Les Dieux (Alain)/Livre IV/Chapitre 10

Gallimard (p. 392-398).

CHAPITRE X

NOËL

Tout recommence ; et la justice est aussi faible aujourd’hui qu’hier. Aussi faible, et aussi forte. Le départ d’une pensée est jeune, et solitaire dans le lieu le plus pauvre, et fils du travail, et éclairé par le travail, veillé par l’amour et la patience, veillé par le bœuf et l’âne, ces dieux muets, attendu même des riches, qui apportent leur encens, humble en ce qu’il se sait inutile. L’univers redouble sa parure d’étoiles, qui n’a pas de sens ; le froid mord ; l’aurore n’est que dans les pensées. Noël ! Noël ! L’enfant est né ! Si les docteurs de la loi le laisseront vivre, c’est toute la question.

Noël a d’autres résonances. Il les a toutes. Tous les mythes y viennent assister. Tout a sa juste place en cette assemblée. Considérez le bœuf et l’âne, les rois mages, les parents prêts à servir. Il faut développer cette riche image, et la penser, mais sans cesser de suivre ses contours irréprochables. Noël est premièrement la fête du printemps, mais la fête humaine du printemps. Les fleurs s’ouvrent au soleil ; mais les hommes s’ouvrent comme des fleurs par une scrupuleuse mémoire qui a mesuré les jours et les nuits. Pâques et la fête de nature ; le premier janvier est la fête politique, qui brave déjà le froid. Noël est plus attentif, plus hardi encore, plus près de l’astronomie qui place aux environs du 21 décembre l’hésitation du soleil, et la nomme solstice. Ainsi la Noël païenne devance l’esprit des champs et des bois. L’esprit prend sa lanterne et chante dans les Noëls,

Réveillez-vous, belle endormie,
Réveillez-vous, car il est jour.

Il est jour d’esprit, dans la plus longue nuit de la nature. Les sabots, la marche de nuit, le joyeux consentement, tout cela ensemble c’est l’aurore d’esprit. Les Noëls sont le chant d’oiseau de l’homme. Sans attendre la nature, il renouvelle son alliance avec la nature. Le chant de Noël annonce ainsi une autre alliance. Mais revenons à l’image, car elle dit tout.

Noël représente l’ordre humain, et ce qu’il y a de vrai dans l’ordre politique, la famille et son triple pouvoir, d’industrie, d’amour, et de promesse. La famille figure la continuité humaine, objet véritable de la religion politique. Ici la forme humaine prend empire sur les autres dieux. Comme l’aigle n’est plus, dans l’Olympe, que le messager de Jupiter, ici, par un trait plus juste, par un geste plus près de la situation humaine, le bœuf et l’âne sont des puissances muettes et subordonnées. Par cette vue sur les travaux agrestes, qui seront toujours les premiers, César lui-même est rappelé à sa naissance, César, dont l’effigie s’use sur le sou du paysan. Mais, encore mieux le pesant kilogramme, cette mesure des armées, est au service de l’homme, et pour décrire exactement l’image, au service même de l’esprit en espoir. D’où nous tirons que l’idolâtrie politique annonce quelque chose de meilleur que le règne des forts. Au reste, arrivent les rois mages, rois d’armée et de richesse, qui viennent adorer l’enfant du charpentier. Ce renversement du trône est dans tous les discours du trône. Une oreille fine entend cela ; mais la naïve image dit mieux.

Une autre religion s’élève donc de cet autel, la crèche. Et encore, à interroger ce spectacle qui ne dit mot, on trouvera le maître-mot. L’esprit s’égare à s’adorer, par le prestige des idées bien ordonnées ; et plus d’un César de l’esprit sera tyran de force, s’il oublie l’esprit enfant qu’on ne peut forcer, auquel il faut donner et pardonner. L’évêque Bienvenu ne demande pas de preuves à Jean Valjean ; mais il lui donne toute vertu, et jure pour lui, et chante Noël dans cette nuit de l’homme. Encore bien plus assuré le Noël de la mère chante dans la nuit de l’enfant, et chantera toujours qu’il est esprit, qu’il parle, qu’il connaît et reconnaît, bien avant qu’il parle, connaisse et reconnaisse. Car, comme les contes le disent, il suffit d’une vieille sorcière à côté du berceau pour dessécher d’avance les fleurs de l’esprit. “Tu seras stupide, tu seras envieux, tu seras voleur”, ces prédictions sont vérifiées par une persuasion où l’esprit enfant se condamne lui-même. Et par cette fiction, qui n’est pas toujours fiction, la charité se montre toute, qui est plus qu’amour, puisqu’elle n’attend pas les perfections. L’homme efface souvent la charité seulement par mériter l’amour ; et les meilleurs manquent à s’aimer par les raisons de s’aimer qu’ils trouvent. Or, devant l’enfant, il n’y a point de doute. Il faut aimer l’esprit sans rien espérer de l’esprit. Il y a certainement une charité de l’esprit à lui-même ; et c’est penser. Mais regardez l’image ; regardez la mère.

Regardez encore l’enfant. Cette faiblesse est Dieu. Cette faiblesse qui a besoin de tous est Dieu. Cet être qui cesserait d’exister sans nos soins, c’est Dieu. Tel est l’esprit, au regard de qui la vérité est encore une idole. C’est que la vérité s’est trouvée déshonorée par la puissance ; César l’enrôle, et la paie bien. L’enfant ne paie pas ; il demande et encore demande. C’est la sévère règle de l’esprit que l’esprit ne paie pas, et que nul ne peut servir deux maîtres. Mais comment dire assez qu’il y a un vrai de vrai, que l’expérience ne peut jamais démentir ? Cette mère, moins elle aura de preuves et plus elle s’appliquera à aimer, à aider, à servir. Ce vrai de l’homme, qu’elle porte à bras, ce ne sera peut-être rien d’existant dans le monde. Elle a raison pourtant, et elle aura encore raison quand tout l’enfant lui donnerait tort. Un mot ami maintenant à ces médecins qui soignent les arriérés et qui attendent, comme des prophètes, le moindre éclair d’attention ; ils ne se lassent jamais ; ils ont raison. Il y a donc un vrai de vrai qui brave le sort. Et je pourrais montrer, en suivant Descartes, qu’il n’y a point de vérité, même vérifiée, même utile, qui ne soit fille de vérité non vérifiée, de vérité inutile, de vérité sans puissance aucune. Mais la vérité industrielle est une fille ingrate, au reste cent fois punie par la récompense. Ces idées paraîtront peut-être et l’esprit saura se priver de puissance, de toute espèce de puissance ; tel est le plus haut règne. Or, le calvaire annonce cela même, de si éloquente et de si violente façon, que je n’ajouterai aucun commentaire.

FIN DE LIVRE QUATRIÈME ET DERNIER