Les Droits de l’humanité/Appendice I

F. Alcan / Payot et Cie (p. 333-348).

APPENDICE


I

EXTRAIT
D’UN
DISCOURS DE M. FÉLIX BOVET

sur le rôle de l’État
dans les questions de mœurs.


Genève 1889.


…Le rôle de l’État n’est pas la production, mais la protection. Ainsi, dans la sphère des intérêts matériels, il n’a point à enrichir ses ressortissants en leur fournissant du travail, mais on lui demande de protéger leur travail et leur propriété. Dans une autre sphère, il n’a pas non plus à les rendre loyaux, sobres ou patients. Qu’un homme mente tout son saoûl, qu’il se livre habituellement à la colère ou à l’intempérance, cela ne regarde pas l’État. Mais si, dans la colère ou dans l’ivresse, il occasionne un scandale public, s’il maltraite un autre individu ou si, par ses mensonges, il le rend victime d’une escroquerie, alors l’État, dont la fonction est de protéger ses membres les uns contre les autres, ne manquera pas de le punir.

De même, il n’appartient point à l’État d’imposer aux individus la pureté des mœurs et de punir les hommes ou les femmes qui enfreignent les règles de la chasteté. L’État n’a point charge d’âmes et n’a pas à se considérer comme devant être le vengeur de la morale — ainsi que l’ont fait bien des monarques du moyen âge et, plus près de nous, l’illustre et sévère république de Calvin. Il ne doit pas davantage prendre sous son patronage l’incontinence — comme le font actuellement la plupart des États de l’Europe, en érigeant la prostitution en métier, en métier reconnu et imposable, dont ils ne dédaignent pas de dicter les règles et qui contribue pour sa petite part à la richesse publique — disons mieux : en métier privilégié auquel l’État accorde patente, en privant toutefois celles qui l’exercent des droits que nos constitutions garantissent à tous et dont le pouvoir judiciaire aurait seul qualité pour les déclarer indignes.

Les affaires de mœurs, pour autant qu’elles restent des affaires de mœurs et n’empiètent sur les droits de personne, ne concernent l’État en aucune manière. Qu’un homme, non engagé dans les liens du mariage, ait autant de maîtresses qu’il lui plaira, ou (ce qui revient au même) qu’une femme libre de sa personne se livre à plusieurs hommes — autrement dit se prostitue, — cela ne regarde… je ne dirai pas que cela ne regarde personne ! — non, cela regarde tout le monde : chacun a le droit et le devoir de juger — avec charité, il est vrai — au nom de la loi de Dieu ou au nom de la dignité humaine, ces infractions au principe sacré de la pudeur ; — oui, cela regarde chacun, parce que chacun a une conscience ; mais cela ne regarde pas l’État, parce que l’État n’a pas de conscience et ne peut pas en avoir, et que tout ce que nous attribuons, par une dangereuse fiction, à la conscience de l’État, conscience imaginaire et qui, si elle existait, ne pourrait être qu’irresponsable, c’est autant que nous enlevons à la seule conscience qui soit responsable et qui soit réelle, la conscience de l’individu.

Ainsi, pour odieuses que puissent être la prostitution et les diverses infractions aux lois de la chasteté, l’État n’a pas à s’en occuper ; ces lois sont hors de son domaine, elles appartiennent à un domaine supérieur, celui de la personnalité. Mais, si l’État n’a pas le droit — et par conséquent n’a pas le devoir — d’empêcher l’individu d’user et d’abuser des biens qui lui appartiennent comme individu et qu’il ne tient point de l’État — ses propriétés, son argent, ses facultés intellectuelles, sa santé, son corps, son honneur, — l’État, dont l’objet et la seule raison d’être sont précisément la protection des individus, doit déployer toute sa puissance pour les protéger dans un droit plus sacré que tout autre, la libre possession de leur corps et de leur honneur. Ainsi, si la propriété extérieure à la personne est protégée, en tout pays civilisé, non seulement contre le vol par effraction, par force ou par intimidation, mais aussi contre l’escroquerie sous ses diverses formes, la chasteté de l’individu doit être protégée également, non seulement contre la violence, mais aussi contre la séduction au moyen de promesses fallacieuses ou par une tromperie quelconque.

On doit reconnaître que, dans ce qui touche aux délits de la première catégorie, les lois répressives qui existent dans les États civilisés sont suffisantes ou peu s’en faut : des pénalités sévères sont édictées par tous les codes contre quiconque se rend coupable de viol ou d’attentat à la pudeur avec violence. Mais contre les attentats commis sans violence et contre la séduction, quels que soient les moyens qu’elle a employés, il n’y a dans beaucoup de nos législations aucune pénalité, à moins toutefois que la victime ne soit un enfant — au-dessous de quatorze ans, suivant le code allemand, — au-dessous de treize, suivant le code français. Dans le cas même où le dol serait prouvé et où la victime aurait été trompée par une promesse de mariage, le séducteur n’encourrait — du moins en Europe — aucune pénalité ; c’est tout au plus si certains pays ont admis la réparation civile. Si même un tuteur, un instituteur, un patron ou tout autre homme ayant sous sa dépendance une jeune fille de treize ans, abuse de son autorité pour la séduire, — suivant le code français il n’y a pas là de délit s’il n’y a pas eu de violence[1][2] !… Et remarquons qu’il y a ici un progrès sensible dans la législation, car avant 1863 le droit de séduire une fille commençait dès que celle-ci avait atteint sa onzième année, et avant 1832 il n’avait pas de limites.

Il est à peine nécessaire de faire remarquer l’inconséquence d’une législation qui autorise à séduire une jeune fille avant qu’elle ait l’âge où il serait permis de l’épouser. « La femme, dit le code civil, avant quinze ans révolus, ne peut contracter mariage. » Qu’un homme éprouve quelque attrait pour une jeune fille qui n’aura pas atteint cet âge, il peut trouver cet article gênant. Mais ce qu’il a de gênant se trouve tempéré par le fait que, si la loi lui interdit de l’épouser, elle lui laisse en revanche toute liberté de la séduire. Il peut l’engager par exemple à se donner à lui en lui promettant mariage pour le moment où elle aura atteint l’âge requis (promesse qui ne le lie point, cela va sans dire). Au point de vue de la loi, son procédé sera correct ; la seule chose que le code ne lui eût pas permis, c’était de la prendre pour femme légitime.

Le code pénal de la Louisiane et celui de l’État de New-York ont remédié, du moins en partie, à cette monstruosité, en qualifiant de délit la séduction sous promesse de mariage. Mais nos législations européennes n’en sont pas là, et voici ce qui en résulte : l’État refusant de faire justice aux filles séduites, les filles séduites prennent de plus en plus l’habitude de se faire justice elles-mêmes. Les « drames du vitriol » sont devenus une rubrique de nos journaux. Et la victime de la séduction qui s’est vengée au moyen d’une bouteille d’acide sulfurique ou d’une décharge de revolver est assez souvent acquittée, aux applaudissements de l’assistance ; de telle sorte que le crime se trouve, comme dans la race des Atrides, n’avoir de correctif que dans un autre crime. C’est un acheminement vers l’état de barbarie, mais c’est inévitable ; car, s’il est fâcheux de ne pas respecter les lois, il est difficile de les respecter quand elles ne sont pas respectables.

Nous estimons que la séduction, quand elle use des moyens qui constituent l’escroquerie, est une escroquerie véritable et devrait être assimilée à ce délit par les lois pénales. Or quels sont les moyens dont l’emploi constitue l’escroquerie ? Ils consistent — d’après le code français et sans doute aussi d’après les autres — à « faire usage de faux noms et de fausses qualités, ou à employer des manœuvres frauduleuses pour persuader l’existence d’un pouvoir ou d’un crédit imaginaires ou pour faire naître l’espérance d’un succès ou de tout autre événement chimérique. » Et le tort fait par le séducteur à sa victime pouvant avoir des conséquences particulièrement graves et onéreuses pour elle, il devrait, nous semble-t-il, lorsqu’il a fait usage de ces moyens-là, encourir le maximum de la peine édictée contre l’escroquerie en général.

Il est évident, en outre, d’après le principe que nous avons posé, que l’État a le droit et le devoir d’interdire le proxénétisme, du moins exercé envers les mineurs, et c’est ce que font en effet nos diverses législations. Mais il est triste de constater qu’elles ne le font que timidement, réduisant pour ainsi dire cette interdiction à un minimum qui la rend jusqu’à un certain point illusoire. Ainsi le code français ne condamne pas d’une manière absolue ce genre de délit, il n’en vise pas les actes isolés et n’en punit que l’habitude. (« Quiconque aura attenté aux mœurs en excitant, favorisant ou facilitant habituellement la débauche… », art. 334). On sent tout ce qu’il y a d’élastique dans le mot habituellement, grâce auquel l’article ne menace que ce qu’on pourrait appeler les proxénètes de carrière. Ce mot laisse à l’autorité toute latitude pour user de patience envers ces gens-là et pour ne les poursuivre que quand il lui conviendra. Il dispose d’ailleurs à une grande indulgence envers eux, car on ne saurait regarder comme bien coupable l’habitude d’actes dont aucun pris isolément n’est délictueux. Enfin, un autre défaut de ces lois, c’est qu’elles laissent entièrement hors de cause non pas seulement celui qui aura profité de l’entremise d’un proxénète, mais celui même qui l’aura provoquée et dont le proxénète n’a peut-être été que l’agent[3]. On serait tenté de croire que le législateur a prévu (non sans raison !) certains cas où il pourrait être embarrassant de sévir contre le principal coupable !

Pour tracer les limites du droit de l’État et les faire bien saisir à mes auditeurs, j’ai pensé qu’il y avait avantage à énumérer tout ce qu’elles me paraissent renfermer, et c’est ce que je viens d’essayer. Je dois dire maintenant ce qu’elles excluent, et le sujet dont je viens de parler — le proxénétisme — m’y amène.

Si l’État, qui n’a pas le droit d’interdire la prostitution individuelle, pour autant qu’elle n’exerce pas de provocation directe dans des lieux publics et qu’elle est sous la garantie de la liberté individuelle et de l’inviolabilité du domicile — si l’État, dis-je, a le droit et le devoir d’interdire l’exploitation de la prostitution par des tiers[4], ce ne sera pas pour violer lui-même les lois qu’il aura faites ou pour accorder à qui que ce soit le privilège de les violer. Il ne faut pas qu’au mépris des constitutions il institue sous le nom de police des mœurs une sorte d’aristocratie de bas étage, pouvant se jouer de la pudeur des femmes honnêtes et disposer de la liberté des autres. Il n’a pas le droit d’établir ou de laisser établir des maisons de tolérance. Non, dans ce domaine — de même que dans tout autre — l’État n’a jamais rien à tolérer. Quiconque exerce un droit qui lui appartient n’a pas à être toléré, il doit être respecté et protégé dans l’exercice de son droit ; quiconque s’arroge un droit qui ne lui appartient pas n’a point à être toléré non plus, il doit être réprimé et puni. Dans un État régi par la justice, je ne vois pas de place pour la tolérance. Et il serait temps que ce mot disparût de notre langage comme en a disparu le mot de bon plaisir, dont il est le synonyme…

…Ce que nous voulons, c’est que jamais, ni sous prétexte de morale, ni sous prétexte d’hygiène, l’État ne s’écarte de ce qui constitue sa raison d’être, la protection de la liberté des individus — c’est qu’il ne sape pas par la base le principe même sur lequel il repose et dont il est le représentant par excellence, le principe de la justice. Tous doivent être égaux devant la loi en fait, comme ils le sont en droit.

Je puis terminer ici ce travail ; il a été fait rapidement et sans la préparation nécessaire, et j’aurais désiré en être dispensé. Car à mon avis il aurait dû être fait par un jurisconsulte, et quoique j’aie été inscrit — pour fort peu de temps et il y a longtemps — au rôle des étudiants d’une Faculté de Droit, je n’ai pas poussé mes études beaucoup au delà d’une célèbre définition qui se lit à la première page des Institutes : « La justice est une volonté constante et perpétuelle de rendre à chacun ce qui lui est dû. Justitia est constans et perpetua voluntas jus suum cuique tribuendi. » Aussi, je n’ai guère su vous donner que des variations sur ce thème. Mais ce thème est moins un lieu commun qu’il pourrait le sembler. Rien de plus ordinaire, il est vrai, que le désir de rendre à chacun ce qui lui est dû ; la volonté l’est déjà un peu moins. Mais ce qui est rare et même rarissime, c’est que cette volonté soit constante et perpétuelle.

On croit être juste, et même libéral, quand on n’a dans sa constitution qu’une ou deux dérogations au droit commun ou quand, en quelques années passées au pouvoir, on n’a pas fait plus de deux ou trois accrocs à la constitution. Mais la justice qui transige — ne fût-ce que sur un seul point, — la justice qui n’est pas constante et perpétuelle n’est plus la justice, pas plus au sens du droit romain, nous venons de le voir, qu’au sens de la morale chrétienne. Et d’ailleurs, on ne joue pas impunément avec les principes, et une seule exception à la justice en entraîne infailliblement d’autres. Les occasions n’ont pas manqué où nous avons vu des violations de nos constitutions — sous la forme de lois, d’arrêtés ou de protocoles. Nous sommes, grâce à Dieu, un peuple libre (et ce que je dis ici comme Suisse, d’autres peuvent le dire également en l’appliquant à la nation dont ils sont membres), nous sommes un peuple libre et nous nous en réjouissons avec raison. Mais nous avons à nous affranchir de bien des arrêtés ou règlements illégaux, de bien des infractions au droit formulées dans la langue du droit. Quand nous serons arrivés à n’avoir plus de lois d’exception — et, a fortiori, plus d’exceptions aux lois — alors, quand ce jour sera venu, nous serons quelque chose de mieux encore que des citoyens d’un peuple libre, nous serons des hommes libres.



  1. Ce dernier point a été réformé dernièrement, v. p. 141.
  2. Voir V du chapitre VI, note Wikisource
  3. À vrai dire, il suffirait d’appliquer ici le principe d’après lequel le complice d’un délit est punissable, mais c’est ce que l’on n’a fait que rarement dans le cas dont nous parlons.
  4. De même que, sans interdire le jeu, il interdit les maisons de jeu.