Les Dieux (Alain)/Livre IV/Chapitre 8

Gallimard (p. 375-383).

CHAPITRE VIII

LA CONFESSION

Sous ce titre, qui réveille des polémiques téméraires, je veux rassembler ce qui concerne l’aveu, le jugement et les peines, afin d’éclairer encore mieux cet autre monde, invisible et secret, où tout se décide selon l’esprit libre et l’amitié absolue. On mesurera mieux le chemin gagné à travers les superstitions temporelles, qui font broussaille. Selon le culte agreste il n’y a que pure contrainte dans la punition, et sans aucun aveu, par la nature purement extérieure de la faute. Je ne sais pas toujours ce qui est défendu, comme de dormir sous tel arbre ou de manger tel fruit ou tel animal ; je connais ma faute par la punition ; c’est ainsi que je m’instruis, si je puis ainsi dire. Sous le régime de César, le châtiment est public et politique ; il veut être compris, et même du criminel. On dit très bien raison d’État, et non pas seulement force d’État. C’est pourquoi on attend l’aveu, d’après l’idée que le châtiment serait vain si le coupable ne reconnaissait nullement ce qu’il a fait et même ce qu’il a voulu. Une prétention du tyran est d’avoir raison, et il n’y a donc point de tyran parfait. Ce qui s’accomplit, dans le châtiment politique, c’est bien, comme dit Hegel, la volonté même du coupable, comme d’être volé s’il vole, ou d’être tué s’il tue, ou de craindre s’il fait craindre. Le châtiment est donc d’esprit, comme la politique est d’esprit. Mais, par ce besoin même de justice, l’aveu est forcé. Naïvement forcé par des supplices, ou forcé par des embûches d’esprit. L’abus de la force est moins émouvant dans le second moyen que dans le premier ; il n’est pas moins irritant. On aimerait mieux quelquefois que le pouvoir frappe simplement devant lui, comme il fait à la guerre. Il reste de cet esprit dans la pure police, qui ne s’occupe jamais des intentions, et fait seulement place nette.

L’autre idée, du jugement libre, et de soi par soi, méritait d’être sauvée. Elle l’est dans la religion de l’esprit. Et la pratique de la confession montre très clairement que la considération des vraies valeurs va comme d’elle-même, et malgré un mélange inévitable des ordres, à une très belle liberté et à une très belle amitié.

Je ne crois pas qu’on puisse se bien connaître tant qu’on ne se confesse qu’à soi. Ce n’est pas que l’on se montre toujours indulgent pour soi ; il y a des exemples aussi de fautes grossies et de regrets intempérants. Souvent l’idée d’une dégradation prédite à soi, et même rétrospectivement, se change en un désespoir orgueilleux. Orgueilleux parce que la puissance de nuire, qui est la puissance toute nue, se nourrit d’un fond de colère, qui ressemble aux grandes forces. Le remords, bien plus actif et bien plus entreprenant qu’on ne dit, déclare une guerre, cherche le péril, et défie le malheur. Ce point de profonde misanthropie est remarquable en ceci qu’il descend toujours. Car le culte de la puissance, d’après un jugement inexorable, va toujours à éprouver la puissance par le combat. “Comment faire la volonté de Dieu, dit Coûfontaine dans l’Otage, quand nous n’avons d’autre moyen de la connaître que de la contredire ?” On trouve ici quelque lueur sur l’âme tyrannique, que Platon seul a dévoilée ; mais les célèbres pages de la République sont encore bien obscures pour moi ; j’en suis à peine averti. Je renvoie aussi aux déclamations de Vautrin, où l’on sent un excès qui n’est que vrai, déclamations qu’on ne peut réfuter ; car le discours du roi est ridicule s’il n’est que discours, et inutile si la force est suffisante. Cela signifie, si l’on a parcouru selon l’ordre les degrés du culte, que la religion politique n’est qu’un passage, qu’elle ne tient que par un dessus qu’elle nie, et qu’on redescend, si on ne la dépasse, jusqu’à la religion du loup et du serpent. Telle est la logique du diable ; et la théologie n’a pas manqué de dire que c’est premièrement la logique intérieure du diable, éternellement damné par lui-même. Et ces mythes si bien dessinés refusent les commentaires faciles. C’est pourquoi le merveilleux chrétien est ridicule dans l’épopée. Car, puisque le brillant paganisme a été non pas seulement remplacé, mais surmonté, tout le drame désormais se passe dans la conscience, au regard de laquelle les ressorts extérieurs sont seulement des moyens, et tous méprisés. Cette insuffisance de ce qu’il faut nommer le paganisme chrétien éclate dans la Jérusalem, et mieux encore dans les Martyrs. Mais l’Évangile repousse ce genre de secours ; c’est assez dire, et c’est tout dire.

Il reste que la conscience qui se sent descendre a besoin d’un arbitre qui la délivre, qui la fasse rebondir par la foi et l’espérance ; en sorte qu’en dépit de moqueries faciles, l’absolution est bien la fin de la confession ; sans quoi l’homme serait perdu par ce qu’il a de bon. Il n’est guère de confesseur qui ne sache discerner dans n’importe quelle faute un égarement de l’esprit qui fait de la faute une sorte de dieu. Il est très vrai qu’il n’y a que la foi qui sauve ; et il est très vrai que l’orgueilleuse faute est justement le contraire de la charité. L’exemple du salut est parfait dans la rencontre de Jean Valjean et de l’évêque. Cette sorte de légende, qui est populaire comme sont les légendes, est un texte suffisant pour les serviteurs de l’esprit, toujours menacés par un gigantesque désespoir. Le triomphe ne peut être que gratuit, et chacun le sent.

Maintenant, si l’on cherche un arbitre, peut-être ne le trouvera-t-on point aisément dans un ami, par cette raison que l’on craint, non seulement de l’affliger, mais aussi de lui communiquer la grande hésitation, qui est de tous les soirs et de tous les matins. L’arbitre inconnu, secret, qui même oubliera, peut être quelquefois meilleur. Ce qui est surtout à remarquer dans la confession, c’est le libre aveu et le conseil demandé. L’arbitre attend et juge sur ce qu’on lui dit. “C’est toi qui le diras” ; ce célèbre mot de Socrate revient dans cet entretien qui, avec le secours de l’autre, n’est pourtant jamais qu’un entretien avec soi. Car, dit le confesseur janséniste, s’il y a quelque péché d’orgueil à bien prêcher, c’est vous qui le savez, et c’est à vous de le dire. Chacun peut voir aisément l’abus, mais je dis seulement le bon usage, afin d’éclairer un peu cette difficile vie de l’esprit, qui est toujours à grand risque. Les casuistes ont mieux fait qu’on ne dit. J’en donnerai un exemple que je prends du Port-Royal. L’abbaye des solitaires se trouve menacée par les bandes armées, le village s’y réfugie, et les repentis, dont quelques-uns furent de terribles soudards, retrouvent leurs casques et leurs mousquets. Mais là-dessus, et tous en sentinelle, ils font demander à M. de Sacy si l’on peut tirer à balle ; et M. de Sacy répond que non, et qu’on doit se contenter de faire du bruit. Il n’en fallut pas plus. Mais cet expédient était lui-même un mensonge, et le fameux directeur en eut des scrupules. Il allait au plus pressé ; il savait bien que la joie sauvage de vaincre et l’ivresse du sang feraient un mal démesuré, et sous les belles apparences du courage ; tel était le mal d’esprit qu’il prévoyait, bien plutôt que la mort de quelques pillards, qui était de l’autre monde, je veux dire celui-ci. C’est injustice à l’égard des hommes, et, bien pis, à l’égard de soi, de méconnaître la religion de l’esprit, et, au lieu de la sauver de mélange, de la rejeter au contraire au bourbier commun. On s’y jette en l’y jetant. Les erreurs de la religion sont encore moins dangereuses pour elle que pour ceux qui la critiquent sans regarder aux principes. Et le diable est encore par là ; car il nous fait passer obliquement des armes de guerre, et contre les autres, alors que nous cherchons seulement des armes de paix et pour nous.