Les Effrontés
Théâtre completTome 4 (p. 370-403).
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ACTE TROISIÈME


Un magnifique cabinet de travail chez Vernouillet. Porte d’entrée au fond ; porte dans un pan coupé à droite ; cheminée dans un plan coupé à gauche ; une grande table couverte d’un tapis vert sur le devant à gauche ; guéridon à droite près de la porte, sur lequel sont des flacons de liqueurs et des petits verres. Une causeuse sur le devant à droite.


Scène première

VERNOUILLET, étendu sur la causeuse. GIBOYER, dans un fauteuil, les pieds sur la cheminée.
Vernouillet.

Que diriez-vous, monsieur Anatole Giboyer, mon secrétaire et ami, si vous appreniez tout à coup que j’ai refusé les présents d’Artaxerce ?

Giboyer.

Je dirais qu’Artaxerce est un pingre.

Vernouillet.

Il ne faisait pourtant pas mal les choses ; cent vingt mille francs sont un joli denier.

Giboyer, se levant.

La subvention du journal ?

Vernouillet.

Elle-même, mon bon. J’ai écrit au ministre que le journal ne la recevrait plus. Comment trouves-tu ça ?

Giboyer.

Tu te railles de ma crédulité.

Vernouillet.

Non, sur l’honneur.

Giboyer.

Alors quel est ton but ?

Vernouillet.

De n’être aux gages de personne ; de ne relever que de ma conscience ; de marcher dans ma force et dans ma liberté ! Que cherches-tu sous les meubles ?

Giboyer.

Le naïf pour qui tu poses.

Vernouillet.

C’est toi-même, mon bon ami.

Giboyer.

Ah ! tu t’exerces ? je suis le mannequin ? Va ton train.

Vernouillet.

Tâche donc de te prendre au sérieux, mon cher. Tu n’es plus un bohème, du moment que je t’attache à ma fortune.

Giboyer.

Eh bien, sérieusement, est-ce que tu vas passer à l’opposition ?

Vernouillet.

Parbleu ! C’est l’A B C du métier.

Giboyer.

Et tes abonnés ?

Il va au guéridon au fond et se verse un verre de liqueur.
Vernouillet.

Ils ne s’apercevront seulement pas du changement de front. Je ferai tout juste assez d’opposition pour que le pouvoir compte avec moi, au lieu de compter sur moi.

Giboyer.

Et tes actionnaires ?

Vernouillet.

Est-ce que ça les regarde ? Pourvu qu’ils touchent leurs dividendes, ils n’ont rien à dire. D’ailleurs, je me suis réservé le droit de racheter leurs actions et je les rachèterai toutes.

Giboyer.

Quand tu les auras fait baisser.

Vernouillet.

Non, dès que j’aurai triplé mes fonds à la Bourse, — ce qui ne sera pas long, étant à la source des renseignements.

Giboyer, dégustant son petit verre.

Étant toi-même la source des renseignements. — Dire que je ne peux pas grapiller à ta suite, faute d’un petit capital.

Vernouillet.

Il ne tiendra qu’à toi de t’en faire un.

Giboyer.

Sur mes économies ?

Vernouillet.

Et sur tes frais de voitures. Tu m’en comptes quarante-huit heures par jour.

Giboyer.

Le temps me paraît si long loin de toi.

Vernouillet.

Tu m’attendris. J’augmente ta position.

Giboyer.

Oh ! mon bienfaiteur !

Vernouillet.

Outre ta place de secrétaire de la rédaction, je te donne la chronique…

Giboyer.

Des tribunaux ?

Vernouillet.

Gourmand ! non, des salons… quatre sous la ligne.

Giboyer.

Je ferai l’article des modes ?

Vernouillet.

Oui, et tu signeras comtesse de Folleville.

Giboyer.

Bon ! je m’habillerai dans les maisons recommandées.

Vernouillet.

Tu pourras aussi faire quelques incursions dans le monde des théâtres…

Giboyer.

Et le critique du lundi ?

Vernouillet.

À propos des toilettes… à propos de ce public des premières représentations, souvent plus curieux que la pièce. Tu pourras même çà et là parler des actrices en vogue : ainsi ce soir on donne un nouveau ballet à l’Opéra.

Giboyer.

Tu m’emmèneras avec toi ?

Vernouillet.

Non, ma loge est pleine ; mais tu éreinteras la petite Noémie.

Giboyer.

Tiens ! je la trouve charmante.

Vernouillet.

Moi aussi.

Giboyer.

Compris. — Sardanapale, va !

Vernouillet.

Motus là-dessus. Je pense à me marier.

Giboyer, plaintif.

Oh ! pourquoi ?

Vernouillet.

Il me faut bien un salon.

Giboyer.

As-tu un parti en vue ?

Vernouillet.

Oui.

Giboyer.

Quels émoluments ?

Vernouillet.

Cinq cent mille francs, et un beau-père bien posé.

Giboyer.

La demoiselle a donc des engelures ?

Vernouillet.

Elle est charmante, je l’ai vue.

Giboyer.

Alors elle n’est pas pour ton nez.

Vernouillet.

C’est ce que nous verrons. La presse est un merveilleux instrument dont on ne soupçonne pas encore toute la puissance. Jusqu’ici, il n’y a eu que des râcleurs de journal : place à Paganini !

Un domestique apporte des lettres sur un plat d’argent, et sort.
Vernouillet, décachetant.

Encore des lettres ! C’est fatigant ! (À Giboyer qui tire une pipe de sa poche.) Une pipe ! veux-tu cacher cela ! Te crois-tu aux bureaux du journal ?

Giboyer.

C’est ma fille ; je ne la quitte jamais.

Vernouillet.

On ne fume pas chez moi.

Giboyer.

Alors je vais lui faire faire un tour au Palais-Royal.

Vernouillet, ouvrant une lettre.

Un autographe du ministre, en réponse à ma lettre d’hier.

Giboyer.

Du ministre ?

Vernouillet.

Écoute ça (Lisant.) « Monsieur, la connaissance des hommes ne m’a pas laissé une grande estime pour l’humanité. Je n’en suis que plus heureux quand je rencontre un caractère. Vous en êtes un, monsieur ; votre lettre m’a inspiré un vif désir de vous connaître. Voulez-vous me faire l’honneur de venir dîner demain au ministère ? Agréez, etc. » — Comment la trouves-tu ?

Giboyer.

Elle serait invraisemblable si elle n’était pas vraie.

Vernouillet.

Il y a des moments où ma puissance m’épouvante, ma parole d’honneur ! Je finirai par n’oser plus froncer le sourcil de peur d’ébranler l’Olympe… Ah ! Giboyer, quelle admirable chose que la presse ! Que de bien elle peut faire !

Giboyer.

Ne m’en parle pas, ça fait frémir ! Iras-tu à ce dîner ?

Vernouillet.

Parbleu ! et j’espère bien trouver la croix sous ma serviette. — De mon agent de change… Diable ! hausse d’un franc ! C’est demain la liquidation, et j’ai vendu cent mille… Je suis dans de beaux draps !

Giboyer.

Pourquoi cette hausse ?

Vernouillet.

La visite de l’empereur de Russie à la reine d’Angleterre est démentie.

Giboyer.

Ah ! oui, par le Courrier de Paris.

Vernouillet.

Belle autorité ! Faut-il que ces boursiers soient jobards !

Giboyer.

Le Courrier est en général bien informé.

Vernouillet.

J’ai cent raisons de croire qu’il l’est mal aujourd’hui.

Giboyer.

Tu en as même cent mille.

Vernouillet.

Cours aux bureaux du journal ; fais-moi une correspondance de Saint-Pétersbourg : le tzar est parti. Nous rectifierons après la liquidation… s’il y a lieu.

Giboyer, prenant son chapeau.

Il est toujours beau de confesser une erreur.

Il sort par la droite.



Scène II

Vernouillet.

C’est un mauvais tour que me joue le Courrier de Paris,… le gredin est sans doute à la hausse ! Je lui revaudrai cela.

Un Domestique, annonce du fond.

M. le marquis d’Auberive.



Scène III

LE MARQUIS, VERNOUILLET.
Vernouillet.

Bonjour, monsieur le marquis. Quel bon vent vous amène ?

Le Marquis.

Je viens vous faire mon compliment. J’ai de vos nouvelles, mon gaillard ! Il paraît que vous vous conduisez avec le ministère comme un homme de Plutarque !

Vernouillet.

J’ai déchiré le pacte de servitude, voilà tout.

Le Marquis.

C’est très fort, mon cher, c’est très fort. Jusqu’ici on ne connaissait que deux sortes de presse, la presse indépendante et la presse vénale ; l’une pauvre, l’autre discréditée : vous en créez une troisième qui réunit les avantages des deux autres sans leurs inconvénients.

Vernouillet.

Quoi ! vous supposez… ?

Le Marquis.

Ne jouez donc pas au fin avec moi ; je ne suis pas bégueule, et j’admire le génie partout où je le rencontre. C’était, en apparence, un problème insoluble qu’un journal à la fois indépendant et vénal ; vous l’avez résolu du premier coup ; vous avez vu avec le coup d’œil de l’aigle, qu’il s’agissait tout simplement de retourner la spéculation, et de vendre au public votre influence sur le gouvernement, au lieu de vendre au gouvernement votre influence sur le public.

Vernouillet.

Je ne comprends pas.

Le Marquis.

Voyons, n’avez-vous pas vendu ce matin même la question du libre échange ?

Vernouillet.

D’où savez-vous ?…

Le Marquis.

Je sais tout, moi ! Vous êtes un grand homme, ami Vernouillet, et la presse entre vos mains va devenir une belle institution.

Vernouillet.

Je l’espère.

Le Marquis.

Et moi aussi. Quelle sera votre ligne politique ? C’est très important pour la prospérité de cette benoîte quatrième page, que vous ne méprisez pas, j’imagine ?

Vernouillet.

Non, certes.

Le Marquis.

La presse étant un sacerdoce, il faut bien pourvoir aux frais du culte.

Vernouillet.

J’y ai songé. Je résume tout mon programme dans cette simple formule qui servira d’épigraphe au journal : Plus de révolutions !

Le Marquis.

Magnifique programme, si vous le réalisez.

Vernouillet.

Oh ! pourvu que je réalise trente mille abonnés !…

Le Marquis.

C’est juste. — Courage, mon camarade ! Votre position grandit à vue d’œil. Suivez mon conseil, mariez-vous. Il faut faire souche.

Vernouillet.

J’ai commencé les démarches.

Le Marquis, à part.

Je le sais.

Vernouillet.

La première a été de me procurer la collection de la Gazette des Tribunaux et de rechercher le procès de Charrier, car, sans être rigoriste, je ne serais pas flatté de m’allier à un fripon.

Le Marquis.

Eh bien ?

Vernouillet.

Ma conscience est rassurée. Son procès est, comme vous me l’aviez dit, le pendant du mien : il n’y a pas de quoi fouetter un chat.

Le Marquis.

Pensez-vous que je vous aurais conseillé une mésalliance ?

Vernouillet.

Non, sans doute ; mais, dans ces matières délicates, vous savez, on aime à s’assurer par soi-même…


Scène IV

LE MARQUIS, VERNOUILLET, GIBOYER.
Giboyer, de la porte de droite.

Le tzar est en route.

Vernouillet.

Chut !

Giboyer, apercevant le marquis.

N’est-ce pas à monsieur le marquis d’Auberive que j’ai l’honneur…

Le Marquis.

À lui-même, monsieur.

Giboyer, à Vernouillet.

Présente-moi donc !

Vernouillet.

M. Anatole Giboyer, un camarade de collège à moi, et le plus actif de mes collaborateurs.

Le Marquis.

Giboyer… Attendez donc… Non ! ce ne peut pas être cela.

Giboyer.

C’est précisément cela, au contraire.

Le Marquis.

Quoi ! ce portier qui avait vendu son fils à un maître de pension ?…

Giboyer.

C’était mon propre père, et je suis l’enfant prodige en personne.

Vernouillet.

Tu ne t’étais jamais vanté de cela, toi.

Giboyer.

Nous autres philosophes, nous attachons si peu de prix au frivole avantage de la naissance ! Si je m’en targue aujourd’hui, c’est uniquement pour remercier M. le marquis de l’intérêt qu’il me témoigna dans cette circonstance. Après avoir attaqué de toutes les manières la fatale résolution de mon père, il lui donna son compte. Si le brave homme vous avait écouté, monsieur le marquis, je tirerais tranquillement le cordon chez vous à l’heure qu’il est, au lieu de tirer le diable par la queue.

Le Marquis.

Regretteriez-vous le bienfait de l’éducation ?

Giboyer.

Il m’a mené coucher loin !

Le Marquis.

Vous m’étonnez !

Giboyer.

Tant qu’ont duré mes études, j’ai vécu comme un coq en pâte. Je remportais tous les prix, et les marchands de soupe se disputaient votre serviteur comme une réclame vivante ; si bien qu’en philosophie j’avais obtenu de la concurrence une chambre à part, avec la permission de fumer et de découcher. Mais le lendemain de mon baccalauréat, il fallut en rabattre.

Le Marquis.

Votre bienfaiteur vous planta là ?

Giboyer.

Oh ! non !… Il m’offrit une place de pion à six cents francs ; mais il me supprima la chambre, la pipe et les permissions de dix heures. Ça ne pouvait pas durer ; je lâchai l’enseignement, et je me jetai dans les aventures, plein de confiance en ma force et ne soupçonnant pas que ce grand chemin de l’éducation, où notre jolie société laisse s’engouffrer tant de pauvres diables, est un cul-de-sac.

Le Marquis, à Vernouillet.

Écoutons : ce n’est pas du style noble, mais c’est instructif. (À Giboyer.) Voudriez-vous qu’on le murât, ce cul-de-sac !

Giboyer.

Oui, morbleu ! qu’on le mure si on ne peut pas le percer par l’autre bout !… Savez-vous comment j’ai vécu, moi qui pourrais soutenir une thèse, comme Pic de La Mirandole de omni re scibili ?

Le Marquis, s’asseyant à gauche de la table.

Je serais curieux de le savoir. Contez-moi cela.

Vernouillet est auprès de la cheminée.
Giboyer.

Est-ce que cela se raconte ? Vivant d’expédients, empruntant l’aumône, laissant une illusion et un préjugé à chaque pièce de cent sous, je suis arrivé à l’âge de quarante ans, le gousset vide et le corps usé jusqu’à l’âme.

Le Marquis.

Je ne suis pas un ardent défenseur de notre société ; permettez-moi cependant de vous dire que si vous n’aviez pas quelques vices…

Giboyer.

Oui, parbleu ! j’en ai. Vous en avez bien, vous autres !… Croyez-vous que les privations soient un frein aux appétits ? Mais si je n’avais eu que mes vices, ils n’étaient pas bien coûteux, je me serais encore tiré d’affaire ; par malheur j’avais aussi une vertu, la seule qui ne fût pas restée en route : j’étais bon fils. Je ne voulais pas mettre mon père à l’hôpital… C’était un enfantillage… Que voulez-vous ? on n’est pas complet. Il a eu l’indiscrétion de vivre longtemps, et moi j’ai eu la simplicité de le pleurer. Si c’était à recommencer…

Le Marquis.

Bah ! vous recommenceriez.

Giboyer.

C’est possible. Je ne veux pas me faire plus fort que je ne suis. Mais c’est une grande duperie qu’une vertu dans une position où l’homme n’a pas trop de toutes ses forces et de tous ses vices pour se frayer un passage !

Vernouillet.

Laisse-nous donc tranquille ! Le vrai mérite perce toujours. Je pourrais te citer vingt hommes éminents sortis comme toi des rangs du peuple.

Giboyer.

Parbleu ! je t’en citerais cinquante !

Vernouillet.

Alors, de quoi te plains-tu ?

Giboyer.

Je me plains de n’en pouvoir citer que cinquante ; je me plains qu’il faille un mérite exceptionnel pour percer ; enfin que ce soit l’exception et non la règle.

Vernouillet.

Ce n’est pas à moi qu’il faut t’en prendre, c’est au gouvernement.

Giboyer.

Les gouvernements ne sont pour rien là-dedans ; question sociale et non politique.

Le Marquis.

Ah ! ah ! monsieur est socialiste ?

Giboyer.

Si je le suis ! jusqu’aux moelles ! Et vous, monsieur le marquis ?

Le Marquis.

Pas jusque-là… Mais je ne demande qu’à être catéchisé… Parlez.

Giboyer.

Oh ! c’était bon il y a vingt ans, quand j’étais jeune, aujourd’hui non est hic locus.

Le Marquis.

Encore du latin ?

Giboyer.

Voulez-vous du grec pour changer ?

Vernouillet.

Tu n’es qu’un pédant.

Giboyer.

Mon éducation me le permet.

Le Domestique, annonçant.

M. Charrier.



Scène V

Les Mêmes, CHARRIER.
Le Marquis.

Et vous, Charrier, êtes-vous socialiste jusqu’aux moelles ?

Charrier.

Moi ! juste ciel ! je professe la plus profonde horreur pour cette abominable secte

Le Marquis.

Alors, permettez-moi de vous présenter M. Giboyer de La Mirandole, membre des classes dangereuses de la société et mon ami.

Charrier, saluant.

Charmé, monteur.

Giboyer, saluant.

De rien, monsieur.

Charrier.

J’ai horreur des principes, non des personnes, et quand une conviction est sincère comme la vôtre, monsieur…

Giboyer, très gracieux.

Mais elle ne l’est pas, monsieur. Tout ça m’est bien égal.

Un Domestique, annonçant.

M. de Sergine.

Vernouillet, à part.

Ah ! diable ! le mari qui est là.



Scène VI

Les Mêmes, SERGINE.
Le Marquis, après un instant d’embarras.

Comment se porte M. de Sergine ?

Sergine.

Et vous-même, monsieur le marquis ?

Le Marquis.

Les hasards de la vie parisienne nous ont séparés comme ils nous avaient rapprochés ; mais si j’ai perdu de vue votre personne, je n’ai pas perdu de vue votre talent. Au revoir, monsieur, c’est-à-dire à votre prochain article.

Sergine, saluant.

Monsieur.

Le marquis sort.
Giboyer, fredonnant entre ses dents.

Et voilà comme
Un galant homme
Évite tout désagrément.



Scène VII

Les Mêmes, moins LE MARQUIS.
Vernouillet, à Sergine.

Vous m’apportez votre article ?

Sergine.

Non, monsieur. Je viens au contraire vous annoncer en deux mots que je ne fais plus partie de la rédaction du journal.

Vernouillet.

Hein ?

Sergine.

Je passe au Courrier de Paris.

Vernouillet.

Au moment où je vous offrais des avantages qu’aucun autre journal ne peut vous faire ?

Charrier.

Quelle est cette folie, mon cher ami ?

Sergine.

Monsieur et moi nous avons des manières différentes d’envisager les choses.

Vernouillet.

En quoi donc ?

Sergine.

Je respecte la presse, vous la méprisez ; j’en fais une tribune, vous en faites une boutique.

Vernouillet.

Une boutique ? Où prenez-vous cela ?

Sergine.

N’avez-vous pas vendu, ce matin même, la question du libre échange à une société de maîtres de forges ?

Vernouillet.

Eh bien ?

Sergine.

Votre journal est à vous et je n’ai rien à dire ; mais quand on ne peut pas chasser les marchands du Temple, il faut en sortir soi-même. C’est ce que je fais. Adieu, monsieur.

Vernouillet.

Bonsoir.

Sergine sort.



Scène VIII

CHARRIER, VERNOUILLET, GIBOYER.
Giboyer, à part.

Il est honnête… il a donc de quoi ?

Vernouillet, brusquement.

Trouve-moi un autre rédacteur.

Giboyer.

Un autre rédacteur… ça ne se trouve pas dans le pas d’un cheval ! — Ah ! tu as de la chance ! j’ai ton affaire ; un brave garçon dont la misère a usé toutes les convictions.

Vernouillet.

Bon cela ! Qui ?

Giboyer.

Un inconnu plein de talent, Jacques Morfaux : tu pourras le prendre à l’essai.

Vernouillet.

Amène-le-moi tout de suite.

Giboyer.

C’est que je ne sais pas où il perche. Ah ! il donne ses audiences au divan Lepelletier… Je l’y trouverai peut-être. (À Charrier.) Monsieur…

Il sort par ta droite.



Scène IX

CHARRIER, VERNOUILLET.
Charrier.

Est-il vrai que vous ayez vendu la question du libre échange à des maîtres de forges ?

Vernouillet.

Eh bien, quoi ? allez-vous me reprocher aussi de faire de mon journal une boutique ?

Charrier.

Non, mais je n’en suis pas moins très fâché que vous ayez vendu la question.

Vernouillet.

Pourquoi ? voyons, pourquoi ?

Charrier.

Parce que je venais vous l’acheter… pour une société vinicole.

Vernouillet.

À la bonne heure ! On peut s’entendre avec vous. Cet imbécile de Sergine !

Charrier.

C’est un fou qui ne comprend rien aux affaires.

Vernouillet.

Il finira mal, ce garçon-là.

Charrier.

Il finira sur la paille.

Vernouillet, à part.

C’est un homme de sens. Si je lui demandais sa fille séance tenante ?

Charrier.

Combien avez-vous vendu ?

Vernouillet.

Soixante-cinq mille cinq cents francs.

Charrier.

Singulier compte !

Vernouillet.

C’est un enfantillage de ma part ; j’ai tenu à compléter mon million.

Charrier.

Vous avez un million, vous ?

Vernouillet.

Et je suis garçon. C’est une valeur, cela. Mais je ne compte pas ma main dans mon avoir. Je ne comprends que les mariages d’inclination.

Charrier.

Est-ce que vous auriez la folie d’être amoureux ?

Vernouillet.

Ce n’est pas une folie : celle que j’aime, sans avoir la fortune à laquelle je pourrais prétendre, est encore un beau parti. Si j’apporte le dîner, elle apportera le dessert.

Charrier.

À la bonne heure ! Et à quand le mariage ?

Vernouillet.

Oh ! ce n’est pas fait. Je crains des difficultés de la famille.

Charrier.

Et pourquoi ?

Vernouillet.

La jeune personne n’a que dix-huit ou dix-neuf ans, et j’en ai près de quarante.

Charrier.

Qu’importe ? vous n’avez jamais fait d’excès : vous êtes bien conservé. J’avais vingt ans de plus que ma femme et elle a été parfaitement heureuse.

Vernouillet.

Et puis ce maudit procès n’est-il pas encore bien récent ?

Charrier.

Bah ! qui est-ce qui s’en souvient ?

Vernouillet.

Il m’a fait du tort auprès de bien des gens.

Charrier.

Auprès de ceux qui n’ont pas su le fond des choses ; mais vous avez des amis qui se font un devoir de l’expliquer.

Vernouillet.

Ainsi, vous trouvez que les parents auraient tort de me refuser ?

Charrier.

Ils seraient archifous. — Ah çà !… on m’attend chez moi.

Il remonte la scène, et va prendre son chapeau qu’il a déposé en entrant à droite de la porte du fond.

Vernouillet.

Je suis enchanté de vous voir dans des sentiments aussi raisonnables ; cela m’enhardit à vous faire ma demande.

Charrier.

Hein ? Quoi ? quelle demande ?

Vernouillet.

C’est votre fille que j’aime, et j’ai l’honneur de vous demander sa main.

Charrier, descendant en scène.

En vérité, mon cher ami, vous me prenez tellement à l’improviste…

Vernouillet.

Vous connaissez ma position de fortune…

Charrier.

Elle est superbe… Mais ma fille est bien jeune pour vous.

Vernouillet.

Vous aviez vingt ans de plus que madame Charrier, et elle a été parfaitement heureuse.

Charrier.

Oh ! parfaitement ?… Oui, mais elle courait une chance que je ne voudrais pas que ma fille courût. Et puis, franchement, votre procès vous a fait du tort.

Vernouillet.

Auprès de ceux qui ne savent pas le fond des choses ; mais vous le savez, vous.

Charrier.

Oui… mais l’opinion publique… Je puis la braver pour moi-même. En ai-je le droit quand il s’agit de mon enfant ?

Vernouillet.

L’opinion publique n’a jamais eu la mémoire longue, vous le savez aussi bien que moi ; et elle l’a plus courte aujourd’hui que de votre temps.

Charrier.

Pardon, je ne comprends pas.

Vernouillet.

Nous nous comprenons parfaitement. (Charrier baisse les yeux.) Bref, j’ai à cœur, comme vous, de me justifier par mes actes, et j’y parviendrai comme vous, plus vite même. J’ai déjà commencé : j’ai refusé la subvention du ministère.

Charrier.

Ah !

Vernouillet.

Et voici la réponse du ministre. Lisez.

Charrier, après avoir lu.

C’est capital ! je vous en fais mon sincère compliment. Du reste, le ministre se connaît en hommes. Vous êtes un caractère, en effet ; je n’en veux pas d’autre preuve que le refus de la subvention. C’est un trait antique.

Vernouillet.

Vous êtes trop indulgent. En somme, vous trouvez en moi un gendre riche, mènent, considérable et considéré… ou sur le point de l’être, qui aime votre fille et qui a traversé les mêmes épreuves que vous… Que contez-vous de mieux ?

Charrier.

Tout cela est vrai… parfaitement vrai. Je ne vous dis ni oui ni non. Laissez-moi réfléchir.

Vernouillet.

Prenez votre temps. La marquise d’Auberive vous renouvellera ma demande dans quelques jours.

Charrier.

La marquise ?

Vernouillet.

Oui ; c’est un de mes plus zélés partisans. Elle est à moi à pendre et à dépendre.

Charrier.

Que ne disiez-vous cela ?

Vernouillet.

Je vous certifie qu’avant un mois je serai maître de la situation.

Charrier.

Eh bien, ma foi !… venez chez nous sans affectation, faites une cour discrète… Je serai enchanté qu’elle réussisse. Je ne peux rien vous dire de mieux.

Vernouillet.

Je commencerai dès aujourd’hui.

Charrier.

C’est cela… Ah ! diable, non ! N’allons pas si vite, nous gâterions tout. Il vous faut d’abord gagner mon fils Henri, qui a beaucoup d’influence sur sa sœur et qui n’est pas très bien disposé pour vous, je ne vous le cache pas.

Vernouillet.

Soyez tranquille ; je me charge de lui, et ce sera bien le diable si je ne l’oblige pas à me remercier. Ceux que je ne tiens pas par l’intérêt, l’ambition ou la vanité, je les tiens par leurs plaisirs, et ce ne sont pas ceux que je tiens le moins.

Un Domestique, annonçant.

Madame la marquise d’Auberive.

Vernouillet.

Que vous disais-je ?



Scène X

VERNOUILLET, LA MARQUISE, CHARRIER.
La Marquise, apercevant Charrier.

Tiens, Charrier.

Vernouillet.

Comme vous arrivez à propos, madame ! ma demande est faite ; il ne vous reste plus qu’à l’apostiller.

La Marquise.

Quelle demande ? Ah ! la main de Clémence ? Ce n’est pas ce qui m’amène. D’ailleurs Charrier sait ce qu’il a à faire et n’a pas besoin de conseils.

Charrier.

Pardonnez-moi, madame. Vous aimez trop Clémence pour n’avoir pas voix au chapitre quand il s’agit de son bonheur, et je vous avoue qu’en cette circonstance votre avis sera décisif.

La Marquise.

Raison de plus pour que je ne le donne pas à la légère. Vous m’accorderez bien vingt-quatre heures de réflexion ?

Charrier.

D’après ce que m’a dit Vernouillet, j’aurais cru votre opinion toute faite.

La Marquise.

Venez me voir demain. Nous causerons plus sérieusement et plus commodément chez moi.

Vernouillet.

Remarquez, madame, que ce refus de répondre en ma présence équivaut à une réponse négative.

La Marquise.

Peut-être bien.

Vernouillet.

Mais c’est la ruine de toutes mes espérances !

La Marquise.

Vous en trouverez d’autres.

Vernouillet.

Fort bien ! Puis-je savoir en quoi j’ai démérité depuis hier que vous me promettiez votre entremise ?

La Marquise.

Je n’ai rien promis.

Vernouillet.

Vous m’avez laissé espérer, du moins.

La Marquise.

Je me serai mal expliquée.

Vernouillet.

Ou plutôt j’aurai mal compris. Mais mon erreur est excusable ; je croyais avoir acquis des droits réels à votre protection.

La Marquise, jetant un portefeuille sur la table.

Il y a cent mille francs dans ce portefeuille. Voilà l’objet de ma visite. J’avais hâte de ne plus rien vous devoir… vous me prouvez que j’avais raison.

Vernouillet.

Je crois comprendre, madame… Vous passez aussi au Courrier de Paris.

La Marquise, avec une grâce ironique.

Quand vous me rencontrerez dans le monde, puisqu’on vous y tolère,… vous me ferez l’honneur de ne pas me reconnaître, n’est-ce pas ?

Vernouillet.

Prenez garde, madame ! C’est une déclaration de guerre !

{{PersonnageD|La Marquise|c| souriant. Soit, monsieur ; s’il faut vous avoir pour ami ou pour ennemi, mon choix est fait.

Vernouillet.

En vérité, vous n’êtes pas prudente !

La Marquise, toujours souriant.

Cela vous étonne de trouver un peu de bravoure en travers de votre chemin ? Si les hommes sont assez vils pour adorer votre puissance, une femme aura le courage de la braver. Adieu, monsieur. (D’un ton sérieux.) Votre bras, Charrier, jusqu’à ma voiture.

Elle remonte au fond.
Vernouillet.

Nous nous reverrons, mon cher ami !

Charrier.

Sans doute ; mais diable ! diable ! voilà qui ne vaut rien.

Il sort avec la marquise.



Scène XI

VERNOUILLET, seul.

Allons, voilà la crise que je redoutais, et elle se présente de la façon la plus désagréable ! Mais il n’y a pas à hésiter ; je n’ai pas encore assez de racines pour qu’il me soit permis d’accepter un échec. Tant de gens se vengeraient avec délices des poignées de main qu’ils me donnent ! Tant pis pour la marquise : elle l’aura bien voulu !



Scène XII

VERNOUILLET, GIBOYER.
Giboyer.

J’ai découvert Morfaux.

Vernouillet.

Où est-il ?

Giboyer.

À Clichy, le fat ! ni plus ni moins qu’un fils de famille.

Vernouillet.

Combien doit-il ?

Giboyer.

Six cents francs, dont quatre cents de frais. Faut-il qu’un créancier soit rageur !

Vernouillet.

Il faut le faire sortir tout de suite. Voici l’argent. — Non, j’irai avec toi.

Giboyer.

Cette confiance me flatte.

Vernouillet.

Bêta ! je veux faire son traité pendant qu’il est encore sous les verrous.

Giboyer.

Simple et grand !

Vernouillet.

Partons. À propos, as-tu dans ton sac quelque bonne histoire pour molester une grande dame dans ta prochaine chronique ?

Giboyer.

Qu’est-ce qu’elle fait, ta grande dame ?

Vernouillet.

Séparée de son mari… une liaison à demi acceptée par le monde… Il faudrait une anecdote amusante qui cassât les vitres.

Giboyer.

J’en ai un assortiment : le Laquais terrible, le Chien compromettant, le Macaroni indiscret… Tu choisiras.

Vernouillet.

Tu me les conteras en route. Partons !

Ils sortent.