Les Effrontés
Théâtre completTome 4 (p. 435-457).
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ACTE CINQUIÈME


Le salon du premier acte.


Scène première

HENRI, il est assis à gauche sur un fauteuil ; il se détire en bâillant ; un domestique lui apporte une lettre sur un plateau et sort.

De la jeune Taffetas. (Il lit.) « Chien-Chien chéri à sa biche, la vie est pleine de tristesses. J’étais si heureuse avec toi ! Pourquoi les journaux se sont-ils occupés de moi ? Le général Ratafieff vient de m’offrir un engagement de deuxième danseuse à Saint-Pétersbourg, avec des appointements fabuleux. Je n’aurai pas même la consolation de recevoir tes adieux, le général s’étant installé chez moi jusqu’au départ, de peur que l’Angleterre ne m’enlève à la Russie ; mais, sois tranquille, mon adoré, je ne t’oublierai pas… » Elle fera un nœud à son mouchoir. « Ton inconsolable, — Taffetas. » Ça fend le cœur. — Me voilà sur le pavé. Chercherai-je une autre paire de pieds ? ou prendrai-je du service chez une femme du monde ? (Bâillant.) Ah ! je ferais aussi bien de me marier. Je mène une vie stupide. Quand je pense que sans mon père je serais peut-être capitaine aujourd’hui et décoré ! Il sera bien avancé quand je serai… autre chose.



Scène II

HENRI, SERGINE, venant de la droite.
Henri.

Toi, ici ? Il y a donc du nouveau ?

Sergine.

Oui, certes ! La marquise est réconciliée avec son mari.

Henri.

Quelle chance !

Sergine.

Et ils partent tous deux pour l’Italie.

Henri.

Conte-moi donc comment cela s’est passé.

Sergine.

Le marquis s’est conduit avec une générosité et un tact parfaits. Après avoir donné ce matin un coup d’épée dans le bras au sieur Vernouillet…

Henri.

Bon !

Sergine.

Il a prié ses témoins de l’accompagner chez sa femme. — « Vous êtes vengée, madame, lui a-t-il dit ; mais vous voyez à quelles calomnies vous expose votre isolement. Faites donc un sacrifice, non à moi qui ne le mérite guère, mais à l’honneur de votre nom. Oubliez mes torts et rendez-moi le droit de vous protéger… c’est le seul que je prétende de notre réconciliation. » Tout cela dit d’un ton qui n’amena pas le moindre sourire sur les lèvres des assistants. La marquise lui a tendu la main, et, restés seuls, ils sont convenus de passer un an à l’étranger pour faciliter leur contenance.

Henri.

D’où sais-tu tous ces détails ?

Sergine.

De la marquise elle-même, qui m’a fait ses adieux.

Henri.

Ses adieux ! La scène a dû être assez embarrassante et embarrassée de part et d’autre ?

Sergine.

Non. Elle a été sérieuse et franche comme il sied entre gens qui n’ont rien à se reprocher l’un à l’autre, et qui se restituent mutuellement à leurs véritables destinées. Deux existences confondues pendant cinq ans ne se séparent pas sans émotion et sans un tendre regret pour les jours heureux ; mais si nos voix ont tremblé dans les dernières paroles, si nos yeux se sont mouillés dans le dernier regard, nous avons feint de ne pas nous en apercevoir, et nous nous sommes quittés avec un sourire.

Henri.

Vive la joie ! te voilà libre… et sans avoir manqué à aucun de tes devoirs. La marquise n’est pas sacrifiée, et j’en suis bien aise ; c’est une femme de cœur… Le Vernouillet nous a rendu un fier service ! Ne lui en sachons aucun gré. — Embrassez-moi, mon gendre.

Sergine.

Brave ami !

Henri.

J’ai broyé assez de noir depuis huit jours. — Il s’agit à présent de mettre le siège devant le père.

Sergine.

Mais ta sœur consentira-t-elle ?…

Henri.

Si elle consentira ! Mais la pauvre enfant ne demande qu’à suivre mes conseils en toutes choses. Je prends même là une responsabilité… Vous la rendrez heureuse, jeune homme ?

Sergine.

Sois tranquille. Ce n’est pas un cœur flétri que je lui apporte.

Henri.

Tu n’as pas besoin de me rassurer, je te connais.

Sergine.

Mais ton père me connaît moins que toi, et j’ai peur que cette liaison…

Henri.

Oh ! ce n’est pas là que le bât le blessera, si tant est qu’il le blesse. Au surplus, nous saurons bientôt à quoi nous en tenir ; je vais aborder la question tout de suite. Retourne chez toi dans une heure, je te porterai des nouvelles.

Sergine.

C’est ma vie que tu as entre tes mains, cher Henri, songes-y bien ! et… Adieu. (À part.) Je suis ému comme un enfant.

Il sort par la droite.



Scène III

HENRI, seul.

J’ai failli lui dire que ma sœur l’aime… c’était au moins inutile. Mon père est le plus honnête et le meilleur des hommes ; mais il a des idées étroites sur certains sujets. Il y aura de la résistance, je ne peux pas me le dissimuler.



Scène IV

CHARRIER, HENRI.
Henri.

Bonjour, père. As-tu bien dormir ?

Charrier.

Et toi, mon ami ? Tu es resté tard au bal, je suppose… ?

Henri.

Tu l’as quitté trop tôt ! tu as perdu une scène des plus dramatiques.

Charrier.

Bah !

Henri.

La marquise a apostrophé Vernouillet devant tout le monde.

Charrier.

Tiens ! à quel propos ?

Henri.

À propos de l’article que tu sais bien. Le marquis a pris fait et cause pour elle, et voilà le mari et la femme rapatriés.

Charrier.

Tant mieux, j’en suis charmé pour la pauvre dame. Et Vernouillet ?

Henri.

Le marquis lui a donné ce matin un coup d’épée.

Charrier.

Dangereux ?

Henri.

Non, au bras.

Charrier.

A-t-il du bonheur, cet être-là ! Il est né coiffé : il arrivera à tout.

Henri.

Excepté à l’estime des honnêtes gens.

Charrier.

Mais il y est arrivé, il y est en plein. Le coup d’épée du marquis le baptise. À l’heure qu’il est, Vernouillet est le plus beau parti de France.

Henri.

Tu crois ? Donne-lui donc ta fille.

Charrier.

C’est ce que je fais.

Henri.

Hein ! Tu plaisantes ?

Charrier.

Non pas ; les paroles sont échangées, et je venais te l’annoncer.

Henri.

Tu donnes ta fille à Vernouillet, toi ? À un homme taré ?

Charrier.

Il ne l’est plus, te dis-je ; il est accepté partout ; tout le monde lui donne la main, toi comme les autres… Je t’ai vu.

Henri.

Il m’avait entortillé.

Charrier.

D’ailleurs j’ai toujours promis à ta sœur de la laisser maîtresse de son choix, et elle accepte Vernouillet.

Henri.

Allons donc ! Elle en aime un autre.

Charrier.

Ce n’est pas possible ! Pourquoi ne me l’aurait-elle pas dit ?

Henri.

Celui qu’elle aime n’était pas libre ; il l’est maintenant.

Charrier.

Sapristi, que c’est désagréable ! Me voilà dans un joli embarras vis-à-vis de Vernouillet. Je m’en ferais un ennemi déclaré.

Henri.

Bah ! il ne peut rien contre toi.

Charrier.

Qui sait ? Il est puissant et retors.

Henri.

En tout cas, il ne peut rien de pire que de faire le malheur de ta fille

Charrier.

Je n’ai pas envia de la sacrifier, soit tranquille ! Puisqu’elle aime quelqu’un, elle l’épousera ; je ne suis pas un père dénaturé. — Ce monsieur avait bien à faire de devenir libre ! Comment l’est-il devenu, cet animal-là ? Qui est-ce ?

Henri.

Sergine.

Charrier.

Sergine ? un journaliste ? un écrivain ? un homme sans état ?… Jamais ! jamais ! au grand jamais !

Henri.

Puisqu’elle l’aime et que tu la laisses maîtresse de son choix.

Charrier.

À condition qu’elle aimera quelqu’un de riche !

Henri.

Elle l’est assez pour deux.

Charrier.

Assez pour deux ! Il suffit d’introduire cette petite phrase-là dans la maison la plus solide pour la ruiner en moins de trois générations. Non ! non j’ai tiré ma famille du néant par mon travail ; n’espère pas que je prête jamais les mains à sa déchéance.

Henri.

Mais si ce mariage la diminue d’un côté, il la relève de l’autre ; Sergine a déjà un nom illustre, et toi-même tu tires vanité de le connaître.

Charrier.

C’est-à-dire que je suis bien aise de l’avoir à ma table et de l’offrir à mes convives. C’est un homme de mérite, je n’en disconviens pas, et sa fréquentation prouve que je ne suis pas moi-même un imbécile. Mais si j’en tire vanité, comme tu dis, c’est tout ce que j’en veux tirer. On admet ces gens-là dans son salon ; dans sa famille, jamais ! J’en suis fâché pour Clémence, elle n’avait qu’à mieux placer son affection. Je ne comprends même pas qu’elle se soit amourachée d’un homme en puissance de femme.

Henri, vivement.

Elle n’a jamais rien su de sa liaison avec la marquise !

Charrier.

Comment alors se figurait-elle qu’il n’était pas libre ?

Henri.

C’est moi qui lui avais dit, pour couper court à toute espérance, qu’il était amoureux d’une jeune fille du faubourg Saint-Germain.

Charrier.

J’espère que tu ne t’es pas permis de la tirer d’erreur sans me consulter ?

Henri.

Non.

Charrier.

Eh bien, laissons les choses comme elles sont. Tu as tranché dans sa racine un amour qui n’était encore qu’un bobo et qui aurait pu devenir un mal sérieux : la douleur est passée, ta sœur n’y songe plus, elle trouve un parti magnifique ; tout est donc pour le mieux. Vernouillet peut m’être très utile ou très nuisible, entends-tu ? Tu m’as vu tout prêt à rompre avec lui quand j’ai cru que ta sœur avait une inclination raisonnable ; maintenant que cette rupture ne la conduirait à rien, tu trouveras bon que je n’en brave pas les conséquences de gaieté de cœur, et je te prie très sérieusement de ne pas m’y exposer.

Henri.

Prends garde, cher père ; tu n’es pas de bonne foi avec toi-même.

Charrier.

Quoi ! Qu’est-ce à dire ?

Henri.

Oui, tu fais des capitulations de conscience. Tu te persuades que tu ne veux pas de Sergine pour te dispenser de rompre avec Vernouillet, dont tu ne redoutes rien, quoi que tu en dises, mais dont tu attends la pairie.

Charrier.

Tu es un imbécile… Je sacrifie ma fille à mon ambition, n’est-ce pas ?… Je suis bien bon de t’écouter. Je te détends d’influencer ta sœur, entends-tu ? Je suis meilleur juge que personne de ce qui lui convient, et quand je te dis qu’elle sera heureuse… Va te promener, tu m’ennuies à la fin des fins.

Il sort.



Scène V

HENRI, seul.

Défends-moi tout ce que tu voudras. Je ne te laisserai pas mettre un remords dans ta vie.

Un Domestique, annonçant de la droite.

M. Vernouillet.

Henri.

Commençons par obtenir le désistement de ce galant homme.



Scène VI

HENRI, VERNOUILLET, le bras en écharpe.
Henri.

Ah ! ah ! vous apportez l’étrenne de votre écharpe à ma sœur ? C’est fort galant.

Vernouillet.

Mon seul but est de la rassurer sur cette égratignure.

Henri.

Si nous profitions de son absence pour causer un peu de choses et d’autres ?

Vernouillet.

Je serai charmé de faire plus ample connaissance avec mon futur beau-frère.

Henri.

Asseyez-vous donc. (Ils s’asseyent.) Ah çà ! mon cher beau-frère, pourquoi voulez-vous épouser ma sœur ?

Vernouillet.

Pour une seule raison, qui vous paraîtra peut-être suffisante : je l’aime.

Henri.

Dites-moi tout franchement que vous cherchez à vous marier, que la position de ma famille vous convient, que la dot de ma sœur ne vous semble pas déparée par sa personne… et je vous croirai.

Vernouillet.

C’est justement ce qu’on exprime dans le monde par le verbe aimer.

Henri.

À la bonne heure. Ainsi votre cœur n’est pas plus intéressé dans l’affaire qu’il ne convient ?

Vernouillet.

Où voulez-vous en venir ?

Henri.

Dans votre position, vous n’êtes pas embarrassé de votre personne, et vous trouverez facilement un parti préférable à ma sœur.

Vernouillet.

Est-ce que monsieur votre père vous a chargé de me retirer sa parole ?

Henri.

Non pas ; j’agis de mon chef. J’ai d’autres vues sur ma sœur ; et puisque vous n’êtes pas touché en plein cœur, je vous prie loyalement et en galant homme de vous désister de votre recherche.

Vernouillet.

Je suis très mortifié, monsieur, de contrarier vos projets ; mais vous comprenez que ce n’est pas un motif suffisant de me retirer. La délicatesse ne m’en ferait un devoir qu’au cas ou mademoiselle votre sœur ne m’épouserait pas de son plein gré.

Henri.

C’est précisément le cas.

Vernouillet.

Permettez-moi d’en douter. Monsieur votre père m’a dit hier soir qu’elle agréait ma recherche ; je lui ai moi-même déclaré mes sentiments, et elle a paru m’écouter sans la moindre répugnance.

Henri.

C’est possible ; mais j’ai eu ce matin avec elle un entretien qui a changé ses dispositions. Elle vous prie de renoncer à sa main, et par conséquent voilà votre délicatesse en demeure.

Vernouillet.

Fort bien, monsieur. Mais je vois, par ce que vous me dites, qu’elle n’obéit pas à son impression personnelle, mais à la vôtre ; ce n’est pas elle, en somme, qui me refuse, c’est vous, et je ne crois pas être indiscret en vous demandant pourquoi.

Henri.

Je vous l’ai dit, j’ai d’autres vues sur elle.

Vernouillet.

Je ne peux pas me contenter de cette échappatoire ; vous êtes trop sérieux pour substituer vos convenances particulières à celles de votre sœur et de votre père, si vous n’aviez pas contre moi des objections graves.

Henri.

Ne me mettez pas au pied du mur, je vous prie.

Vernouillet.

Pardonnez-moi ; j’espère encore qu’il n’y a entre nous qu’un malentendu : c’est le moins que vous m’admettiez à m’expliquer.

Henri.

Ce n’est pas un malentendu, monsieur ; l’explication serait aussi désagréable qu’inutile : épargnez-nous-la à tous les deux.

Vernouillet, se levant.

C’est donc à mademoiselle votre sœur que je la demanderai en présence de votre père.

Henri, se levant vivement.

Parbleu ! j’aime mieux vous la donner moi-même, puisque vous y tenez. Je ne veux pas que vous épousiez ma sœur, parce que vous êtes… Si vous n’aviez pas le bras en écharpe, je vous dirais quoi.

Vernouillet.

Dites toujours.

Henri.

On vous l’a dit assez publiquement.

Vernouillet.

Mon procès !

Henri.

Oui, votre procès.

Vernouillet.

Mais, mon cher monsieur, il n’y a pas là de quoi fouetter un chat ! Quand vous connaîtrez les affaires, vous saurez que ces choses-là arrivent aux plus honnêtes gens du monde.

Henri.

Vous croyez ?

Vernouillet.

Sans aller bien loin, je pourrais vous citer un homme dont personne ne conteste l’honorabilité, que vous respectez vous-même à juste titre.

Henri.

Et qui a eu un procès analogue au vôtre ?

Vernouillet.

Absolument identique. Je le relisais encore en venant ici, dans ma voiture ; il n’y a que les noms à changer.

Henri.

Eh bien, si je respecte ce monsieur, je suis prêt à lui en faire mes excuses.

Vernouillet.

Prenez garde, jeune homme ! c’est votre père.

Henri.

Vous en avez menti !

Vernouillet.

Qu’est-ce donc qui vous prend ?

Henri.

Mon père n’a pas eu le procès que vous dites, monsieur ; c’est une infâme calomnie.

Vernouillet, tirant de sa poche un numéro de la Gazette des Tribunaux et le déposant sur la table.

Je n’invente rien ; lisez plutôt.

Henri.

Sortez !

Vernouillet.

Monsieur !… (Froidement.) J’ai fait mes preuves, et, de votre part, rien ne peut m’offenser. Je reviendrai dans une demi-heure. Vous aurez compris qu’il ne faut pas commencer par se cracher au visage quand on doit finir par s’embrasser.

Il sort par la droite.



Scène VII

HENRI, seul.

Impudent coquin !… quand il aura l’usage de ses deux bras, je lui infligerai une correction dont il se souviendra ! Eh bien, il a laissé là son journal ? (Prenant le journal.) Mon père a peur de lui… Pourquoi ? — Allons donc ! c’est impossible !… Je le saurais ! (Regardant le journal.) 23 décembre 1833… Je n’avais que huit ans. — Non ! je ne le lirai pas !… je ne ferai pas cette injure à mon père. Brûlons ! (Il s’approche de la cheminée, regarde longtemps le journal et l’ouvre vivement.) Ayons-en le cœur net.

Il lit en silence, debout ; il s’essuie le front avec son mouchoir, s’assied à droite de la table et continue sa lecture. Enfin il repousse le journal et éclate en sanglots accoudé sur la table, et la tête dans ses mains.



Scène VIII

CHARRIER, HENRI, puis CLÉMENCE.
Charrier, à part.

Il pleure ? (Il prend le journal sur la table.) 23 décembre 1833.

Il reste atterré, Henri lève la tête ; leurs regards se rencontrent, le journal échappe des mains de Charrier ; ils restent tous deux les yeux baissés. Clémence entre par la gauche ; Henri en la voyant se précipite sur le journal et le jette au feu.
Clémence, allant à Charrier.

Qu’as-tu donc, père ? ta figure est bouleversée !

Henri, descendant vers sa sœur.

Je viens de lui faire part d’une résolution qui l’afflige, mais qui est irrévocable. Je vais m’engager.

Charrier tombe sur une chaise, accablé.
Clémence.

T’engager… comme soldat ?

Henri.

Oui ; c’est le seul métier qui me convienne. Je l’ai toujours aimé, tu le sais et si je n’ai pas suivi plus tôt ma vocation, c’est par déférence filiale ; mais aujourd’hui mon père lui-même me relève de l’obéissance.

Clémence, à Charrier.

Tu le laisses partir ?

Charrier, d’une voix étrange.

Il est le maître.

Henri, prenant sa sœur dans ses bras.

Je reviendrai, ma chérie, et tu pourras être fière de moi. D’ici là tu chercheras mon nom dans les bulletins d’Afrique, entre ton mari et tes marmots, dont l’aîné s’appellera Henri, n’est-ce pas ?

Clémence.

Mon mari ?

Henri.

Oui, ton mari, Sergine. C’est toi qu’il aime.

Clémence.

Moi ?

Henri.

Il n’a jamais aimé que toi… c’est un malentendu qu’on t’expliquera… plus tard.

Clémence, se tournant vers Charrier.

Et mon père consent ?

Henri, l’arrêtant par le bras.

Il consent ! Sa seule objection sérieuse, c’était que tu n’es pas assez riche pour deux ; je l’ai levée en te donnant ma dot.

Clémence.

Et toi ?

Henri.

Oh ! moi… je suis un orgueilleux qui ne veux rien devoir qu’à moi-même.

Clémence.

Mais je ne veux pas…

Henri.

Accepte, ma petite Clémence, je t’en supplie : tu me rendras bien heureux ; d’ailleurs, c’est la condition que mon père met à ton mariage.

Clémence, à Charrier.

Est-ce vrai ?

Charrier.

Puisque ton frère te le dit.

Un Domestique, annonçant.

M. de Sergine !



Scène IX

CLÉMENCE, CHARRIER, SERGINE, HENRI.
Henri.

Tu as perdu patience ?… Ce n’est pas ma faute… Voici ta femme. Remercie mon père.

Sergine, à Charrier.

Ah ! monsieur, que de reconnaissance !

Charrier.

Vous la rendrez heureuse, monsieur ; vous êtes un honnête homme. Veillez scrupuleusement sur votre honneur ! Vous allez être assez riche pour n’avoir souci d’amasser à vos enfants que l’héritage d’un nom sans tache.

Henri, à part.

Pauvre père !

Sergine.

Soyez tranquille, monsieur ; si j’étais tenté de m’égarer, je me rallierais à votre exemple.

Charrier, rencontrant tes yeux d’Henri, va à lui, et lui dit à demi-voix, les yeux baissés :

Henri, que veux-tu que je fasse ? Veux-tu que je rembourse jusqu’au dernier sou tous ceux qui ont perdu dans cette affaire ? Ce sera la moitié de ma fortune, mais je suis prêt.

Henri, se jetant à son cou.

Merci !

Clémence.

Quoi donc ?

Charrier.

Il m’avait arraché mon consentement pour être soldat, je viens de le lui donner.

Sergine.

Tu vas t’engager ?

Henri.

Oui, mon cher. C’était le rêve de ma vie… (Serrant la main à son père.) Et maintenant j’ai le cœur léger comme un oiseau.

Sergine.

Eh bien, je te fais mon sincère compliment… Il faut être quelque chose dans ce monde. Tu as perdu un peu de temps.

Henri.

Mais je le rattraperai…

Un Domestique, annonçant de la droite.

M. Vernouillet.

Charrier.

Je n’y suis pas.

Henri.

Pourquoi donc ? Il vient chercher une réponse. Faites entrer.



Scène X

Les Mêmes, VERNOUILLET.
Henri, vivement à Vernouillet.

Eh bien, mon cher monsieur, c’est vous qui aviez raison. La personne en question est parfaitement honorable. Elle rembourse tous ses actionnaires.

Vernouillet.

Tous ? Mais c’est absurde ! C’est la ruine !

Henri.

Ou peu s’en faut. Ce renseignement vous suffit-il ?

Vernouillet.

Je vous remercie. (À part.) Si j’ai un fils, il me fera peut-être payer ses dettes, les miennes jamais. (Haut, à Clémence.) Votre frère, mademoiselle, m’affirmait tantôt que vous ne m’épousiez pas de votre plein gré… S’il est vrai, je connais mon devoir de galant homme. Dites un mot…

Clémence.

Mon Dieu, monsieur…

Vernouillet.

Il suffit. Je vous entends. (À Charrier.) Je vous rends votre parole, monsieur ; mais je n’en reste pas moins tout à votre service. Je vous ferai pair de France quand je serai ministre. Adieu, messieurs.

Il sort.



Scène XI

Les Mêmes, moins VERNOUILLET.
Henri.

A-t-il assez d’aplomb, ce drôle-là ! Ministre !

Sergine.

Pourquoi pas ? Nos pères n’avaient perdu que le respect, nous avons, nous, perdu le mépris : le monde est aux effrontés.