n’avez plus.

Charrier.

J’ai toujours… Mais enfin…

Vernouillet.

Mais enfin… vous ne permettrez plus sa fréquentation à mademoiselle votre fille.

Charrier.

Sa liaison étant percée à jour, il est certain que les rapports deviennent…

Vernouillet.

Impossibles. Par conséquent elle n’a plus voix au chapitre pour le mariage de sa filleule et nous nous retrouvons dans les mêmes termes qu’auparavant.

Charrier, embarrassé.

Reste mon fils.

Vernouillet.

Ne nous avez-vous pas vus tout à l’heure bras dessus, bras dessous, comme de bons camarades que nous sommes ?

Charrier.

Je ne dis pas…

Vernouillet.

Que dites-vous alors ? que vous repoussez mon alliance… comme la marquise ?

Charrier.

Non certes, non ! — Tout dépend de ma fille.

Vernouillet.

Bien entendu ! Mais pour savoir si je suis agréé ou non, il faut commencer par me présenter… La voici !… Présentez-moi !



Scène VII

Les Mêmes, CLÉMENCE.
Charrier.

Ma chère Clémence, M. Vernouillet.

Vernouillet.

Voulez-vous m’accorder cette contredanse, mademoiselle ?

Clémence.

Volontiers, monsieur. Nous partirons ensuite, n’est-ce pas, père ? Je suis fatiguée.

Elle sort au bras de Vernouillet.
Charrier.

Oui, mon enfant. (À part et les suivant.) Après tout, il est bien, ce garçon-là… elle l’aimera !

Il sort.



Scène VIII

LE BARON, LE GÉNÉRAL, GIBOYER.
Le Quatrième Joueur.
Le Baron, à Giboyer qui éternue.

Vous êtes enrhumé ?

Giboyer.

Comme vous voyez. (À part.) Ça m’apprendra à me décolleter.

Le Général, à Giboyer.

Vous gagnez vingt-cinq fiches, monsieur ; voici vingt-cinq louis.

Giboyer.

Comment, nous jouions un louis la fiche ?

Le Général.

N’est-ce pas votre jeu ordinaire ?

Giboyer.

Si fait, si fait ! (À part, se levant.) J’irai souvent dans le monde !

Les joueurs se lèvent.



Scène IX

Les Mêmes, LE VICOMTE.
Le Vicomte.

Vous ne jouez plus, général ?

Le Général.

Ma foi, non ; je perdrais mes culottes.

Giboyer, pudique.

On a vingt-quatre heures pour payer.

Le Vicomte, au baron.

Vous n’étiez pas hier au mariage de mademoiselle de Bauséant ?

Le Baron.

Je n’ai pas pu y aller.

Le Général.

Elle a donc enfin permuté ?

Le Vicomte.

Nous avons découvert son âge à la mairie. Elle se mariait précisément le jour anniversaire de sa trente-cinquième année : c’est assez piquant.

Le Général.

Nous appelons cela passer à l’ancienneté.

Le Vicomte.

Je vous assure qu’elle paraissait toute jeunette avec ses yeux baissés et sa fleur d’oranger.

Le Général.

De la fleur d’oranger à trente-cinq ans !

Giboyer.

Le fait est qu’elle avait droit à des oranges.

Le Général.

Ah ! ah ! le mot est joli… je le répéterai.

Le Vicomte.

Moi aussi.

Giboyer, à part.

Et moi donc !

Le Baron, bas, au vicomte.

Comment s’appelle ce monsieur ?

Le Vicomte, bas.

Je n’en sais rien, mais je soupçonne que c’est la comtesse de Folleville…

Le Général, de même.

Canaille !

Le Vicomte.

Oh ! général…

Il l’emmène au fond.
Le Baron, à part.

Un homme précieux ! S’il voulait dire un mot de mon salon ? (À Giboyer.) Je suis bourru au whist, monsieur, mais je ne le suis que là, et je serais très heureux que vous vinssiez vous en assurer à mes réunions du lundi.

Giboyer.

Monsieur…

Le Baron.

Mon salon a la prétention d’être le conservatoire de la causerie ; vous y prendrez une place brillante.

Giboyer.

À qui ai-je l’honneur ?…

Le Baron, tirant sa carte.

Baron de La Vieuxtour. Je compte sur vous, n’est-ce pas ?

Giboyer.

Mille grâces !

Le Baron, lui donnant la main.

À lundi !

Il s’éloigne.
Giboyer, à part.

Il n’y pas à dire : ces gens-là sont bien élevés !

Le Vicomte, revenant à Giboyer.

Il paraît que vous avez été étourdissant d’esprit ?

Giboyer.

Moi ? Je n’ai rien dit.

Le Vicomte.

Vous vous figurez cela, nabab que vous êtes ! Mais nous ne sommes pas habitués à ces profusions-là, nous autres.

Giboyer.

Monsieur le vicomte !

Le Vicomte.

Ce n’est pas surprenant, d’ailleurs : vous êtes d’une famille de prodigues.

Giboyer, interloqué.

D’une famille de prodigues ?

Le Vicomte.

N’êtes-vous pas allié de très près à la comtesse de Folleville ?

Giboyer.

Heu ! heu !

Le Vicomte.

Sa chronique est ravissante ; elle a un succès fou. Tout le monde voudrait connaître l’auteur… (Lui tendant la main.) et j’ai la modestie de dire que je ne le connais pas.

Giboyer.

Oh ! monsieur le vicomte ! (À part.) Ils sont charmants !



Scène X

Les Mêmes, LA VICOMTESSE.
La Vicomtesse, venant de la droite.

M. de Boisrobert vient d’arriver… courez donc !

Le Vicomte.

M. de Boisrobert, un académicien !

Giboyer éternue.
La Vicomtesse, bas au vicomte.

Qui est ce monsieur ?

Le Vicomte, de même.

La comtesse de Folleville. Achevez de me le gagner.

La Vicomtesse, riant.

Présentez-le-moi.

Le Vicomte, haut.

Permettez-moi, ma chère amie, de vous présenter un cousin germain de la comtesse de Folleville.

Il sort par le fond.



Scène XI

GIBOYER, LA VICOMTESSE.
La Vicomtesse, s’asseyant sur le canapé.

Votre cousine est un peu méchante, monsieur ; mais j’aime passionnément l’esprit.

Giboyer, se dandinant.

Alors craignez le sort de Narcisse.

La Vicomtesse.

Mon Dieu, non ; je ne suis pas spirituelle, et j’en suis bien aise : l’esprit est un attribut viril. Le seul reproche que je fasse à votre cousine, c’est d’être une femme.

Giboyer.

Si elle le savait, elle s’empresserait de changer de sexe.

La Vicomtesse.

Dieu m’en garde !

Giboyer.

Et pourquoi ?

La Vicomtesse.

Qui sait ? Votre cousin serait peut-être dangereux !

Giboyer.

Pas tant que vous, je vous jure.

La Vicomtesse.

Comment l’entendez-vous, monsieur… (À part.) Je ne sais pas son nom. (Haut.) Est-ce que vous ne dansez pas ?

Giboyer.

La danse n’est qu’un prétexte à la conversation et je ne connais personne ici.

La Vicomtesse.

Invitez-moi. Je vous donne… attendez… (Elle consulte son carnet de bal.) la quatrième contredanse. Écrivez votre nom là.

Elle lui donne le carnet.
Giboyer, à part.

Écrirai-je Giboyer ?

Il écrit et rend le carnet.
La Vicomtesse, lisant.

Anatole de Boyergi… (Elle se lève.) Vous êtes des nôtres ! Je m’en doutais à vos manières, et je suis charmée de ne pas m’être trompée.

Giboyer, à part.

Elle est encore fort bien ! Et puis… une femme du monde !

La Vicomtesse.

Je vous préviens que j’ai horreur de tous les révolutionnaires, quelle que soit leur nuance.

Giboyer.

Ma foi, moi aussi, madame.

La Vicomtesse.

Nous nous entendrons.

Giboyer éternue, tire son mouchoir et laisse tomber sa pipe.
Giboyer, à part.

Oh ! ma pipe !

La Vicomtesse.

Vous laissez tomber quelque chose.

Giboyer.

Ce n’est pas à moi.

La Vicomtesse, se pinçant tes lèvres pour ne pas rire.

À moi non plus.

Elle sort par le fond.
Giboyer, seul, à sa pipe.

Je ne te mènerai plus dans le monde. (On entend la musique du bal.) Allons voir danser ces pantins.

Il sort par le fond.



Scène XII

HENRI, SERGINE, entrant par la droite.
Henri, regardant de tous côtés.

Personne ! — De quoi s’agit-il ?

Sergine.

Tu as lu la Conscience publique d’aujourd’hui ? J’y suis attaqué personnellement, et la marquise y est insultée de la façon la plus odieuse.

Henri.

Oh ! la marquise… tant pis pour elle.

Sergine.

Henri, tu ne penses pas ce que tu dis.

Henri.

Eh ! cette femme-là fait ton malheur et le nôtre !… Mais, après tout, tu as raison ; ce n’est pas le moment de se joindre à ceux qui l’insultent. — Et elle, a-t-elle lu l’article ?

Sergine.

Elle n’en avait pas connaissance quand je l’ai quittée avant dîner.

Henri.

Elle l’aura lu depuis, car elle ne vient pas.

Sergine.

Elle ne devait pas venir, elle était souffrante ; j’espère qu’elle dort tranquillement. Mais tu comprends que je ne peux pas laisser passer cette gredinerie sous silence.

Henri.

Parfaitement.



Scène XIII

HENRI, SERGINE, puis LA MARQUISE.
Sergine.

Tu vas prendre Vernouillet dans un coin, et tu arrangeras sans bruit une rencontre pour demain. (La marquise, voyant Sergine et Henri, s’avance sans bruit à deux pas derrière eux.) S’il voulait entrer dans des explications, tu lui dirais que je ne les accepte pas ; par conséquent il n’y a qu’à régler les conditions du combat, ce qui peut se faire séance tenante. Je choisis le pistolet.

Henri.

Très bien. Attends-moi là.

La Marquise.

Restez, monsieur Henri.

Sergine.

Vous ici ?

La Marquise.

Oui. Au moment de me mettre au lit, j’ai reçu le numéro du journal avec une marque rouge à l’endroit qui nous concerne : une attention de M. Vernouillet sans doute. Mon premier mouvement a été tout de colère, je me suis habillée à la hâte, je comptais vous trouver ici et vous ordonner de le souffleter en plein bal. Cet éclat me perdait sans ressource ; n’importe ! il me vengeait. Mais, chemin faisant, je me suis calmée. Le nom que je porte n’est pas à moi seule ; l’homme qui a sacrifié à l’honneur de ce nom une vengeance autrement juste que la mienne, Albert, cet homme aurait le droit de me reprocher sévèrement un esclandre irréfléchi… C’est pourquoi vous ne vous battrez pas.

Sergine.

Mais c’est l’article qui fait l’esclandre ; un duel n’y ajoutera rien, au contraire. C’est la seule protestation possible contre cette ignoble agression, et si vous m’empêchez de protester, vous donnez partie gagnée à Vernouillet, vous invitez les plus lâches à vous attaquer, et vous me couvrez, moi, d’un ridicule… que j’accepterais, je vous le jure, s’il devait vous servir, mais qui, loin de là, vous désarme de votre dernière défense.

Henri.

Il a raison, madame.

La Marquise.

Non ; il ne sera pas ridicule, il a fait ses preuves. On comprendra que nous reculons devant un aveu public, et on nous en saura gré.

Sergine.

Nous sommes désignés si clairement !

La Marquise.

Qu’importe ? Du moment que nous ne nous reconnaissons pas, personne n’est obligé de nous reconnaître. Le monde n’en demande pas davantage, et son blâme retombera tout entier sur l’agresseur qui l’aura inutilement troublé dans son hypocrisie. Mais il faut régler la situation ici même pour ne pas laisser aux indécis le temps de se déclarer contre nous. Quand on verra que je fais face à l’orage, soyez sûr qu’il se détournera sur M. Vernouillet. Seulement, mon ami, votre présence me gêne ; vous seriez vous-même assez embarrassé de votre contenance, quittez le bal, je vous prie, et laissez-moi le champ libre.

Sergine.

Que penses-tu de tout cela, Henri ?

Henri.

Va-t’en.

La Marquise.

En tout cas, il sera encore temps demain de bâtonner cet homme ; permettez-moi aujourd’hui de gouverner la situation à ma guise. M. Henri voudra bien me donner le bras.

Sergine.

À demain, soit. Je compte sur toi, Henri !

Il sort par la droite.



Scène XIV

HENRI, LA MARQUISE.
La Marquise.

Vous êtes un honnête homme, monsieur Henri. J’ai été un peu coquette avec vous ; je vous en demande pardon.

Henri.

Quelle plaisanterie !

Deux dames paraissent à la porte du fond, et, apercevant la marquise, font signe à une troisième. La scène se remplit peu à peu pendant ce qui suit.

La Marquise.

C’était dans un moment de désœuvrement et d’ennui ; presque tout le mal que nous faisons vient de là. Mais M. Vernouillet m’a créé de l’occupation. Savez-vous la cause de son inimitié ?

Henri.

Il vous aura fait la cour ?

La Marquise.

Non. Il veut épouser votre sœur…

Henri.

Lui ? ce drôle !… Qu’il y vienne ! Je m’explique maintenant ses chatteries de tout à l’heure.

La Marquise.

J’ai refusé de servir ses projets, de là sa colère.

Henri.

Il ne sait pas quel camouflet vous lui avez épargné.

La Marquise.

Clémence est ma filleule, et je m’en suis souvenue.

Henri.

Et vous vous êtes généreusement exposée pour elle ! vous lui avez sacrifié votre repos !

La Marquise.

Je lui ferai peut-être encore d’autres sacrifices.

Henri.

J’ai été inconvenant avec vous, je vous en demande pardon à mon tour. Vous êtes dans une crise où le moindre ami a son prix ; comptez sur moi, madame. Si quelqu’un fait mine de ricaner, moi qui ne vous suis rien…

Il fait un geste menaçant.
La Marquise.

Gardez-vous-en bien.



Scène XV

LE BARON, LE GÉNÉRAL, LE VICOMTE, HENRI, LA MARQUISE, LA VICOMTESSE, VERNOUILLET, GIBOYER, Invités.
La Marquise, à la vicomtesse qui entre.

Bonjour, chère amie ; votre bal est charmant.

La Vicomtesse, froidement.

Comme vous venez tard, madame ! Nous commencions à ne plus compter sur vous.

La Marquise.

Ne m’en parlez pas. Il m’arrive la chose la plus singulière : j’ai été un peu indisposée hier ; le bruit s’en est répandu, à ce qu’il paraît, car aujourd’hui, en revenant du Bois, j’ai trouvé trente cartes à ma porte ; et ce soir ç’a été une procession de visites dont j’ai cru que je ne sortirais pas.

La Vicomtesse, plus gracieuse.

Vraiment ?

Le Vicomte, au général.

Quelle aisance !

Le Général.

Quelle grâce !

Giboyer, à Vernouillet.

Quel aplomb !

La Marquise.

On dirait que tous mes amis s’étaient donné le mot pour m’accabler de leur intérêt. J’en étais touchée, mais gênée. (Aux dames qui l’entourent.) Je vous en prie, mesdames, démentez le bruit de ma mort s’il vient jusqu’à vous. Je ne me suis jamais si bien portée.

Le Vicomte.

Et nous en sommes tous heureux, madame.

Vernouillet, bas à Giboyer.

Est-ce qu’elle reprendrait la corde, par hasard ?

La Marquise.

Ah ! monsieur Vernouillet… charmée de vous voir.

Le Général, à part.

Elle va attaquer ; brave cœur !

La Marquise, à Vernouillet.

Les oreilles ont dû vous tinter ce soir.

Vernouillet.

Pourquoi donc, madame ?

La Marquise.

On a beaucoup parlé de vous chez moi. J’avais quelques-uns de vos amis, entre autres le président de la sixième chambre.

Vernouillet.

Lui !

Le Général, à part.

En pleine poitrine !

Vernouillet.

Je le tiens pour mon ennemi personnel.

La Marquise.

Quelle erreur ! il a gardé de vous les meilleurs souvenirs. Je sais qu’il y a eu un peu de froid à la fin de vos relations, mais il espère bien vous revoir un jour ou l’autre.

Mouvement dans l’assistance. Chuchotements.
Vernouillet, à part.

Elle m’écrase.

La Marquise, négligemment et par-dessus l’épaule.

À propos, je vous dois des remerciements ; votre chronique des salons a achevé de dissiper ma migraine. Il y a une histoire de chien compromettant qui m’a fait rire aux larmes.

Le Baron, à part.

Voilà le coup de grâce.

Vernouillet.

Je suis heureux que vous ayez pris cette mauvaise plaisanterie pour ce qu’elle vaut. J’expliquais tout à l’heure à madame d’Isigny que l’article a passé à mon insu, et je me préparais à vous en faire mes très humbles excuses.

Henri, à part.

Insolent !

La Marquise, après avoir promené ses yeux sur les gens qui ricanent.

Vous êtes un lâche, monsieur ; vous insultez une femme que personne n’a le droit de défendre, personne !

Le Marquis, qui était au fond, au milieu d’un groupe, s’avançant.

Excepté moi. (À Vernouillet.) Quel est l’auteur de l’article, monsieur ?

Vernouillet, retenant Giboyer qui fait un mouvement.

Dès qu’il s’agit de responsabilité, c’est moi.

Le Marquis.

Bien, monsieur. — Venez, marquise.

Il offre son bras à sa femme et la promène de groupe en groupe ; on s’empresse autour d’eux, et la foule passe peu à peu dans le second salon.

Giboyer, à Vernouillet.

Pourquoi as-tu pris ma place ?

Vernouillet.

Ce duel est une bonne fortune pour moi ; il répare tout et au delà ! c’est un brevet de gentleman que me signe le marquis.

Giboyer.

Oui, mais c’est toi qui fourniras le parchemin. Le marquis passe pour une fine lame.

Vernouillet.

C’est ce qui me rassure : il n’aura pas la maladresse de me tuer. Je me laisserai faire une égratignure qui me permettra de refuser toutes les provocations à venir.

Giboyer.

C’est tout profit. Il faut monter ce duel avec luxe, te procurer des témoins ronflants !

Vernouillet.

Je les prendrai dans l’Almanach de Gotha, et je les défie de me refuser ! Tu me feras un compte rendu…

Giboyer.

Aux truffes ! — C’est la soirée aux événements.

Vernouillet.

Que t’est-il arrivé ?

Giboyer.

Le vicomte me fourre à une table de whist ; après avoir joué tranquillement pendant deux heures, j’apprends que je jouais un louis la fiche. Juge de mon émotion.

Vernouillet.

Combien perds-tu ?

Giboyer.

Si je perdais, ça me serait bien égal !