Le Pêcheur du Bosphore (première édition 1853)
Traduction par J.-E. Voïnesco.
Les DoïnasJoël CherbuliezLittérature roumaine (p. 91-92).




XXIX

LE PÊCHEUR DU BOSPHORE


Si notre grand prophète, le puissant Mohamed, voulait que ce jour fût pour moi un jour de bonheur et que mon vœu s’accomplît ; si je prenais dans mes filets le roi des mers, celui qui porte au front une brillante étoile, un riche talisman ;

Moi qui suis un pauvre pêcheur ballotté par les flots ; moi qui dors la nuit, à Juskiudar, dans les herbes du rivage ; moi, Abdullah, le plus intrépide rameur du Bosphore, qui ne possède dans ce monde qu’un petit caïque et une âme dévorée de désirs ;

Allah ! alors tout ce que j’ai souhaité et tout ce que je pourrais encore souhaiter, de l’Orient à l’Occident, tout m’appartiendrait : caftans, châles de cachemire aux palmes larges et riches, coursiers de Missir, rapides et légers comme le vent ;

Et un long caïque en bois d’ébène incrusté d’or et de versets du Coran ; et trente rameurs Osmanlis qui voleraient sur la mer de Marmara plus rapidement que le vol des elkovans.

Cependant je ne voudrais ni étoffes brodées d’or et de perles, ni larges caftans de visir, ni coursier à l’allure altière ; je ne voudrais ni sabres de Taban habitués au meurtre, ni longs tapis d’Ispahan qui s’affaissent mollement sous les pieds.

Allah ! je jure que, si j’avais le talisman de la mer, je ne voudrais être ni visir ni Palichah-sultan ; je ne voudrais ni trésors, ni kiosques, ni sérail ; je ne voudrais pas même caresser les houris du paradis aux fêtes du Baïram ;

Mais de mon cœur souffrant je ferais un filet invisible, et j’irais doucement, en tremblant, chercher le bonheur et prendre la fille de Topal, la charmante Biulbiuli, qui chante la nuit si doucement sur le rivage de Kandilli.