Les Dieux (Alain)/Livre IV/Chapitre 9

Gallimard (p. 384-391).

CHAPITRE IX

LA VIERGE

Je n’ai point l’intention d’éclairer davantage, par les seules raisons, la plus haute religion, toujours s’échappant d’elle-même. Mais plutôt je veux montrer, par d’autres exemples, que la poésie va devant, et éclaire encore aujourd’hui nos pensées, comme elle fit toujours. Chacun pressent que la femme n’est point l’esclave de l’homme, et que la force, ici plus évidemment qu’ailleurs, ne peut décider. D’où les plus hardis ont dessiné un droit de la femme qui est abstrait et qui choque ; car, encore une fois, derrière le système politique, si parfait qu’on le suppose, se tient la force, qui écrasera toujours sans regarder. Le droit des contrats est beau par l’esprit, mais il n’est aussi qu’une manière d’égaliser le combat, ce qui laisse les faibles sans recours. Or ces pénibles arrangements se sont montrés moins efficaces, et plus tardivement, que l’imagerie naïve que la révolution chrétienne devait produire comme un modèle des mœurs. Car la théologie n’a pas inventé le culte de la mère ; bien plutôt elle y a toujours résisté, alors que la contemplation sans paroles développait selon l’humain le mythe initial. Car en cette génération continue du fils qui remplacera le père, nous savons, par notre expérience d’enfant, que la mère ne cesse d’intercéder auprès du pouvoir gouvernant, jusqu’à créer, par sa grâce propre, presque tout l’amour paternel, et peut-être tout. Par ces messages échangés et renvoyés, qui tempèrent la nécessité extérieure, la Sainte Famille fut un objet de choix pour les peintres, et une règle d’heureuse méditation pour le passant, relevé aussitôt de l’image de César et des Bacchantes. Car la nature soutenait alors la fiction presque insoutenable de l’Homme-Dieu par la représentation d’une mère qui ne cesse de guetter ses plus belles espérances dans un petit être qui ne peut encore les porter. Mais, bien mieux, cette double faiblesse peint l’ordre humain comme il est en de beaux moments, sous la protection de l’éternel charpentier.

Il est dans l’ordre que le charpentier pense aux arbres, à la hache, à l’aplomb, aux angles, à tout le dehors, et aux forces impitoyables ; d’où lui vient une sévérité et autorité qui n’est point de lui. L’urgence et l’ordre des travaux, voilà ce qu’il annonce ; nul ne conteste et ne contestera le genre de pouvoir qui appartient à l’orage, au froid, à la pluie. Il n’y aurait point de pouvoir temporel d’aucune espèce si la sécurité ne dépendait d’un monde aveugle qui détruit comme il produit. Tel est donc l’homme, toujours un peu plus sérieux et absent qu’on ne voudrait, devant le libre échange des sentiments naïfs. Ce regard pensif se porte toujours au dehors et au loin. La pensée maternelle est toute repliée ; encore repliée quand elle se pose sur l’être neuf qu’elle a formé, et qu’elle porte toujours ; encore repliée lorsqu’elle parcourt ce dedans de la maison, cette coquille de l’homme, qui est le domaine féminin. Le mot de Platon “conserver les choses du dedans” prend de lui-même un sens métaphorique, plus vrai que l’autre. Car le dedans est l’image de l’homme, et dessine en creux la forme humaine ; mais cette forme elle-même signifie une loi intérieure de formation, aussi sensible à la femme que le sont à l’homme les mains qui tiennent la hache. Et je comprends, sur le front même de l’homme, la triste fonction de détruire, comme au visage de la femme, par une sorte d’absence au monde, l’heureuse fonction de créer et de conserver. Ces deux pouvoirs ne peuvent être rivaux ; il est dans l’ordre, au contraire, que chacun d’eux aime l’autre et le veuille complet. L’enfant entend ce double langage, et grandit dans ce double culte des choses comme elles sont, et de l’homme comme il devrait être. Ces idées ne sont nullement cachées ; chacun estime à son prix cette double protection ; chacun sépare les deux pouvoirs, le spirituel et le temporel, au point même de leurs racines. Et pourtant, par l’ambiguïté même du droit, qui veut composer ce qui ne compose point, je dessine mieux les deux ordres en suivant de l’œil cette peinture familiale, qu’en suivant, dans les conversations et dans les livres, les abstraites et fuyantes pensées que l’on propose sur ce grand sujet. C’est que la nécessité extérieure ne cesse de rompre la forme humaine. L’extérieur envahit, et la pensée est sur les remparts.

Il faut donc céder ; il faut trahir. Mais le dangereux amour trahit encore plus subtilement, par un assaut de l’animalité pure, qui est un genre de naïveté aussi adorée que redoutée. Toute la civilisation s’exerce sur ce point d’extrême union et d’imminente désunion. Dans la crypte de Chartres, au bord d’un puits très profond, le guide récite qu’en des temps très anciens, on adorait en ce même lieu une sorte de Vierge mère. Cette idée fut toujours formée, toujours détruite, toujours retrouvée. Cette idée est comme toute idée ; elle n’a que nous. Béni soit le visage qui nous la rappelle, puisqu’enfin il le peut quelquefois. Ainsi parle la muette image à la Gretchen du Faust. Nous ne penserons pas mieux ; nous ne penserons rien d’autre ; car je défie qu’on pense l’amour par les seules divinités des champs et des bois, par la vache, par le singe, par le satyre ; je ne dis pas l’amour dans les autres, je dis l’amour que l’on sent, l’amour aimé. Il y a une grande aventure dans l’amour, et périlleuse, et belle, mais qui mène loin. C’est pourquoi Faust frémit au seul nom des Mères, ensevelies au plus profond de la nature ; car il y a une sorte de profanation à les retrouver là. Et, quoique ce soit une loi de fer d’avilir ce qu’on aime, je doute qu’il existe un homme qui s’abandonne tout à fait à cette fureur démoniaque, si naturellement liée au culte ancien. Qui se sauve un peu, il monte plus haut qu’il ne voulait. Toujours est-il qu’on ne pense pas à bon marché. Même dans la physique il faut du sévère et du pur, et une séparation des ténèbres et de la lumière, par cette forte main d’artisan que Michel-Ange a dessinée. Je n’envoie pas au monastère ; c’est s’en aller de la vie. Je vois qu’une vie passable suppose bien des monastères d’un petit moment, toutes les fois qu’on refuse un certain degré d’injustice, de puissance, ou de plaisir ; ces moments sont nos pensées. Heureux qui se réjouit de ses pensées. Ce que je sais bien, c’est que les pensées diaboliques ne sont pas des pensées longtemps. Dont le Méphistophélès de Gœthe est un exemple qui glace. Et ce n’est pas par une vaine métaphore que nous pensons la mécanique même par des idées pures, on dirait vierges. Sans ce regard à l’autre monde, nous ne verrions même pas celui-ci. Tels sont les fils du tissu humain. Et Platon dit très bien en se jouant que le dieu du Timée, ayant fait ce monde aux parfaits balancements, l’a arrondi et fermé de toutes parts, et n’y remettra plus jamais la main. Manière admirable de dire que l’homme ne trouvera nulle part que l’homme, et que cela suffit pour ses mille vies d’un seul instant.