F. Alcan / Payot et Cie (p. 274-305).

CHAPITRE X

LA LIBERTÉ POLITIQUE


L’État, quel que soit le nom qu’on donne à la chose, quelque soin qu’on prenne pour la gazer ou pour l’embellir, se trouve toujours en dernière analyse un arrangement par lequel un nombre quelconque de personnes arrive à pouvoir contraindre les autres habitants de faire ce qu’elles ordonnent et de s’abstenir de ce qu’elles défendent. Si l’on voit avec nous dans la liberté personnelle le premier des biens naturels, en tant qu’elle est la condition indispensable et suffisante du seul bien réel, positif, absolu : la bonté, l’excellence morale, le bien, tout court ; on confessera que l’État est un pis-aller, un mal nécessaire, ou pour mieux dire un très grand bien, certainement ; puisque nous tremblons tous à l’idée de passer un quart d’heure sans sa protection dans le voisinage de nos frères ; mais un bien relatif, dont un mal est l’origine ; puisque ce qui se fait sous l’empire de la contrainte ne saurait participer au bien positif, dont le champ se trouve ainsi diminué.


I


Pour échapper à cette conséquence, il faudrait attribuer à l’État une personnalité morale, une conscience morale distinctes de celles des individus qui prennent en son nom des décisions obligatoires à titre de souverains, de fonctionnaires, de juges, de représentants ou de citoyens.

Cette personnification mythologique séduit encore bien des gens, même parmi ceux qui ne gagnent rien à s’y tromper. Toutefois, l’enflure du discours, les superstitions métaphysiques ne sauraient abuser longtemps un esprit ferme qui ne veut pas se payer de mots et qui tient à voir clair dans la vie. Comprenant que tout le domaine où règne la contrainte est perdu pour la spontanéité, sentant bien que d’identifier sa volonté personnelle avec le règlement, la conscience avec la consigne, implique le sacrifice de l’individualité morale et la négation de sa valeur propre, celui-ci voudra borner la compétence des pouvoirs publics au strict nécessaire : le maintien de la paix extérieure et le respect des engagements. Si le pouvoir n’a pas toujours commencé par là, s’il fut un temps où le droit de guerre privée était considéré comme le privilège de tout homme libre, aujourd’hui nul gouvernement n’hésite à s’attribuer ces deux fonctions. La plupart se sont chargés de bien d’autres soins encore ; mais les compétences supplémentaires varient trop d’un pays à l’autre pour qu’il soit possible d’en considérer aucune comme véritablement essentielle, à l’exception toutefois de celles qu’un examen attentif des faits montrerait pratiquement inséparables des offices indispensables et primordiaux.

Dès lors, à ces fonctions normales, dont la nécessité se confond avec la nécessité de l’État lui-même et tient à la condition morale de l’humanité, nous en joindrons une troisième, d’ordre accidentel : la défense du territoire ; parce que dans la division des États, elle est effectivement inséparable des précédentes. Les voies de communication, dont l’utilité principale est économique, servent aux mouvements des armées, et leur bon état facilite la protection de l’ordre public. Sans que cela soit absolument nécessaire, la voirie rentre ainsi dans les attributions régulières du gouvernement. Des considérations analogues s’offrent aisément à l’esprit pour la monnaie et les autres instruments d’échange. Il est permis d’aller plus loin : sans contredire notre conception des justes rapports entre le droit et la morale, entre la liberté personnelle et l’État, on peut admettre en principe la compétence de celui-ci pour réglementer, et par conséquent pour absorber toutes les entreprises économiques où les intérêts particuliers n’entrent pas en concurrence avec d’autres intérêts particuliers seulement, mais avec l’intérêt public ; ainsi les banques d’émission, l’exploitation des canaux, des chemins de fer. L’intérêt du public est d’obtenir au plus bas prix le meilleur service, l’intérêt des entrepreneurs est simplement de gagner le plus d’argent possible aussi longtemps qu’ils le pourront, collision d’intérêts qui se résout en harmonie lorsque le trésor public est l’entrepreneur. Un chemin de fer ne saurait s’établir sans une faculté d’expropriation que l’État confère ; ce n’est donc pas simplement une propriété privée, aussi l’État lui fait-il ses conditions. Sans trop se demander si de telles dispositions s’accordent ou se contrarient, il prétend en même temps limiter les droits de la Compagnie et participer à ses bénéfices. Il dispose absolument du matériel et du personnel pour le cas de guerre. Sa surveillance est de tous les instants, sa responsabilité fort engagée, sans prévenir ni l’exploitation du public, ni la destruction des capitaux affectés à l’entreprise. En principe, il vaudrait donc mieux que la gestion des voies ferrées, comme celle des autres moyens de transport, relevât exclusivement de l’État propriétaire. On objecte que l’État paie toujours le travail qu’il commande plus cher que les particuliers, puis, que sa surveillance est moins sérieuse. Cela n’est pas également vrai de tous les pays. Il en est auxquels leurs lignes procurent de beaux bénéfices, et l’œil du maître n’est pas sensiblement plus éloigné dans le cabinet d’un chef de division ministérielle que chez le directeur d’une compagnie occupant quarante ou cinquante mille ouvriers. Si le contrôle du gouvernement est moins effectif, c’est qu’il y a dans le mécanisme gouvernemental ou dans le personnel en office quelque défaut grave à corriger. Le départ des attributions et des compétences variera donc suivant les circonstances particulières de chaque pays.

L’intervention de l’État est justifiable partout où il s’agit d’un intérêt vraiment public, qui ne saurait être satisfait sans briser quelque résistance des particuliers, ou sans devancer leur trop lente initiative. Mais il ne faut pas que l’État fasse concurrence à ces derniers avec l’argent qu’il prend dans leurs poches ; mais il ne faut jamais oublier qu’à tout élargissement de l’État répond un rétrécissement de la liberté privée, et que si la liberté ne vaut réellement que par son emploi, cependant elle constitue en elle-même un bien supérieur à toutes les commodités matérielles. Tuteur de la liberté, l’État a qualité pour prendre à lui toutes les entreprises qui tendent par la nature des choses à constituer des monopoles, mais il n’est jamais que le tuteur de la liberté ; il n’a jamais charge de réaliser directement le bien positif, ni dans l’ordre moral, ni dans l’ordre économique. Aussi, contrairement à l’opinion du socialisme d’État, la présomption est-elle toujours en faveur de l’initiative individuelle ; et soit prescription, soit entreprise, l’intervention des pouvoirs publics ne peut se justifier dans aucun domaine que par sa nécessité bien démontrée.


II


Les fonctions du pouvoir ainsi limitées, qui donc a qualité pour s’en charger ? — Hors d’une mission surnaturelle, souvent invoquée, mais qu’il faudrait prouver chaque fois à des esprits devenus peut-être exigeants, nous ne saurions où chercher pour le gouvernement une autre base que la volonté nationale. Volonté expresse chez quelques-uns, implicite chez tous les autres, les seuls gouvernements légitimes sont les gouvernements consentis, et tous les gouvernements consentis sont légitimes. Le droit d’un régime politique à subsister et à se défendre ne dépend donc ni de sa forme ni de sa valeur intrinsèque, ou de son fonctionnement plus ou moins correct ; c’est une simple question de fait. Ce qui intéresse les droits de l’humanité, c’est de savoir quelle est la constitution du pouvoir la plus favorable à leur exercice.

Pour assurer la paix, ce qui est la propre fonction de l’État, il est indispensable que chacun sache ce qui est permis et ce qui est défendu. Il faut donc qu’une ordonnance générale, également applicable à tous, détermine les obligations des particuliers et la compétence des fonctionnaires. L’ordre est incompatible avec l’arbitraire ; pour échapper à l’arbitraire, il faut des lois, la première fonction du pouvoir est la fonction législative.

Appliquer ces lois générales aux conflits entre particuliers où l’intervention du magistrat est invoquée, ainsi qu’aux rapports entre les particuliers et l’autorité, voilà une seconde fonction, bien distincte de la première, et qu’il convient d’attribuer à d’autres hommes, parce que la loi n’étant que l’expression de la volonté du législateur, si le législateur l’appliquait lui-même, il se sentirait libre à son égard ; les changements éventuels de son opinion résultant d’un changement dans son personnel ou de toute autre cause se refléteraient dans ses jugements et la loi manquerait de la fixité nécessaire. Nous séparons donc le juge du législateur.

Enfin, il faut pourvoir à l’exécution matérielle des lois et des jugements, diriger la force publique et les travaux publics, en un mot administrer. Ici le nombre des offices se multiplie avec les directions de l’activité, mais le besoin d’harmonie et de contrôle conduit à placer dans les mêmes mains la bourse et l’épée. L’autorité supérieure chargée ainsi de faire exécuter les lois constitue le gouvernement proprement dit. Celui-ci, disposant de la force à l’intérieur, se trouve également appelé à garantir la sûreté du pays, et conséquemment à représenter le pays dans ses relations avec l’étranger.

La distinction des offices législatif, administratif et judiciaire tient à la nature des choses ; leur répartition sur des têtes différentes, plus ou moins ébauchée un peu partout, résulte des causes qui ont conduit à la division du travail dans tous les domaines. Un seul homme ne peut pas tout faire, et celui qui n’a qu’un métier y devient plus habile que s’il en exerçait un grand nombre tour à tour. Ensuite, arrivés à l’idée que les gouvernements sont faits pour eux et que leur véritable raison d’être consiste à procurer la liberté, les peuples, instruits par l’histoire, ont senti le besoin de se prémunir contre le gouvernement lui-même ; ils ont compris que si leurs délégués n’étaient pas contrôlés ils deviendraient aisément des maîtres. Aussi ont-ils chargé ceux-ci de se contrôler les uns les autres, en statuant l’indépendance de chaque autorité supérieure, qui a reçu de là le nom de Pouvoir. Sans que les faits correspondent jamais bien exactement à la doctrine, on parle du pouvoir législatif, du pouvoir exécutif, du pouvoir judiciaire, pour marquer que ces autorités ne sont pas subordonnées les unes aux autres, mais uniquement à la nation.

Nous ne saurions appliquer sans commentaire et sans réserve aux constitutions où existe la séparation des pouvoirs la vieille distinction en monarchiques, aristocratiques et démocratiques, division fondée exclusivement sur le nombre des personnes investies de l’autorité ; puisque chaque pouvoir peut y être organisé suivant un principe différent des autres. Mais cette possibilité théorique n’est peut-être pas, en fait, bien réelle, la constitution de chaque peuple étant dès l’origine ou devenant à la longue l’expression de ses tendances et de son histoire. Aussi nous en tiendrons-nous aux désignations consacrées, qui suffisent à notre besoin. Examinons-les donc dans l’ordre où nous les avons nommées.


III


Que l’origine en soit violente ou pacifique, qu’elle procède d’un développement de la famille, d’un libre choix ou de l’usurpation, la monarchie est sans contredit le gouvernement élémentaire, et dans ce sens le plus naturel. Si l’on ne parvient pas à se mettre d’accord, on cherche un arbitre ; si le danger presse, on choisit un chef.

La monarchie héréditaire a l’immense avantage d’amortir les ambitions et d’assurer la continuité du gouvernement ; mais aussi longtemps qu’elle est vraiment monarchie, c’est-à-dire que la volonté du roi fait loi, les droits des particuliers y restent soumis au bon plaisir. La monarchie tempérée, ou constitutionnelle, repose sur la séparation des pouvoirs. Les corps législatifs, les tribunaux sont indépendants ; l’exécution des lois appartient au souverain, qui choisit librement ses ministres. Sous ce régime, qui est celui de l’Allemagne, les particuliers peuvent être libres, la nation même ne l’est pas, elle ne préside pas à ses destinées, surtout si le droit de faire la guerre rentre dans les attributions du monarque. Le trait caractéristique de cette forme que nous appelons monarchie constitutionnelle ou tempérée consiste donc en ceci : l’approbation des mandataires du peuple est nécessaire à l’établissement de nouvelles lois, le souverain héréditaire est tenu de les observer une fois qu’il les a sanctionnées, mais dans cette limite rien ne l’oblige à régler son administration sur la volonté nationale ; il dispose comme il l’entend des impôts une fois votés et gouverne de la façon qui lui plaît, par les agents qu’il choisit suivant son plaisir et qui ne doivent de comptes qu’à lui.

Lorsque en revanche le chiffre des impôts est fixé périodiquement par le pouvoir législatif, de sorte que la possibilité de gouverner dépend de l’acceptation d’un budget que le Parlement refuserait à tout ministre qui ne posséderait pas sa confiance, c’est en réalité le Parlement qui désigne l’exécutif. Dans ce système, aujourd’hui fort répandu, qu’on nomme aussi fréquemment monarchie constitutionnelle, mais qu’il est beaucoup plus correct d’appeler gouvernement parlementaire, il n’y a proprement plus de séparation des pouvoirs, tout comme il n’y a proprement plus monarchie. Le rôle officiel du magistrat héréditaire qui s’orne des insignes de la royauté s’y borne, en temps calme, à signer ce qu’on lui présente, en cas de conflit entre les pouvoirs, à dissoudre le Parlement, en convoquant les électeurs, s’il les croit disposés à donner raison à son ministère, ou à remplacer celui-ci par les hommes qui possèdent la confiance de la majorité dans les Assemblées. Le prince de Bismarck a raison de penser que la monarchie parlementaire est réellement une espèce de république ; mais cette espèce de république partage avec la monarchie constitutionnelle ou tempérée le bénéfice d’un trait d’union entre les gouvernements qui se succèdent, d’un représentant naturel du peuple vis-à-vis des États étrangers, enfin et surtout elle possède un vivant symbole de la patrie, où l’imagination et les sentiments affectueux des citoyens trouvent un objet personnel capable de les occuper.

Dans les pays qui n’ont pas été trop secoués par les tempêtes révolutionnaires, rien n’est plus populaire que la dynastie, aussi longtemps qu’elle n’a pas trop démérité. Et l’indulgence des peuples est longue. Ceux auxquels le prince donne un bon exemple jouissent d’un privilège dont ils ne sauraient se montrer trop reconnaissants. En revanche, les mauvais exemples venus du trône tendent à corrompre les mœurs plus puissamment peut-être que toute autre cause, et fournissent l’une des objections les plus graves contre ce régime et contre cette étiquette. L’incapacité du prince est un autre inconvénient presque inséparable de l’hérédité, et très aggravé par la coutume des familles souveraines de ne se marier qu’entre elles[1]. Mais ce défaut du régime parlementaire n’est pas bien grave, puisque sans le concours de ministres acceptés du Parlement, le roi ne peut rien faire, sinon peut-être de provoquer un mouvement électoral superflu.

Quel que soit le titre de sa première magistrature et la façon dont on y parvient, ce régime est une aristocratie lorsque le Parlement, dont tout procède, est l’élu d’une ou de plusieurs classes de citoyens, une démocratie lorsqu’il émane de la nation tout entière.


IV


Il est du reste aisé de comprendre que les noms sont peu de chose et ne disent pas toujours l’essentiel. L’aristocratie produira des effets bien différents suivant qu’elle aura pour base des services rendus au pays, des capacités attestées, un privilège de naissance, la propriété foncière ou simplement un certain chiffre de fortune. Mais dès qu’une classe possède un ascendant sans contrepoids dans la république, elle tend à se fermer en changeant en loi l’état de fait, c’est-à-dire à se constituer en caste régnant par hérédité. On peut attendre d’un tel gouvernement l’intelligence des affaires publiques, l’esprit de suite, la modération dans la dépense (car il s’agit pour lui d’être supporté). Le dévouement à la patrie brillera dans son histoire ; mais la patrie à laquelle on se dévouera sera l’aristocratie elle-même ; entre ses mains la chose publique n’est qu’un intérêt particulier. Il convient assurément que les affaires soient dirigées par les plus indépendants et par les plus éclairés, mais il est dans la nature qu’une caste régnante place l’intérêt de sa domination au-dessus de tous les autres intérêts ; aussi le système aristocratique n’est-il point favorable au développement intellectuel des sujets, non plus qu’à leur progrès économique, l’un et l’autre tendant à leur suggérer le désir et à leur fournir les moyens de s’émanciper.


V


La démocratie, où tout l’Occident se trouve emporté, ne réalise pas non plus un idéal irréprochable. Au point de vue du droit pur, il est juste que chacun ait quelque part aux affaires ; mais que chacun y ait exactement la même part que tout autre, cela, la justice ne l’exige pas, ou plutôt elle l’interdit. Dans une société qui s’établit spontanément sous l’empire des lois existantes, l’influence de chaque compagnon est proportionnelle à son apport. Dans les relations privées il est entendu que celui qui commande paie et que celui qui paie commande. Le ménage de l’État démocratique est ordonné bien différemment. Tous les adultes ont part égale, — ceux du sexe masculin naturellement, l’autre se contente de payer et d’obéir, — mais quant aux mâles, l’ignorant compte autant que l’homme instruit, le célibataire autant que le chef de famille, celui qui vit aux gages d’un maître autant que celui qui occupe mille ouvriers, celui qui ne paierait rien à l’État s’il renonçait à l’eau-de-vie autant que celui qui fournit plus au trésor que tout le reste de sa commune, l’infirme de naissance autant que le soldat, et le système ne se tient pas pour achevé si longtemps qu’après avoir purgé sa prison, le condamné ne recouvre pas la plénitude de son droit à gouverner la république.

Sous les climats un peu frais que nous habitons, chacun tire à soi la couverture ; et comme les pauvres forment la majorité, c’est eux qui règlent la dépense. « Tu paies, je commande », est le mot d’ordre. C’est assez dire qu’on ne regarde pas trop à la dépense. Même dans les pays les plus florissants, la condition matérielle du peuple est telle qu’il emploiera toutes ses forces à l’améliorer aussitôt qu’il en aura conçu l’espérance. Impossible qu’il ne finisse par appliquer son droit de suffrage à cet unique objet, bien qu’on ait réussi pendant quelque temps à l’en distraire et à le passionner pour des questions étrangères à son bien-être. Les esprits éclairés ont toujours compris cette vérité ; à l’heure où nous écrivons, l’optimisme le plus obstiné ne parvient plus à la méconnaître. La démocratie n’est donc qu’une aristocratie à l’envers aussi longtemps que, de fait, il y a des classes dont les intérêts permanents diffèrent. À la maison, le riche commande, le pauvre obéit ; au Forum, c’est le contraire. Cette apparente égalité des droits dans l’extrême inégalité des conditions constitue un équilibre tellement instable qu’on peut en prévoir la catastrophe à coup sûr. Et comme le moyen le plus simple de s’enrichir paraît être de se répartir les biens existants, on peut être de même à peu près certain de le voir adopté quelque jour. Il est stupide, mais il est simple : il faut quelque réflexion pour s’apercevoir qu’il est stupide, il n’en est pas besoin pour le juger simple, il sera tenté. On préconise, on introduit déjà certains impôts comme un moyen d’empêcher l’accroissement illimité des fortunes particulières, sans se demander si du même coup on n’arrête pas l’essor de la fortune publique et si les classes pauvres n’en souffriront pas ; ce serait compliquer la question, et la démocratie veut des idées simples. Ainsi le gouvernement du nombre n’est trop souvent qu’un gouvernement d’exploitation et d’imprévoyance. Il puise où il y a de l’eau jusqu’à ce que les fontaines soient taries. On vit au jour le jour. Où le revenu ne suffit pas, on entame le capital. On fait gagner aux électeurs quelques journées en attendant de pouvoir leur offrir mieux ; on fait surtout une bonne part à ceux qui ont l’oreille de l’électeur, à ceux que le flot populaire élève au pouvoir et qui ont le talent de s’y maintenir. Dans les conditions économiques de notre monde occidental, le suffrage universel établit donc l’empire d’une classe sur une autre classe, partout du moins où les inégalités économiques ne dominent pas le suffrage universel lui-même, comme lorsque de puissants capitalistes ou de grandes compagnies industrielles occupent la majorité des électeurs et contrôlent leurs bulletins dans les assemblées primaires.

Le suffrage universel est particulièrement dangereux pour les droits des minorités et des particuliers. Quand l’autorité légale est d’un côté, la force de l’autre le souverain — prince ou patriciat — se sent toujours responsable, il a toujours quelqu’un à ménager, il a besoin d’avoir des partisans dans la masse ; s’il mettait contre lui tout le monde, il serait infailliblement brisé. En démocratie, l’initiative et l’exécution ne font qu’un, le maître n’a rien à ménager, n’ayant rien à craindre : il n’est arrêté par aucune loi lorsqu’il ne lui plaît pas de la respecter. Si fortement qu’il le voulût, il ne saurait se limiter lui-même. Et ce souverain omnipotent n’est pas seulement irresponsable, il est insaisissable ; il n’est pas solidaire de lui-même ; c’est une majorité que l’absence d’un seul peut déplacer, qui se modifie incessamment et dont les membres concourent à la même résolution par les motifs les plus divers, si bien que de ce qu’elle a fait on ne saurait conclure ce qu’elle fera, ne sachant jamais ce qu’elle a voulu faire.


VI


Omnipotence, inconscience, inconsistance, irresponsabilité, sans parler de l’ignorance et de la passion, tel est l’ensemble des garanties qu’offre aux droits comme aux intérêts le régime où notre civilisation plonge tout entière. Elles ne sauraient contenter que des exigences modestes ; mais comme on ne revient pas aisément du suffrage universel, il faut tâcher d’en tirer le meilleur parti possible. À cet effet, il faut l’instruire, et pour l’instruire, s’en faire écouter. Ensuite il faut, dans l’ordre économique, donner au nombre les satisfactions légitimes et prévenir le péril social en substituant l’harmonie à l’antagonisme du capital et du travail dans la production, par les moyens marqués dans un précédent chapitre ou par tels autres qu’on pourra trouver, mais qui seront toujours l’affaire des particuliers plutôt que celle du gouvernement.

Quant aux pays sur la constitution politique desquels la raison peut encore quelque chose, cette raison leur montrera que la nation n’est pas une poussière d’atomes pareils, mais un organisme dont la santé réclame que chacun y soit à sa place et vaque à l’ouvrage convenable à sa position. L’individu qui donne sa voix avec tous les autres n’est représenté que par accident, et par un accident fort rare. Pour exercer l’influence à laquelle il a droit, il faudrait qu’il fût associé dans son vote à ceux dont la culture et l’activité ressemblent à la sienne, afin que tous les intérêts sociaux trouvent dans le parlement des représentants autorisés. Ensuite il serait utile, il serait juste que chacun de ces intérêts y tînt une place proportionnée à son importance, qui ne correspond point nécessairement au nombre de ceux qui s’y rattachent. En effet, l’empire des majorités n’a de juste fondement que dans la justice elle-même, et la justice n’autorise pas le pouvoir à me prendre ce que je n’ai pas entendu mettre en commun. En droit, un homme est l’égal de tout autre, mais ici l’égalité des personnes est balancée par l’inégalité des apports et des responsabilités, parce que l’autorité politique n’est proprement pas un droit. Cette autorité n’est point surtout, comme Rousseau se le figure, l’équivalent de tous les droits : ce n’est, à le bien prendre, qu’un pis-aller, qui tient à la nécessité des lois de contrainte et qui doit être organisé pour le plus grand profit de la communauté. Le nombre ne saurait en lui-même avoir d’autre sens que la force. Mettre la force du côté de la probité et de l’intelligence est le but qui se propose aux combinaisons du législateur. Il convient donc que tous concourent à former la représentation nationale, mais que chacun y contribue proportionnellement à l’importance présumable de son apport matériel et moral dans la société.

Puis, si l’on veut que la nation soit représentée et s’appartienne véritablement, il est indispensable que chaque groupe d’électeurs assez nombreux pour avoir un représentant au Parlement y puisse envoyer l’homme de son choix sans que son élection soit disputée. Hors du système proportionnel, le gouvernement représentatif n’est qu’un mensonge. Avec un seul collège nommant tous les députés à la majorité absolue, et bien discipliné, comme il convient, une seule voix décidera qu’une moitié du peuple sera représentée et que l’autre moitié comptera pour rien. À leur tour les résolutions du Parlement étant prises à la majorité absolue, les élus du quart de la nation pourront donner régulièrement des lois à la nation tout entière. Avec la division des collèges électoraux, c’est bien pis encore : Votant compact, un collège de vingt mille électeurs dont dix mille et un sont bleus et neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf sont verts, nommera vingt députés bleus. S’il n’avait compris que les dix mille bleus, il n’aurait envoyé siéger que dix députés de cette couleur : dès lors, que la minorité vote ou s’abstienne, toutes ses voix, ou plus correctement tous les hommes qui la composent n’en servent pas moins en plein à grossir le nombre de ses adversaires auxquels il permet de vaincre l’opposition des autres collèges. Pour se rendre utiles à leur cause, il ne reste aux verts d’autre moyen que l’émigration ou le suicide. S’ils disparaissaient de la scène, ils feraient perdre dix voix à leurs adversaires ! En utilisant de cette façon les voix des uns au profit des autres, une géographie politique ingénieuse assure à la minorité des citoyens la majorité des représentants, ainsi qu’on le démontre en additionnant les suffrages obtenus par chaque parti dans tous les collèges.

Quand ces artifices de distribution sont pratiqués dans un pays où quelques décisions du Parlement peuvent être soumises à la ratification populaire, la nation désavoue uniformément l’œuvre des hommes que les conventions du langage et les artifices du législateur autorisent à se nommer ses représentants ; de sorte que toute l’habileté de ces derniers s’applique à trouver des biais pour éluder un contrôle dont les résultats sont prévus d’avance. Mais le plébiscite est une lourde machine, dont l’emploi serait dangereux dans un grand pays agité par les passions, et lorsque des législateurs désavoués par la nation s’obstinent à rester en place, leur dignité morale n’en souffre pas moins que leur efficacité politique. Sous l’étiquette monarchique ou républicaine, la liberté n’est pas organisée si la constitution n’offre pas au peuple un moyen simple et régulier d’obtenir la dissolution du Parlement qui ne possède plus sa confiance.

Parlement révocable, collèges électoraux représentant non les habitants d’un coin du pays mais un intérêt national et une idée, en nombre proportionnel à l’importance de cette idée ou de cet intérêt ; représentation de tous les partis dans chaque collège proportionnelle au chiffre de leurs adhérents ; tels semblent être pour une nation les moyens de prendre conscience d’elle-même et de progresser ; telles seraient les bases rationnelles de la constitution d’un peuple libre.

L’égale valeur de tous les suffrages est un trou qu’il faut éviter lorsqu’on le peut encore, mais dont il est malaisé de sortir une fois tombé. L’idée de faire représenter les groupes naturels et non les agglomérations locales se heurte encore à de puissants préjugés. La représentation proportionnelle des opinions, en revanche, est un besoin de la justice dont l’évidence a conquis tous les esprits impartiaux. La conscience publique exige cette réforme et finira par l’accomplir malgré l’opiniâtre résistance de ceux qui ont fondé leur cuisine sur le gouvernement des partis.



  1. Reste du paganisme, où les princes étaient considérés comme issus des dieux, cette coutume se justifie par l’intérêt de la paix publique ; mais le danger des troubles que pourrait exciter la jalousie contre les sujets rapprochés du trône est problématique, l’altération des races est un mal certain.