Les Dieux (Alain)/Livre IV/Chapitre 7

Gallimard (p. 368-374).

CHAPITRE VII

LA TRINITÉ

Je t’aiderai ; mais c’est toi-même qui t’aideras. Car le libre ne peut aimer que le libre. C’est ainsi que la puissance s’est retirée. Et telle est l’éclipse étonnante de l’ancien dieu, qui n’est effrayant que par l’absence. Il serait impie d’y croire, et Jésus lui-même a refusé le secours des anges. La théologie chrétienne a tout naïvement conservé Dieu le Père, le dieu des juifs, le dieu des armées ; mais elle considère comme des réprouvés les juifs, qui n’adorent que lui. Cette sorte de déposition marque toute la grandeur d’âme propre aux saints. Car ils ne nient pas absolument le pouvoir, mais ils le laissent dans son nuage, ils ne le reçoivent point en leur conseil secret. Ils traduisent ainsi l’étrange pouvoir du père, qui est tout de nature, et qui doit être nié à un moment, quoiqu’il reste toujours environné de respects. La loi extérieure doit faire place à la loi intérieure ; tel est l’avenir du fils bien-aimé. Ainsi cette métaphore dit très bien ce qu’elle veut dire. Le saint contemple l’homme en sa perfection humiliée ; il joint Dieu et l’homme en une seule image ; il pense que l’homme et Dieu sont intimement ensemble dans l’homme libre ; il voit cet homme libre sur une croix ; il juge, comme Platon, qui a annoncé ce grand spectacle dans son Gorgias, que ce supplice prouve au moins que la vertu n’est pas un moyen de puissance. Leçon pour les rois. Mais comment comprendre que ce juste est à la fois et très certainement tout à fait homme et tout à fait Dieu, selon l’expression de Hegel ?

Les subtilités théologiques, qui abondent sur ce point-ci, sont proprement académiques ; toutefois l’incarnation et la rédemption expriment avec force des mouvements humains assez touchants. Mais il faut pourtant juger, d’après nos chutes réelles et nos saluts réels, cette sorte de complot dans l’esprit pur, et ce supplice volontaire de l’être venu d’en haut. Ces tableaux sont de nature, et supposent des réserves de volonté et de grâce, ce qui ne peut s’entendre que par mécanique, ou, si l’on veut, par logique, car c’est tout un. C’est de nouveau vouloir incorporer le miracle dans la nature, qui ne le reçoit point. Que Dieu n’ait pu racheter les hommes, à cause de l’énormité de l’offense, que par le sacrifice de son propre fils, ce n’est qu’intrigue et finesses d’avoué, sans aucune lumière réelle sur nos problèmes. Nous ne sommes que matière en tout cela, et troupeau calculé. Mais que voulons-nous dire et que pensons-nous par l’homme-dieu ? Il faut revenir aux anciens passages et à l’ascension réelle qui fait toutes nos pensées. L’anthropomorphisme n’est nullement une erreur de sauvage ; et l’Olympe grec est réellement le premier salut de nos anciens tressaillements. Jupiter est un homme, mais n’arrive pas encore à être un dieu, sinon par rapport au serpent, à la vache, au loup, au singe, à l’éléphant. Jupiter n’est pas assez dieu ; il n’est pas non plus tout à fait homme ; car il ne se dépasse point, et jamais ne se juge. Il est bonhomme, comme sera toujours César incontesté. Et c’est parce qu’il n’est pas assez homme qu’il n’est pas encore digne d’être dieu. Jéhovah, tout au contraire, n’est plus homme du tout, et sa manière d’être incompréhensible n’est pas celle de l’homme, mais plutôt celle de l’indescriptible qui se cache dans les bois ou dans le nuage. Cet esprit pur ne peut plus s’incorporer ; il est coupé de l’homme, et revient sur l’homme en prodige extérieur. Il fallait, de ces oscillations, revenir plus près de l’homme vrai. La religion s’est donc incarnée, comme la logique s’est incarnée, si ce n’est que l’esprit gardait quelque chose de son sublime égarement, qui est au moins un essai de l’infinité véritable. Et ce n’est pas peu d’avoir reconnu et commémoré le modèle spirituel de l’homme, et encore couronné d’épines, non seulement jugeant mieux que nous et aimant mieux que nous, mais souffrant mieux que nous. Tel est le second moment de l’esprit, et par un mouvement double, qui nous élève de l’athlète au saint, et qui nous ramène du pur esprit à l’esprit fraternel.

Il faut admirer que cette dialectique, qui est d’abord poésie et geste d’homme, nous ait jeté encore en pâture de réflexion le troisième terme, l’esprit, qui ôte toute ambiguïté du problème de notre salut. Après la Pâque de l’esprit, la Pentecôte et ses langues de feu ; par quoi l’esprit est incorporé de nouveau à nos éléments, et confié à chacun de nous. Ce qui achève cette grande mythologie par nous mettre à l’école, de façon que nous n’allions pas oublier ni mépriser un avenir de jugements, d’hérésies et de persécutions. Car, selon l’esprit rien n’est pensé une fois pour toutes, et rien n’est réglé ; au contraire tout est à refaire depuis le commencement et avant le commencement, sous la loi de liberté et d’amour, mais avec le redoutable devoir de douter par la foi même. Nous sommes dans ce mouvement ; nous en jugeons mal. Les porte-croix s’en tiennent à ce qu’ils savent, ce qui fait qu’ils ne savent plus rien. Ceux qui ont jeté la croix oublient la condition du supplice, et voudraient faire régner l’esprit par les moyens de César. Et cette double méprise vient de mal juger de l’esprit, qui n’est jamais, qui ne peut rien, qui périt tout en son image pensée, qui ne vit enfin que par une incrédulité continuelle. J’ai voulu marquer ce caractère de ne rien croire, qui se voit dans le saint. Car, au regard des anciennes religions, le saint est ce grand esprit qui ne se laisse prendre à rien de ce qu’on croit, repoussant richesses et promesses, blasphémant de Pan et de César, séparé de famille, d’honneur, de pouvoir, et même de son intérieure richesse, car il a jugé l’orgueil et doute même de son propre salut. C’est ce qu’il nomme charité, et c’est très bien nommé ; car la charité va toujours et directement contre ce qui se fait croire ; et l’amour de soi, ici rétabli en son centre, va contre tout ce que l’on croit si aisément et si agréablement de soi. Nos saints sont pauvres et dans des mansardes, comme furent toujours les Saints, et dévoués, sans se croire dignes, à une étincelle d’esprit qui ne fait rien et ne promet rien. Toutefois, quant au devoir de la sauver, et sans aucune espérance, ces douteurs n’ont jamais aucun doute. C’est pourquoi j’ai placé tout ce livre sous l’image de Christophore ou Christophe, nom qui signifie Porte-Christ.