F. Alcan / Payot et Cie (p. 306-332).

CHAPITRE XI

LA PAIX


I


L’état de droit consiste en un partage de la liberté, dont l’usage effectif est limité de manière à ce que tous puissent en jouir également. Le droit est donc inséparable de la paix, le droit, c’est la paix. Quel que soit le prétendu droit de la guerre, dont les dispositifs n’ont pas eu jusqu’ici d’effet pratique bien appréciable ou du moins d’application bien conséquente, sauf en ce qui concerne les neutres et la procédure, la guerre est la négation du droit. Affirmer la nécessité de la guerre, prôner la guerre comme une école de vertu, c’est dissimuler sous un préjugé le plus naïf des sophismes : Que les vertus militaires soient indispensables au succès des opérations militaires, nul ne songe assurément à le contester, mais qu’ordonner sans avoir à fournir ses raisons, qu’obéir sans contrôler les ordres reçus soient les meilleurs procédés pour développer les sentiments moraux et pour former des hommes libres, c’est ce qu’il sera certainement moins aisé d’établir. Dans la société la plus pacifique, il ne manquerait pas d’occasions de montrer du courage et de risquer sa vie. Et le fait de risquer sa vie n’a par lui-même aucune valeur ; c’est la chose du monde la plus ordinaire pour ceux aux yeux desquels la vie a peu de prix : on le voit assez par l’incurable imprudence de nos ouvriers. Le mépris de la vie, à le considérer en lui-même serait plus près du vice que de la vertu ; tout dépend du but auquel on la sacrifie : ceux qui la donnent pour sauver celle d’autrui sont des héros ; ceux qui la donnent pour mettre un ruban sur la poitrine de leur capitaine, pour faire obtenir une dotation à leur général, pour ajouter aux sujets du roi leur maître un peuple qui abhorre sa domination ne nous semblent que des niais, sinon des victimes.

Ce sont là des lieux communs sans doute, des banalités, qu’il faudra répéter souvent encore et qui pourtant font leur chemin. La conscience publique se prononce de plus en plus en faveur de la paix perpétuelle, même dans les pays où l’intérêt des classes dominantes étouffe sa voix. Malgré des reculs brusques et douloureux, causés toujours par l’intérêt particulier des individus ou des groupes en possession du pouvoir, l’histoire marche vers la paix. À l’origine des peuples modernes, la souveraineté se confondait avec la propriété du sol et le droit de guerre appartenait à tout homme libre. Les vassaux ont été réduits à la sujétion par l’interdiction des guerres privées et l’État moderne s’est constitué. Le nombre des États souverains, réduit autrefois par des mariages entre familles régnantes, tend constamment à décroître par la fédération et par la conquête. Malgré les souffrances passagères, souvent bien cruelles, qu’entraîne ce travail de concentration, malgré des inconvénients permanents qu’on ne saurait méconnaître, ce mouvement constitue un progrès à bien des égards. Cependant, si, depuis quelque temps déjà, les inconvénients semblent en surpasser les avantages, c’est que la direction du mouvement est défectueuse, c’est que l’idéal véritable est à côté.

La raison d’être de l’État est de faire régner la paix entre les ressortissants du territoire ; mais l’indépendance respective des États s’affirme par le droit de guerre, c’est le sceau de la souveraineté, le joyau le plus précieux des vraies couronnes. Ainsi la pluralité des États souverains est, de nature, en opposition diamétrale avec la raison d’être de l’État.

Il ne faut point s’en étonner, ce n’est qu’un exemple des contradictions qui forment le tissu de notre existence. L’État unique, où l’humanité ne formerait qu’une société soumise à la même loi de contrainte, serait une autre contradiction, pratiquement plus fâcheuse encore. La liberté des citoyens est en effet la raison d’être des gouvernements ; tandis que, monarchie ou république, l’État universel ne pourrait évidemment se maintenir sans exercer une compression rigoureuse, sans user largement des moyens préventifs et sans imposer aux diversités nationales des sacrifices très douloureux. Aujourd’hui déjà bien des États trop petits pour jouir d’une pleine sécurité, sont néanmoins trop étendus pour pouvoir satisfaire aux besoins locaux avec une sollicitude intelligente. Et si, par impossible, l’État unique réussissait à se maintenir, il tomberait infailliblement dans la stagnation. L’émulation et le danger sont les stimulants des progrès politiques.


II


La difficulté serait résolue idéalement par une constitution fédérative, où le gouvernement central serait investi d’un pouvoir matériel suffisant pour faire respecter la paix, mais une confédération n’est concevable qu’entre nations d’une culture à peu près pareille et déjà passablement élevée. On n’y saurait plier toutes les fractions de l’humanité, et même dans notre civilisation occidentale, l’éloignement des continents et l’opposition des intérêts y semblent apporter des obstacles insurmontables. Mot d’ordre d’un parti grandissant, les États-Unis de l’Europe n’apparaissent que dans les vagues perspectives d’un lointain obscur. Les gens raisonnables de profession n’y verront encore aujourd’hui qu’une vaine utopie, mais l’événement a si souvent démenti les prévisions des gens raisonnables qu’il est peut-être prudent de ne pas trop s’engager sur leur caution. Toutefois, il semble à peu près certain que l’opinion réclamera longtemps ce pacte avant qu’il se noue, et l’opinion générale n’en est point encore à le réclamer. Ce que cherchent aujourd’hui les hommes de bonne volonté, c’est un moyen pratique d’assurer la paix sans abaisser l’orgueil des États souverains et sans entamer leur indépendance. De fort honnêtes gens se flattent d’y parvenir au moyen de l’arbitrage, auquel plusieurs cabinets ont recours volontiers depuis quelque temps — le plus souvent pour des objets de minime importance, comme ce différend entre l’Espagne et l’empire allemand au sujet des Carolines, où le grand chancelier s’est fait pardonner tant de choses et s’est acquis le cœur du Saint-Père à si bon marché — ou bien quand l’une des parties sentant son tort et trouvant du péril à le soutenir, cherche un manteau décent pour couvrir sa défaite, ainsi la fière et puissante Angleterre dans la question de l’Alabama. Mais eût-on promis de soumettre ses litiges à l’arbitrage, lorsqu’on croit plus avantageux d’avoir recours à la force, de telles déclarations générales sont vite oubliées. Les bonnes paroles échangées à Paris en 1856 ne gênèrent ni la France ni l’Allemagne en 1870. Depuis que les lignes précédentes ont été écrites, l’Angleterre a fourni par sa conduite vis-à-vis du Portugal un nouvel exemple de la valeur qu’il faut attacher à de telles assurances. C’est qu’aussi entre le Portugal et les États-Unis encore armés et frémissants, la différence est considérable !

Il s’agirait aujourd’hui d’engagements précis et fermes entre des États qui, renonçant sérieusement à disposer des populations sans leur congé, n’envisageraient plus la guerre ni comme une procédure équitable et comme une source de profits légitimes, ni comme un moyen de gouvernement. Provoquer de telles conventions est l’objet principal des sociétés pour la paix, sur le compte desquelles on peut s’égayer à bon marché, mais dont la cause n’est pas moins chère au cœur des peuples.

Dans son vingt-troisième congrès, tenu à Paris le 1er  juillet 1889, la Ligue de la paix et de la liberté déclare « que la négociation et la conclusion de traités permanents par lesquels, sous la garantie préalable et réciproque de la plénitude de leur autonomie et de leur souveraineté, deux ou plusieurs peuples s’engageraient à soumettre à des arbitres par eux nommés, en la forme indiquée dans le traité, tous les différends et conflits quelconques pouvant s’élever entre ces peuples, lui paraît la voie la plus sûre et la plus courte par laquelle les nations puissent aujourd’hui sortir de l’état de trêve armée et parvenir immédiatement à la paix et au désarmement. »

Le Congrès international de la paix ne fonde pas ses espérances sur la patrie de son illustre parrain, Emmanuel Kant ; il semble compter davantage sur celles de Benjamin Franklin et de Richard Cobden, enfin, trait à noter, sur celle de l’abbé de St-Pierre, qui est aussi celle de Henri IV,

Ce roi vaillant
Qui sut boire et se battre,

dit la chanson, mais qui savait quelque chose de plus.

De tels compromis perpétuels d’arbitrage pécheraient assurément par défaut de sanction, leurs promoteurs officieux ne l’ignorent pas. Suivant eux, toutefois, « un peuple qui, après avoir signé un traité d’arbitrage se refuserait à exécuter la sentence rendue, serait déshonoré devant le monde et devant l’histoire et perdrait ainsi tout crédit. » Ils estiment d’ailleurs que si trois, quatre ou cinq peuples signaient ensemble une même convention d’arbitrage permanent, « il suffirait d’y introduire une clause de garantie réciproque et solidaire entre tous les contractants pour faire disparaître cette lacune. »

On pourrait aller plus loin. L’auteur d’un cours de droit naturel inédit, un songe-creux probablement, y émet l’idée que pourvu qu’un groupe semblable comprît au moins une grande puissance, ses membres pourraient s’engager solidairement à se soutenir les uns les autres par les armes dans leurs démêlés avec toute puissance qui se refuserait à la constitution d’un tribunal. Ce qu’on ne manquerait pas de reprocher à cette combinaison ingénieuse et ce qui ferait probablement reculer les hommes d’état les mieux disposés, c’est le danger auquel ils exposeraient leur pays d’avoir à se battre, pour l’amour de la paix, dans des querelles dont l’objet ne les toucherait pas directement.


III


Le même inconvénient affecte, à un moindre degré sans doute, le projet acclamé par le Congrès. En invoquant l’arbitrage universel et la constitution d’une Cour internationale, aux sentences de laquelle on garantirait malaisément une sanction, les congrès de la paix nous semblent avoir été l’expression d’un besoin universel plutôt qu’ils n’ont réellement indiqué le moyen d’y satisfaire. Une nuit du quatre août internationale n’y suffirait pas, les difficultés sont plus profondes. Elles résident, ce nous semble, dans la constitution intérieure des principaux États européens. Un soldat de fortune, un aventurier peut seul préconiser la guerre en principe. En comparant l’aspect du monde après une période de guerre ou de paix de quelque durée, il est impossible de méconnaître que les fruits des campagnes les plus heureuses sont pour le peuple vainqueur des fruits empoisonnés. Mais si la paix est le vœu du grand nombre, la minorité qui trouve son compte à la laisser dans l’état précaire, pour la rompre suivant l’occasion, occupe les positions les plus influentes par la constitution même de nos sociétés et tient la décision entre ses mains. Dans les États dont les provinces ne tiennent ensemble que par la compression, une armée permanente est indispensable. L’antagonisme économique, la haine des classes en fait un besoin dans plusieurs autres, sans que cette raison de la maintenir puisse être distinctement avouée. Chaque nation prise à part conserve donc un état militaire par des considérations d’ordre public à l’intérieur, mais l’état militaire de l’une constitue un danger pour l’autre ; et comme il faut justifier aux yeux des populations la façon dont on dispose de leurs épargnes et de leurs personnes, il convient de faire sonner très haut ce danger. Une armée, c’est-à-dire un corps d’officiers, puisque dans notre siècle les officiers sont les seuls militaires de profession, une armée est un corps organisé pour la guerre, dressé pour la guerre, et dont l’intérêt particulier réclame la guerre, qui débarrassera les uns du souci de leurs dettes et d’un incurable ennui, tandis qu’elle promet aux survivants de l’avancement et des honneurs. Demander au troupier de partager notre sentiment sur sa besogne serait exiger de lui plus que ne comporte la nature humaine, et si l’on y parvenait, on le rendrait impropre au service qu’on attend de lui, dans l’état présent des choses, on nuirait positivement à son pays. L’armée est donc fatalement une force qui pousse à la guerre, et les gouvernements qui ont besoin d’une armée sont bien obligés de la contenter quelquefois.

Quant aux pays dont le centre de gravité porte sur une caste militaire, les professions de foi pacifiques de leurs souverains peuvent être sincères au moment où ils les énoncent, elles ne sauraient prévaloir contre la force des choses. En vain de telles puissances se déclareraient satisfaites, leur seule existence est une menace, leurs ennemis héréditaires sont les maîtres-piliers de leur constitution politique, il n’y a pour eux d’alternative qu’entre la guerre et la révolution. En effet, si bien qu’on les ait façonnés, leurs peuples ne supporteraient pas des charges qu’ils sauraient gratuites ; la sécurité serait le tombeau du militarisme, et la fin du militarisme serait la fin du gouvernement personnel ; car plus un peuple a soupiré dans les écoles, plus il est entiché de la liberté. Comme quoi le péril de la patrie fait la sûreté du gouvernement. La permanence de la guerre est sans doute économiquement impossible, parce qu’elle suspend le travail, mais la périodicité des guerres est une suite irrésistible de l’existence des armées, de ces armées indispensables, notez-le bien, à la préservation de l’ordre social, constamment menacé par la souffrance, le mécontentement et l’hostilité du prolétariat.

Ainsi le problème international est subordonné au problème politique, et le problème politique inséparable du problème social. La propriété compte sur la caserne pour la protéger contre le socialisme, bien que le socialisme soit dans la caserne, ce qui rend le calcul assez chanceux. Supprimez le danger du socialisme, éteignez la haine des classes en établissant l’harmonie entre les facteurs de la production, et vous n’aurez plus besoin d’armée pour réprimer les troubles à l’intérieur ; la police ordinaire suffira pour garantir l’ordre, et la réduction des impôts compensera le renchérissement éventuel des produits, rançon de la classe ouvrière. Alors la guerre n’étant plus le métier de personne, les partisans de la guerre n’ayant plus d’organisation permanente et ne pesant plus d’un effort constant sur les Conseils, l’antagonisme des intérêts nationaux changera de forme, si bien que l’inauguration d’un arbitrage perpétuel deviendra moins indispensable, tout en cessant d’être impossible.

Les amis de la paix seront donc bien avisés en vouant leur sollicitude aux réformes sociales. Ce chemin n’est détourné qu’en apparence ; c’est le seul qui puisse réellement conduire au but. Les progrès sont solidaires : l’essentiel est d’en comprendre la logique, afin d’attaquer les problèmes dans l’ordre le plus favorable pour en obtenir la solution.


IV


Toutefois, un grand pas serait déjà fait vers l’établissement d’une paix durable du moment où, dans chaque pays, la responsabilité du gouvernement serait assez effective pour que le peuple ne pût pas être jeté dans les aventures sans le vouloir et sans le savoir. La guerre, s’il faut qu’il y ait encore des guerres, ne devrait du moins être engagée que par ceux qui en supporteront les charges quoi qu’il arrive, et non par ceux qui se flattent d’en retirer des avantages personnels. Dans les pays constitutionnels, bien que cette suprême compétence appartienne encore à la Couronne, il est difficile d’entreprendre une guerre effective sans l’aveu du Parlement, et si le Parlement était constitué de manière à représenter vraiment la nation, si le Parlement possédait les moyens d’obtenir des informations certaines, il y aurait déjà beaucoup de gagné. À ce propos, et pour montrer combien les peuples tiennent à la paix, il n’est pas sans intérêt de rappeler que la guerre de 1870, si ardemment désirée par les maîtres dans les deux pays, si sottement engagée par un joueur malade et réduit aux expédients, si soigneusement préparée par l’adversaire qui eut l’habileté de se faire attaquer, ne put être arrachée aux Parlements des pays intéressés que par des mensonges. À la Chambre française, on allégua l’existence de notes diplomatiques d’un caractère absolument offensant qui n’ont jamais été publiées : quand l’opposition voulut les voir, on lui imposa violemment silence. Au Landtag prussien, on fit croire que l’ambassadeur de France, l’homme du monde le moins propre à telle besogne, avait manqué de respect à Sa Majesté dans les jardins d’Ems ou de Wiesbaden ensuite d’un ordre venu de Paris : « Brusquez le roi » telle était, si nos souvenirs sont exacts, la teneur de cette dépêche imaginaire. Enfin à Munich, on alla, pour obtenir le vote, jusqu’à dire que le sol sacré de la Bavière était envahi.


V


Les maisons souveraines, les hommes d’État, les officiers, du maréchal au sous-lieutenant, ont en ces matières des intérêts absolument étrangers au conscrit qu’on mitraille, à la commune qu’on rançonne, au paysan dont on brûle la grange et dont on ravage les moissons. Les sentiments pacifiques dont les cabinets se plaisent à faire montre, et qu’ils nourrissent quelquefois, prévaudraient donc plus aisément dans les résolutions des assemblées représentatives. Cette considération donne un intérêt particulier aux efforts concertés des amis de la paix dans les Parlements de l’Europe et de l’Amérique. Sous le nom de Conférence interparlementaire, une telle société s’est constituée à Paris, le 29 juin 1889, durant l’Exposition où se sont exprimés tant de vœux pies. Cette réunion officieuse d’hommes officiels est un fait sans précédent. Ce n’est encore qu’un petit enfant, espérons qu’il grandira. Aussi pensons-nous bien faire en enregistrant les résolutions arrêtées à Paris par la Conférence interparlementaire.

« 1o Les membres de la Conférence interparlementaire recommandent avec insistance à tous les gouvernements civilisés la conclusion de traités par lesquels, sans porter atteinte à leur indépendance et sans admettre aucune ingérence en ce qui touche à leur constitution intérieure, ces gouvernements s’engageraient à soumettre à l’arbitrage le règlement de tous les différends qui peuvent surgir entre eux.

» 2o Partout où les circonstances paraîtront favorables, comme en ce qui concerne les États-Unis et la France, les États-Unis l’Italie, les États-Unis et l’Espagne, les gouvernements et les Parlements sont instamment invités à ne négliger aucun effort pour arriver promptement à la conclusion de semblables traités. La Conférence est convaincue qu’une fois l’exemple donné il ne tardera pas d’être imité.

» 3o En attendant que des traités permanents embrassant tous les cas puissent être conclus, la Conférence émet le vœu que tous les traités particuliers de commerce, de propriété littéraire ou autres, contiennent une clause spéciale d’arbitrage pour leur interprétation et leur exécution.

» 4o La conduite des gouvernements tendant à n’être de plus en plus que l’expression des idées ou des sentiments manifestés par l’ensemble des citoyens, c’est aux électeurs qu’il appartient de diriger par leur choix la politique de leur pays dans le sens de la justice, du droit et de la fraternité des peuples. »

Des propositions de désarmement adressées par le gouvernement d’un pays à celui d’un autre sentent la menace, malgré l’offre de réciprocité qui en est inséparable ; ce ne saurait être un moyen d’avancer le moment où la paix étant garantie pourra vraiment garantir les droits. Par contre, si, dans telles circonstances données, des motions de ce genre étaient faites par quelques députés influents, avec la certitude qu’à la même heure une motion pareille est mise à l’ordre du jour des Parlements étrangers ; si des traités d’amitié, des projets d’arbitrage perpétuel étaient suggérés sous cette forme, quelque chose de positif et de sérieux finirait peut-être par en sortir. Ceux qu’enchante une noble espérance ont été souvent déçus par l’événement ; mais, nous le répétons de peur qu’on l’oublie, ceux qui n’ont que les mots de chimère et d’utopie à la bouche se sont aussi trompés quelquefois.


VI


L’état militaire qui soustrait au travail quatre à cinq millions d’hommes et qui en lie une douzaine de millions au drapeau, n’est pas seulement ruineux ; il constitue une menace incessante : chacun le sait et chacun le dit tous les jours ; néanmoins, dans notre état social, l’armée permanente est nécessaire au maintien de l’ordre à l’intérieur. Les gouvernements ont donc besoin d’ennemis et s’efforcent de persuader aux populations que leurs voisins sont leurs ennemis. Ils y réussissent encore auprès de ceux auxquels cet antagonisme est profitable et, semblablement, de ceux que l’orgueil national rend insensibles aux intérêts collectifs de l’espèce humaine comme aux devoirs de l’humaine solidarité ; ils ne parviennent plus à convaincre les foules, qui élèvent en tout pays les mêmes réclamations contre l’état social dont le militarisme forme le soutien. Ceux auxquels les aspirations idéales sembleraient devoir rester le plus étrangères, ceux qui sembleraient devoir subir le plus lourdement le poids des préjugés sont les mieux disposés à franchir les barrières artificielles que les intérêts particularistes ont élevées, et à proclamer la fraternité. C’est que le mot dit « en bon français » par le mulet d’un fabuliste :

« Notre ennemi c’est notre maître. »

le fut en si bon français qu’il se comprend aisément dans toutes les langues. Les seuls Allemands qui aient figuré au Congrès de la paix étaient des députés élus au Reichstag par les socialistes. Il serait imprudent de laisser à ce parti l’initiative de toutes les démarches généreuses ; l’opinion finirait par s’abuser sur la valeur des mesures qu’il propose dans l’organisation du travail social. Les petits veulent la paix, ils se tendent la main par dessus la frontière, et le rétablissement du passeport obligatoire n’y fera pas plus que sa suppression. À ceux qui ont fait reposer l’ordre social sur la pointe des bayonnettes, nous dirions volontiers : Prenez garde au bas officier ! Nous dirons aux représentants de tous les peuples : Dans le respect de la liberté, préparez une existence acceptable à la génération qui sort de vos écoles, encouragez les efforts individuels tendant à l’émancipation du prolétariat, organisez la paix à l’intérieur, et le désarmement viendra de lui-même.

Les peuples veulent la paix, ils ont droit à la paix. Les pouvoirs collectifs qu’ils entretiennent par leur travail pour la leur garantir ne doivent pas servir à la rompre. Le droit de conquête est la négation du droit. L’esprit aspire à l’unité dans tous les domaines, et dans tous l’unité vraie embrasse et conserve la diversité. Si pâle qu’en soit encore le crépuscule, la confédération universelle dans l’ordre politique est au bout de tous les efforts désintéressés : c’est l’état social réalisé sans contradiction, c’est le droit prenant corps en fait, c’est la civilisation même, et les peuples qui y font obstacle sont les instruments de la barbarie.

En attendant, et sans rechercher davantage comment l’accomplissement de ce vœu deviendra possible, nous constatons que la paix internationale formant la garantie indispensable de tous les droits comme de tous les intérêts politiques, économiques et moraux des individus et des peuples, la conscience de l’humanité civilisée exige que tous les différends qui pourraient s’élever entre les États soient soumis au jugement de tiers impartiaux.