Les Eaux de Saint-Ronan
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 25p. 203-216).


CHAPITRE PREMIER.

UNE HÔTESSE DE L’ANCIEN MONDE.


Mais pour activer mon récit, elle brassait de bonne ale et la vendait à merveille.
Skelton.


Parmi les contrées de l’Europe, aucune peut-être, pendant le demi-siècle qui vient de s’écouler, ne s’est accrue aussi rapidement que l’Écosse en richesse et en civilisation : et néanmoins les hiboux du sultan Mahmoud[1] auraient encore trouvé dans la Calédonie, durant tout le cours de cette période brillante, plus d’un village ruiné à choisir pour leur douaire ou leur apanage. Des avantages accidentels ou locaux ont, en plus d’une occasion, déterminé les habitants des anciens hameaux à quitter les situations que leurs prédécesseurs avaient choisies dans l’intérêt de leur sécurité plutôt que de leur convenance ; et ils avaient transféré leur nouveau séjour dans des lieux propres au développement de leur industrie croissante et de leur commerce toujours plus étendu. De là vient que les villes citées avec distinction dans l’histoire d’Écosse, et qui figurent dans l’excellente carte historique de David Macpherson, ne se distinguent plus maintenant des marais sauvages, si ce n’est par la verdure qui embellit le site qu’elles occupaient, ou tout au plus par quelques ruines éparses, semblables à des parcs de brebis, dernières traces d’une existence anéantie pour jamais.

Le petit village de Saint-Ronan, sans être encore tombé dans ce complet oubli, il y a environ vingt années penchait rapidement vers sa ruine. Un site vraiment romantique provoquait le pinceau de chaque touriste[2], et nous tâcherons de le décrire en un langage qui ne pourra guère être moins intelligible que certaines de leurs esquisses. Nous éviterons toutefois, pour des raisons qui nous paraissent de quelque importance, de donner une indication trop exacte de la situation du lieu : nous nous bornerons à dire qu’il est au sud de la rivière de Forth[3], et qu’il n’est guère éloigné que d’environ trente milles des frontières d’Angleterre. Une grande rivière roule ses eaux à travers une étroite vallée, qui varie en largeur depuis deux milles jusqu’à un demi-mille, et dont le sol, étant composé de terrains d’alluvion, se trouve depuis long-temps partagé eu enclos, habité par une nombreuse population, et cultivé avec toute l’habileté de l’agriculture écossaise. Chaque côté de cette vallée est borné par une chaîne de collines qui, particulièrement sur la droite, pourraient s’appeler montagnes. De petits ruisseaux descendent de ces hauteurs, et, se frayant une route vers la rivière, offrent à l’industrie du laboureur autant de petites vallées bien fertiles. Quelques unes sont ombragées par de grands et beaux arbres, qui ont jusqu’ici échappé à la hache, et sur les bords des ruisseaux on voit, de distance en distance, des bouquets de bois taillis autour desquels règne durant la froide saison une apparence d’aridité : pendant l’été, au contraire, le sol se décore de la bruyère pourpre et du genêt doré. C’est un genre de paysage particulier aux contrées qui, comme l’Écosse, abondent en collines et en ruisseaux : le voyageur y rencontre à chaque pas, dans quelque retraite d’abord inaperçue, une beauté simple et agreste qui lui plaît d’autant plus qu’elle semble lui appartenir comme l’ayant découverte le premier.

Dans une de ces solitudes, et presque à son entrée, d’où la vue domine la rivière, la partie la plus large de la vallée et la chaîne opposée des collines s’élevait, et, à moins que l’abandon et l’oubli n’aient complété leur ouvrage, s’élève encore l’ancien village de Saint-Ronan. La situation du bourg était singulièrement pittoresque : la principale rue suivait une colline escarpée, et de chaque côté s’élevaient, sur de petites terrasses, les chaumières qui composaient le village : ainsi que dans les villes de la Suisse ou des Alpes, elles semblaient grimper par échelons les unes au dessus des autres pour atteindre les ruines du vieux château qui occupait la crête de l’éminence, et dont la force avait sans doute engagé les habitants du voisinage à se réunir sous l’abri de ses murailles. Et en effet, ce donjon devait avoir été une place formidable ; car, du côté opposé au village, les murs s’élevaient perpendiculairement sur les bords d’un affreux précipice ; la base du roc était lavée par le ruisseau de Saint-Ronan. Du côté du sud, où la pente était moins rapide, le terrain, jusqu’au sommet de la colline, avait été soigneusement disposé en terrasses successives, qui étaient, ou plutôt qui avaient été jointes l’une à l’autre par des escaliers en pierres grossièrement taillées. En temps de paix ces terrasses formaient les jardins du château, et en temps de guerre elles ajoutaient à sa sécurité ; car chacune d’elles commandait à l’autre, de manière qu’elles pouvaient être séparément et successivement défendues, toutes étant exposées au feu de la place. Celle-ci se composait d’une tour massive et carrée, d’imposante dimension, environnée, suivant l’usage, de bâtiments plus bas et d’un mur crénelé. Du côté du nord, une grande montagne se joignait par un de ses flancs à l’éminence sur laquelle était situé le château : ce point était défendu par trois grandes tranchées successives. Une autre tranchée non moins profonde, à l’entrée principale du château, du côté de l’est, formait le complément des fortifications et la fin de la rue du village que nous avons décrite.

Dans les anciens jardins du château, et sur tous les côtés, à l’exception de l’ouest qui était bordé d’un précipice, de grands et vieux arbres avaient enfoncé leurs racines dans les entrailles de la terre, et couvraient de leur épais ombrage le rocher et les antiques murailles en débris, augmentant ainsi l’effet majestueux de l’édifice ruiné qui s’élevait du centre.

Assis sur le seuil de cet ancien château, où jadis un orgueilleux portier se redressait fièrement[4], le voyageur pouvait planer du regard sur le village entier : doué d’une imagination un peu vive, il pouvait se figurer sans peine que toutes les maisons avaient été soudainement arrêtées au moment où elles tombaient du haut de la montagne rapide, et fixées par la baguette d’un magicien dans l’arrangement bizarre qu’elles offraient maintenant. C’était comme une pause subite dans la marche cadencée des pierres que la lyre d’Amphion rassemblait jadis pour fonder la ville future de Thèbes. Mais pour un tel observateur, l’idée mélancolique, éveillée par l’apparence désolée du village, détruisait bientôt les songes plus riants de l’imagination. Originairement construites sur l’humble plan usité, il y a environ cent années, dans l’architecture des chaumières écossaises, la plupart de ces maisons avaient été depuis long-temps abandonnées, et leurs toits écroulés, leurs poutres enfumées, et leurs murailles en ruines annonçaient le triomphe de la Désolation sur la Misère[5]. Dans quelques unes, des solives vernies par la suie subsistaient encore en tout ou en partie comme des squelettes d’édifices ; et quelques huttes, à peu près couvertes de chaume, semblaient encore habitées, bien qu’à peine habitables ; car la fumée des feux de tourbe à l’aide desquels le villageois préparait son humble nourriture s’échappait non seulement des cheminées, son issue naturelle, mais encore des différentes crevasses de la toiture. Cependant la nature, qui change toujours, mais qui renouvelle en changeant, compensait, par l’exubérance de la végétation, la décadence sans cesse plus marquée des travaux de l’homme. De modestes arbustes, autrefois plantés autour des petits jardins, étaient maintenant de grands arbres forestiers ; les arbres fruitiers avaient étendu leurs branches au delà des limites étroites des enclos, et les haies s’étaient élancées en buissons touffus et irréguliers, tandis que des myriades d’orties, de liserons et de ciguë, cachant les ruines des murailles, se hâtaient de changer cette scène de désolation en une lisière pittoresque de forêts.

Cependant il existait encore à Saint-Ronan deux maisons en assez bon état ; elles servaient, l’une aux besoins spirituels des habitants, l’autre aux besoins terrestres des voyageurs : c’étaient la manse[6] du pasteur et l’auberge du village. Nous dirons seulement de la première, qu’elle ne faisait pas exception à la règle générale que les propriétaires écossais semblent s’être imposée de loger leurs ministres dans les maisons les moins coûteuses, mais les plus laides et les plus incommodes que le génie du maçon puisse inventer. Elle avait le nombre ordinaire de cheminées, c’est-à-dire deux, qui, s’élevant comme deux oreilles d’âne à l’une et à l’autre extrémité, répondaient aussi mal que de coutume au dessein pour lequel elles avaient été construites. L’édifice ouvrait à la furie des éléments toutes les portes et ouvertures d’usage, sujet habituel des plaintes qu’un ministre écossais adresse à ses frères, les membres de la paroisse. Enfin, pour compléter le tableau, le pasteur étant célibataire, les pourceaux n’étaient exclus ni du jardin ni de la cour ; les carreaux de vitre cassés étaient réparés avec du papier gris ; et le désordre et la malpropreté d’une petite ferme occupée par un paysan ruiné déshonoraient l’asile d’un homme qui, indépendamment de son caractère ecclésiastique, était instruit et bien né, quoique passablement original.

À côté de la manse s’élevait l’église de Saint-Ronan, édifice petit et ancien, sans autre pavé que la terre battue, et garni de misérables petits bancs jadis en chêne sculpté, mais raccommodés avec du bois blanc. La forme extérieure de l’église était d’un dessin élégant, ayant été bâtie dans les temps où dominait le culte de Rome : or, nous ne pouvons refuser à l’architecture des catholiques cette grâce qu’en bon protestant nous dénions à leur doctrine. L’édifice élevait à peine sa voûte grisâtre au dessus des monticules funéraires que la piété avait élevés tout autour ; il était si petit et si bas que les tertres des tombeaux atteignaient presque les fenêtres saxonnes qui lui donnaient du jour : de manière que l’on eût pu prendre le bâtiment lui-même pour une voûte funéraire ou un mausolée d’une dimension supérieure. La petite tour carrée avec l’ancien beffroi empêchait seule de l’assimiler complètement à un monument sépulcral.

Lorsque le bedeau à tête grise tournait d’une main tremblante la clef de la porte principale, l’antiquaire pénétrait dans un ancien édifice où, d’après le style de l’architecture et quelques monuments des Mowbray de Saint-Ronan, que le vieillard ne manquait point de faire remarquer, il reconnaissait généralement une construction du xiiie siècle.

Ces Mowbray de Saint-Ronan semblent avoir formé à une certaine époque une famille très puissante. Ils étaient alliés et amis de la maison de Douglas, dans ces temps où le pouvoir excessif de cette race héroïque fit trembler les Stuarts sur le trône d’Écosse. Par suite, comme notre naïf historien le dit lui-même, personne n’osant résister à un Douglas, ni même à un serviteur des Douglas, vu que si on l’eût fait, on aurait pu s’en repentir, la famille de Saint-Ronan partagea leur prospérité, et prit possession de presque toute la riche vallée sur laquelle dominait le château que nous avons décrit.

Mais au retour de la marée[7], sous le règne de Jacques II, les Saint-Ronan se virent dépouillés de la plus grande partie de leurs belles acquisitions, et les événements subséquents réduisirent encore leur importance. Néanmoins, vers le milieu du dix-septième siècle, c’était encore une famille hautement considérée. Sir Reginald Mowbray, après la funeste bataille de Dunbar, se signala par la défense opiniâtre de son château contre les armes de Cromwell, qui, irrité de l’opposition qu’il avait inopinément rencontrée dans cet obscur recoin de l’Angleterre, fit démanteler la forteresse et employa la mine pour en faire sauter les murailles.

Après cette catastrophe, le vieux château fut abandonné et tomba en ruines ; mais la révolution finie, lorsque sir Reginald fut de retour, il se bâtit une maison suivant le goût de ce siècle, et il eut la sagesse d’en approprier les dimensions à la fortune déchue de sa famille. Cette demeure était située à peu près au milieu du village dont le voisinage n’était pas alors regardé comme un inconvénient. On l’avait assise sur une portion de terrain mieux nivelée que le reste ; car, nous l’avons déjà dit, les maisons des villageois, perchées les unes au dessus des autres et comme encaissées dans le rocher, n’avaient guère, chacune sur son gradin, que le terrain occupé par l’édifice même. Mais celle du laird avait une cour sur le devant et un petit jardin derrière, lequel était lié à un autre enclos ; et celui-ci, occupant trois terrasses, descendait parallèlement au verger de l’ancien château jusqu’au bord de la rivière.

La famille occupait encore ce nouvel édifice environ cinquante ans avant l’époque où commence notre histoire. Alors, la maison ayant été endommagée par un incendie, et le laird de ce temps ayant hérité d’un séjour plus agréable et plus commode à trois milles du village, l’habitation que nous venons de décrire fut abandonnée à son tour. Ce seigneur, voulant peut-être couvrir les frais du déménagement, fit couper en même temps un ancien petit bois qui servait d’asile à de nombreux corbeaux ; ce fait donna lieu, parmi les villageois, à ce commun dicton : « La décadence de Saint-Ronan commença quand le laird Lawrence et les corneilles s’en allèrent. »

La maison ne fut cependant pas abandonnée aux hiboux et aux oiseaux des ruines ; au contraire, pendant bien des années, elle fut témoin de plus de plaisirs et de fêtes que lorsqu’elle avait été la sombre demeure d’un grave baron du vieux temps[8]. Bref, elle fut convertie en auberge et décorée d’une grande enseigne représentant d’un côté saint Ronan qui, avec sa crosse épiscopale, accrochait le pied fourchu de l’esprit malin, comme on en peut lire l’histoire dans sa véritable légende : de l’autre côté, on voyait les armoiries des Mowbray. C’était l’hôtellerie la plus fréquentée des environs : on racontait mille anecdotes sur les joyeuses parties qui avaient eu lieu dans ses murs, sur les bons tours qui avaient été joués sous l’influence des liqueurs de ses celliers. Tout cela néanmoins est passé depuis long-temps :

Ce fut un lieu de joie, ainsi qu’on nous le dit ;
Mais tout vient l’attrister : c’est un séjour maudit

Le digne couple (serviteurs, et protégés de la famille de Mowbray) qui tint d’abord cette auberge était mort assez riche, laissant une fille unique. Ils avaient acquis peu à peu non seulement la propriété de l’auberge dont ils n’étaient originairement que les locataires, mais encore quelques bonnes prairies du côté de la rivière, biens dont les lairds de Saint-Ronan s’étaient défaits pièce à pièce, par l’effet de circonstances nécessiteuses, comme pour assurer une dot à une fille, ou pour procurer dans l’armée une commission à un fils cadet[9], ou enfin pour d’autres occasions importantes. Ainsi Meg Dods[10] était devenue une héritière assez désirable ; et, comme telle, elle eut l’honneur de refuser trois gros fermiers, deux lairds propriétaires, et un opulent maquignon, qui tour à tour lui demandèrent sa main.

Plusieurs paris furent faits pour le succès du maquignon, mais les teneurs furent bien trompés. Décidée à garder les rênes entre ses mains, Meg ne voulut point prendre un mari qui pût bientôt s’arroger des droits de maître. Persévérant dans son système de bonheur solitaire, despote comme la reine Élisabeth elle-même, elle régla tout à sa tête, et conserva la main haute non seulement sur ses domestiques mâles et femelles, mais encore sur l’étranger qui s’arrêtait chez elle. S’il arrivait que celui-ci osât s’opposer à la volonté souveraine ou au bon plaisir de Meg, ou qu’il désirât un autre appartement, d’autres mets, elle l’éconduisait aussitôt avec cette réponse qui, selon Érasme, imposait silence aux plaintes dans les auberges allemandes de son temps : Quare aliud hospitium[11] ; ou comme s’exprimait Meg : « Tournez-moi les talons, et cherchez un autre gîte. » Comme cela équivalait à un exil distant de plus de seize milles de la résidence de Meg, l’infortuné contre lequel une telle malédiction était portée n’avait d’autre ressource que de tâcher d’apaiser le courroux de son hôtesse et de se résigner à sa volonté comme à celle du destin. Il faut cependant rendre à Meg Dods cette justice, bien que son gouvernement fût sévère et presque despotique, on ne pouvait l’accuser de tyrannie, car elle n’exerçait son autorité que pour le bien de ses sujets.

Jamais les caveaux du vieux laird n’avaient contenu, même de son vivant, des vins supérieurs à aucun de ceux que Meg offrait à ses hôtes. La seule difficulté était de déterminer Meg à donner précisément la liqueur que vous désiriez. On peut ajouter que souvent elle devenait rétive quand elle jugeait qu’une compagnie avait assez bu, et en pareil cas elle refusait obstinément de donner un seul flacon de plus. La cuisine était aussi son orgueil et sa gloire : elle veillait elle-même à l’apprêt de chaque plat, et il y en avait quelques uns auxquels elle ne permettait à personne de mettre la main, comme le poulet aux poireaux, et les tranches de veau au jus, qui rivalisaient dans leur genre avec les côtelettes de notre ancienne amie, mistress Hall de Ferrybridge. Le linge de table et de lit se préparait à la maison : il était conséquemment de la meilleure qualité et tenu dans le meilleur ordre : malheur à la chambrière en qui son œil de lynx eût découvert la moindre négligence touchant la propreté ! et même considérant le pays[12] et la profession de Meg, nous ne pouvons expliquer pourquoi elle était si scrupuleuse à cet égard, si ce n’est en supposant qu’elle y trouvait un prétexte aussi naturel que fréquent pour gronder ses servantes, exercice dans lequel elle déployait tant d’éloquence et d’énergie, qu’elle ne pouvait s’en acquitter sans un certain plaisir.

Nous devons également citer la modération de Meg dans ses comptes, ce qui, à la fin du banquet, soulageait souvent le cœur de l’hôte déjà saisi de quelque appréhension. Un schelling[13] pour le déjeuner, trois schellings pour le dîner, y compris une pinte de vieux porto ; dix-huit pences[14] pour un bon souper : tels étaient les prix courants de l’auberge de Saint-Ronan sous cette hôtesse de l’ancien monde, au commencement du dix-neuvième siècle ; encore n’exigeait-elle ces prix qu’avec regret en songeant que ceux de son digne père étaient moins élevés de moitié ; mais le malheur des temps rendait sa position plus difficile et ne lui permettait point d’être aussi généreuse.

Malgré ces rares et précieux avantages, l’auberge de Saint-Ronan se ressentit de la décadence du bourg, ce qu’il faut attribuer à diverses circonstances. D’abord la grande route avait été détournée de l’endroit où elle passait auparavant, la montée étant meurtrière, comme le disaient les postillons, pour les pauvres chevaux. On pensait cependant que le refus obstiné de Meg de leur donner à boire gratuitement et de se prêter à l’échange qu’ils proposaient, d’une certaine portion de l’avoine de leurs bêtes contre du porter et du whisky, on pensait, dis-je, que ce refus n’avait pas peu influé sur l’opinion de ces braves gens, et qu’avec le secours de la pioche, ou eût pu rendre le chemin plus facile. C’était une injure que Meg ne pardonnait pas aisément aux gentilshommes de la contrée qu’elle se souvenait d’avoir vus, pour la plupart, lorsqu’ils étaient encore enfants. « Leur père, disait-elle, n’aurait pas agi ainsi envers une femme sans appui. » D’un autre côté, la décadence du village lui-même, qui avait été habité par un grand nombre de tenanciers feudataires et par quelques lairds propriétaires, avait fait bien du tort à l’auberge ; car ils s’y réunissaient jadis, au moins deux fois la semaine sous le nom de club des siroteurs, pour boire de l’eau-de-vie ou du whisky mélangés avec de la bière : ces avantages avaient disparu.

Le caractère et les manières de l’hôtesse écartaient d’ailleurs toutes les pratiques appartenant à cette classe nombreuse de gens qui ne reconnaissent pas dans l’originalité une excuse suffisante pour violer impunément le décorum, ou qui, accoutumés peut-être à être mal servis chez eux, aiment à jouer le grand seigneur dans une auberge, à recevoir un certain nombre de courbettes, et attendent des discours respectueux et des adulations en réponse à des allez au diable[15] ! qu’ils lancent à la figure des garçons, à l’hôtesse et à toute sa maison. Ceux qui s’abandonnaient à de pareilles sorties à l’auberge de Saint-Ronan recevaient de Meg Dods la monnaie de leur pièce, heureux de s’échapper de la maison sans avoir eu les yeux de la tête arrachés entièrement, et sans être plus étourdis que s’ils eussent entendu la formidable décharge d’une artillerie de bataille.

La nature avait formé l’honnête Meg pour de pareils combats, et comme son âme courageuse s’y plaisait, tous ses dehors étaient à l’avenant, comme dit Tony Lumpkin[16]. Ses cheveux d’une couleur douteuse, entre le noir et le gris, tendaient à s’échapper en mèches de dessous sa coiffe lorsqu’elle entrait dans une violente agitation ; ses mains décharnées se terminaient par des ongles tranchants ; ses yeux étaient verts, ses lèvres minces, son corps robuste, sa poitrine large quoique un peu aplatie, son souffle parfaitement libre, enfin sa voix eût défié tout un chœur de marchandes de poisson[17]… Elle avait coutume de dire d’elle-même, dans ses moments de bonne humeur, que son aboiement était plus redoutable que sa morsure[18] ; mais quel besoin aurait-elle eu d’ajouter une autre arme à cette langue, qui, une fois mise en plein mouvement, se faisait entendre depuis l’église jusqu’au château de Saint-Ronan ?

De si notables qualités avaient toutefois peu de charmes pour les voyageurs en ces temps de folie et de légèreté. L’auberge de Meg devint de moins en moins fréquentée. Ce qui porta le mal à l’extrême fut un caprice d’une dame de haut rang, qui s’imagina avoir recouvré la santé par l’usage de l’eau minérale d’une source qui coulait à un mille et demi du village. Un docteur à la mode voulut bien publier une analyse chimique de cette eau salutaire, avec une liste de plusieurs cures qu’elle avait amenées. Un spéculateur acheta le terrain, y fit construire des maisons, des boutiques, des rues entières. Enfin on réalisa une souscription pour élever une auberge, que l’on décora du nom magnifique d’hôtel ; et par suite, l’abandon de Meg Dods devint universel.

Elle avait cependant encore ses amis et ses partisans, dont la plupart pensaient que, femme non mariée, ayant tout ce qu’il faut pour être bien vue dans le monde, elle finirait par se retirer sagement de la vie publique et par abattre une enseigne qui n’attirait plus de chalands. Mais l’esprit altier de Meg méprisait toute soumission directe ou indirecte. « La porte de mon père, disait-elle, doit être ouverte sur la route jusqu’à ce que la fille de mon père en soit emportée les pieds en avant : ce n’est pas pour le profit !… du profit ? il y a perte réelle ! mais je ne veux pas qu’ils viennent m’étourdir. Ah ! il leur faut un hôtel, et une femme honnête ne peut pas les servir !… Qu’ils aillent donc à l’hôtel, si cela leur plaît ; mais ils verront que Luckie[19] Dods ne déposera point le bouchon pour eux. Oui, quoiqu’ils aient fait de leur hôtel une tontine, et qu’ils aient enfilé toutes leurs vies au bout l’une de l’autre, comme une troupe d’oies sauvages, pour que celui qui vivra le dernier jouisse du bien des autres (présomption de damné !), je leur résisterai aussi long-temps qu’il me restera une bonne langue et de solides poumons. » Il fut heureux pour Meg, puisqu’elle avait formé ce courageux dessein, que, son auberge ayant vu diminuer ses chalands, ses terres au moins se fussent élevées en valeur, de manière à rétablir la balance sur ses livres de compte : il y eut même plus que compensation ; ce qui, joint à sa prudence et à son économie habituelles, lui permit de persévérer dans son digne projet.

Elle continua son commerce, mais en ayant prudemment égard à la diminution des profits : elle masqua les fenêtres de la moitié de sa maison pour faire pièce au collecteur des taxes ; elle retrancha beaucoup de choses dans son mobilier, et en réformant la paire de chevaux de poste qu’elle avait, elle pensionna le vieux postillon bossu, qui jusque-là les avait conduits ; elle le garda pourtant à son service pour aider un garçon d’écurie encore plus âgé. Pour se consoler de toutes ces réformes, qui blessaient secrètement son orgueil, elle s’arrangea avec le célèbre Dick Tinto pour repeindre l’enseigne paternelle, qui était devenue presque indéchiffrable ; et Dick, en conséquence, dora de nouveau la crosse de l’évêque et augmenta l’aspect horrible du diable au point de le rendre la terreur de tous les marmots de l’école, une visible traduction de tous les portraits épouvantables de l’ennemi du genre humain que le ministre de la paroisse s’efforçait de graver dans leurs cerveaux encore tendres.

À la faveur de ce symbole régénéré de sa profession, Meg Dods, ou Meg Dorts[20] comme on l’appelait ordinairement à cause de son humeur revêche, fut encore visitée par quelques chalands fidèles. Tels furent les membres du club de Killnakelty-Hunt, jadis fameux sur le gazon et dans les champs, à la course et à la chasse, mais aujourd’hui vénérables têtes grises qui, au lieu de traquer le renard avec une même bruyante et au grand galop des chevaux, mettaient à l’amble leurs bidets paisibles pour venir dîner chez Meg. « Ce sont des gens honnêtes, disait-elle ; ils aiment à rire et à chanter, et pourquoi non ? Leur écot monte juste à une pinte d’Écosse[21] par tête, et personne ne peut dire qu’ils s’en trouvent mal. Ce sont les morveux d’aujourd’hui qui ne peuvent supporter une misérable chopine, tandis que ces braves gens prennent à leur aise la grande mesure. »

Il y avait aussi une ancienne compagnie de frères du hameçon, qui venaient fréquemment d’Édimbourg visiter Saint-Ronan durant les deux saisons du printemps et de l’été. Cette classe d’hôtes convenait beaucoup à Meg, qui leur permettait chez elle beaucoup plus de latitude et de privautés qu’elle n’en accordait à personne. « Ce sont, disait-elle, de vieux et fins matois qui savent de quel côté leur pain est beurré ; vous n’en verrez aucun aller à la source, comme on appelle là-bas cette vieille mare. Non, non ; ils se lèvent de bonne heure, prennent leur parritch[22] avec leur petit verre d’eau-de-vie bien plein, s’en vont dans les montagnes, mangent leur viande froide sur la bruyère, reviennent au logis avec leur panier rempli de truites, se les font servir à leur dîner, avalent une bonne pinte d’ale, suivie d’un grand verre de punch, chantent leurs refrains ou canons, ainsi qu’ils les appellent, jusqu’à dix heures, et vont se coucher en disant : « Dieu vous bénisse ! » et pourquoi non ? »

Nous pouvons citer, en troisième lieu, quelques tapageurs venus également de la métropole pour visiter Saint-Ronan. Ils étaient attirés par l’humeur gaie de Meg, et encore plus par l’excellence de ses liquides et le bas prix de ses écots. C’étaient des membres des clubs de Helter-Skelter, de Wildfire et autres sociétés, formées tout exprès pour y dire adieu aux soucis et à la tempérance. De pareils hôtes occasionaient maint tintamarre dans la maison de Meg, et par suite mainte bourrasque dans l’humeur de ladite Meg. Ils avaient à leur disposition plus d’un moyen pour obtenir d’elle, par la flatterie ou la violence, qu’elle leur donnât encore à boire quand sa conscience lui disait qu’ils en avaient déjà par trop eu. Quelquefois ils échouaient dans cette noble entreprise, comme, par exemple, lorsque le croupier du Helter-Skelter se fit échauder avec un punch au vin, en essayant en vain d’amadouer, par un baiser, notre terrible virago ; ou lorsque le digne président du club de Wildfire eut la tête brisée par les clefs de la cave, en s’efforçant de s’emparer de ces emblèmes de l’autorité du lieu. Mais ces intrépides dignitaires s’embarrassaient peu des boutades un peu vives et de l’humeur de Meg : ce n’était pour eux que les gentillesse habituelles de la jolie petite Fanny… les dulces Amaryllidis iræ, et Meg, de son côté, quoiqu’elle les traitât souvent d’ivrognes, de vauriens et de vrais galopins de High-Street[23], Meg ne permettait à personne de mal parler d’eux en sa présence. « C’étaient, disait-elle, de bons vivants, et voilà tout ; lorsque le vin entrait chez eux par un côté, la raison s’envolait par un autre… On ne pouvait pas mettre une vieille tête sur de jeunes épaules… on ne pouvait pas empêcher un poulain de caracoler, soit à la montée, soit à la descente… et pourquoi non ? » Telle était toujours sa conclusion.

Il ne faut pas oublier, parmi les chalands assurés de l’auberge de Meg, comme ayant été trouvé « fidèle au milieu des infidèles, » le greffier au nez couperosé du shériff du comté. Lorsque ce magistrat était appelé par les devoirs de sa charge dans cette partie du pays, l’imagination échauffée par le souvenir de l’ale double et de la généreuse liqueur des Antilles, donnait toujours avis que ses causes, ou débats, ou tout autres affaires pendantes se jugeraient tel jour, à telle heure, en la demeure de Marguerite Dods, cabaretière à Saint-Ronan.

Il ne nous reste plus qu’à faire connaître les manières de Meg envers les étrangers qui, ne connaissant rien de plus près ni rien de mieux, ou consultant peut-être plus l’état de leur bourse que leur goût, venaient frapper inopinément à sa porte. La réception qu’elle leur faisait était aussi chanceuse que l’hospitalité qu’accorderait une tribu de sauvages à des marins naufragés sur leur côte. Si les nouveaux hôtes paraissaient avoir choisi de préférence son auberge… ou si leur extérieur lui plaisait (et elle était très capricieuse sur ce point…), surtout s’ils avaient l’air satisfait de ce qu’ils rencontraient et peu disposés à critiquer ou à donner de l’embarras, alors tout se passait très bien. Mais s’ils étaient venus à Saint-Ronan parce que l’hôtel des Eaux était plein… ou si elle n’aimait pas leur tournure… ou, par dessus tout, s’ils critiquaient la manière dont ils étaient servis, personne n’était plus disposé que Meg à leur donner une rebuffade. En fait, elle les considérait comme faisant partie de ce public peu généreux et ingrat pour qui elle tenait sa maison ouverte à perte, et qui l’avait abandonnée, victime, en quelque sorte, de son zèle pour lui.

De tout ceci résultait une grande diversité d’opinions sur la petite auberge de Saint-Ronan : quelques voyageurs favorisés la vantaient comme la plus propre et la plus commode de toutes les hôtelleries du vieux style en Écosse, la seule où l’on trouvât des soins, une bonne chère et des prix modérés ; tandis que d’autres, moins heureux, ne pouvaient que citer l’obscurité de ses chambres, la grossièreté de ses vieux meubles, et l’humeur détestable de Meg Dods.

Lecteur, si tu habites celle des deux rives de la Tweed qui est la plus voisine du soleil… ou même si, étant Écossais, tu as eu l’avantage de naître dans les vingt-cinq dernières années, tu pourrais être tenté de regarder ce portrait de la reine Élisabeth, affublée du chapeau pointu et du tablier vert de dame[24] Quickly, comme étant un peu chargé. Mais j’en appelle aux hommes de mon âge qui, depuis trente ans, ont voyagé en voiture, à cheval ou à pied : qu’ils déclarent s’ils ne se rappellent pas tous Meg Dods… ou quelque hôtesse du moins qui lui ressemblait beaucoup. Le fait est si vrai que, vers l’époque que je mentionne, j’aurais craint d’errer au sortir de la capitale de l’Écosse, dans quelque direction que ce fût, de peur d’aller descendre chez quelque héroïne de la confrérie de dame Quickly, qui eût pu me soupçonner de l’avoir signalée au public en la personne de Meg Dods. À présent, quoiqu’il soit possible qu’un ou deux individus de cette espèce particulière de chats sauvages existent encore, leurs griffes doivent être considérablement usées par l’âge ; et je pense qu’ils ne peuvent guère que s’asseoir comme le géant Pape[25] dans le Voyage du pèlerin, à la porte de leurs cavernes désertes, et faire la grimace aux voyageurs sur qui jadis s’exerçait leur despotisme.



  1. Allusion à un conte oriental. a. m.
  2. Passing tourist, dit le texte, mot anglais qui exprime les voyageurs en tournée fréquente, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. a. m.
  3. Rivière d’Écosse. a. m.
  4. Voyez la ballade du roi Estmere, dans les Reliques de Percy.
  5. Figure littéralement traduite.
  6. The clergyman’s manse, c’est-à-dire le presbytère ; dénomination encore usitée en Écosse. a. m.
  7. Locution anglaise, pour : lorsque le vent changea.
  8. Auld lang syne, dit le texte ; refrain d’une chanson de Burns. a. m.
  9. On sait que les grades s’achètent encore dans l’armée britannique. a. m.
  10. Meg, abréviation populaire de Marguerite.
  11. Cherchez un autre gîte. a. m.
  12. Les Écossais ne passent point pour être aussi propres que les Anglais. a. m.
  13. On sait que le schelling vaut 1 fr. 20 cent. a. m.
  14. C’est-à-dire, 1 fr 80 cent. a. m.
  15. God damned ! Dieu vous damne ; c’est une des malédictions employées par l’Anglais mécontent. a. m.
  16. Personnage de la pièce de Goldsmith, She stoops to conquer. a. m.
  17. Fish-women, dit le texte ; ce que nous n’avons pas osé traduire par une autre expression du goût de Vadé, celle de poissarde. a. m.
  18. Her back was worse than her bite, c’est-à-dire qu’elle aboyait plus qu’elle ne mordait. a. m.
  19. Luckie, en écossais, signifie mère : c’est donc la mère Dods. a. m.
  20. Meg Dorts, expressions écossaises, qui veulent dire en anglais Mistriss Scornful, et en français, Madame la Dédaigneuse. a. m.
  21. La pinte d’Écosse est plus grande que la pinte anglaise. a. m.
  22. Parritch ou porridge, espèce de pouding écossais de gruau ou de farine d’avoine. a. m.
  23. Principale rue de la ville vieille d’Édimbourg. a. m.
  24. Personnage d’un drame de Shakspeare. C’est chez cette femme aubergiste que Shakspeare a placé la scène des orgies de Falstaff et de ses compagnons. a. m.
  25. Personnage du livre en prose de John Bunyan, ayant pour titre The Pilgrim’s Progress. a. m.