Les Dieux (Alain)/Livre IV/Chapitre 6

Gallimard (p. 359-367).

CHAPITRE VI

LE SAINT

Il fallait dire adieu à la beauté grecque, car elle n’est que le bonheur d’être fort. Ensemble la nature et la cité étant rabaissées à leur rang, on a vu s’élever d’autres temples et un autre héros, commémoré selon une autre gloire. Et, comme Hegel l’a montré, les arts sont ici plus parlants que les discours. Car le nouveau temple est fermé au milieu même de la ville ; et le nouvel athlète est lui aussi fermé et réfugié. La sculpture de la forme humaine ne peut alors que se refuser à elle-même et se nier elle-même, annonçant le mépris du dehors et indirectement la beauté du dedans. La peinture est mieux armée ; et, non sans raison, Hegel la dit essentiellement chrétienne. Ce n’est pas qu’elle ne puisse être profane ; toutefois, même profane, elle égalise encore les dehors, en donnant si elle veut la même beauté diffuse à tout ce qui renvoie la lumière. Mais c’est surtout qu’elle peut saisir et comme reprendre ce qui fuyait au dedans, par l’expression du visage et surtout des yeux, ou nous savons si bien lire le prix d’une âme, et la valeur de la subjectivité infinie. Cette dernière manière de dire, je la prends de Hegel, ne pouvant dire mieux. L’esprit enfermé dans le corps et plus grand que tous les mondes, l’esprit qui n’est qu’un moi et qui est tout, paraît encore mieux dans la musique et dans la poésie, qui sont les arts suprêmes de l’esprit. Cette grande suite de signes concordants nous confirme dans cette idée que la religion de l’esprit est mieux sauvée d’impureté par ses images que par ses discours. Ce que nous estimons au-dessus de tout nous ne pouvons pas l’effacer ; nos plus hauts plaisirs, et même quand le diable y serait, nous détournent d’oublier tout à fait nos parties nobles.

Par cette sorte de politesse, nous sommes encore loin de sainteté. L’homme n’est jamais fier d’être animal, soit dans ses plaisirs, soit dans ses colères. Il y eut toujours des sages qui se gardèrent de ces deux excès, apercevant même la liaison entre l’un et l’autre, et que le pouvoir, cruel par système, va naturellement à la folie orgiaque. Socrate a tout dit là-dessus. Marc-Aurèle empereur et Épictète esclave ont poussé à l’extrême le souci de ne pas déshonorer la partie gouvernante. Ils ont une juste idée de la grandeur humaine, qu’ils séparent du costume, de la richesse, du pouvoir. Ils la recherchent, ils l’honorent sous les apparences, ce qui est pressentir l’égalité et même la fraternité. Ils sont païens pourtant. Pascal les a marqués d’orgueil. C’est qu’ils se disent et se connaissent fils du monde. Cherchant, comme fit plus tard Christophe, le plus puissant des maîtres, ils se sont arrêtés à cette grandeur étalée, ils s’y sont soumis. « Tout ce que m’apportent tes saisons est pour moi un fruit, ô Nature ! » On sait que, par ce détour, ils s’accommodaient de Jupiter et des autres Olympiens, qui n’étaient à leur raison que des noms poétiquement donnés aux grandes forces. Et c’est bien par la puissance qu’ils cheminaient en leurs pensées vers la raison universelle. « Rien n’est plus puissant que le monde ; rien n’est plus grand, rien n’est plus beau ; donc le monde est raison. » Ce n’était pas assez de se démettre de puissance ; car c’était encore adorer la suprême puissance. Ils voyaient l’homme petit ; d’où un mépris d’eux-mêmes en un sens, et un prompt mépris des autres peut-être. Fils du monde, ils étaient fils d’orgueil. Peut-être, en essayant de comprendre les images chrétiennes, nous arriverons à savoir que la puissance déshonore même Dieu. D’après cette même idée on comprend le prophète hébraïque, qui parle au nom d’un dieu terrible, mais ici sans les dimensions du monde, qui ne sont rien au regard de l’esprit. Cette double idée, du grand et beau spectacle, et de l’esprit absolu, dont les commandements nous dépassent, se retrouve, comme on sait, dans la théologie chrétienne. Elle y sonne mal. Elle n’y est point principale. C’est une méprise sur le sublime ; car le sublime n’est point dans la puissance contemplée, mais dans un retour sur la puissance de la contempler, qui est esprit présent et esprit intime. Et, de toute façon, l’idée d’un ordre gouvernant et d’un esprit gouvernant altère la notion de l’esprit. Car tout est fait et tout est dit. Le salut vient de Dieu et le mérite est nul.

On aperçoit ici toutes les subtilités de la grâce, et l’ordre nouveau de la charité, qui abaisse et relève. Là se trouve le centre des méditations d’une conscience qui n’a que soi et qui n’a que Dieu. Ce paradoxe est une donnée de la situation humaine. Car l’esprit en n’importe qui, et si faible qu’il se sente, n’en a pas moins le pouvoir de compter au delà de tout nombre et de franchir toute limite ; et, bien mieux, le pouvoir d’errer, inséparable du pouvoir de penser, implique la liberté, comme Descartes l’a vu, comme chacun le sent. Et la liberté est positivement surnaturelle, en ce sens qu’aucune représentation d’un objet mécanique ne peut en rendre l’idée. Ces notions jettent le philosophe en des travaux pénibles et toujours à refaire. On a assez dit que la conscience à l’épreuve, et devant un devoir sans ambiguïté, ou même dans la recherche de ce qui serait le mieux, considère aussitôt que la faute principale, et peut-être la seule, est de prononcer que l’homme est incapable de vouloir. En ces problèmes, qui sont eux-mêmes de volonté, la puissance de l’esprit se trouve menacée, et dans l’esprit même, par la puissance extérieure. Il s’agit toujours de choisir entre l’éternel César et la conscience libre. Et, puisque le poids de César ne fait pas question, il ne s’agit pas, en cet extrême du débat avec soi, de mesurer et contre-mesurer. L’entendement n’y sert point. Il faut choisir par générosité, comme parle Descartes, ou par charité, comme dit l’apôtre. Mais il faut bien de la réflexion pour n’y voir pas de différence. Le saint fait ce pas, par un sentiment juste de soi-même, et avec bonheur.

Quand je dis que la religion est humaine et non inhumaine, je ne m’engage pas par là à l’expliquer toute. Je dis seulement qu’il faut y regarder avec attention, et que, plus on y regarde, plus on comprend que l’homme pensant devait arriver à ces subtilités d’abord étonnantes, mais qui toutes éclairent l’homme à lui-même. Descartes a certainement pensé que libre lui-même il adorait un Dieu libre. Cette condition peut être développée, pourvu qu’on ne se laisse pas reprendre par le mirage d’un entendement infini. Si l’esprit est libre, et si Dieu est esprit, il s’offre une grâce et un secours, qui n’est pas autre chose que la liberté même. Et dire qu’il faut mériter la grâce et qu’on ne la mérite jamais sans la grâce, c’est dire de la plus riche façon, et par le mot sans doute le plus beau, que nous nous affirmons libres, et que, par les données mêmes du problème, cette affirmation ne garantit rien ; elle n’est inépuisable que si l’on y croit ; et cette foi même, qui est la suprême foi et la seule foi, cette foi même est libre. La nature ne fournit point ; la nature ne marche point par la liberté une fois posée, de même que le courage de la veille ne sert pas pour le lendemain. Cette condition, en un sens abandonnée et sans secours, est pourtant tout secours et seul secours. Cette sorte de reprise de soi est continuelle dans la moindre de nos pensées. Tu te sauveras seul, telle et l’inspiration divine. C’est pourquoi Pascal, suivant en cela Descartes plus qu’il ne croit, veut un ordre au-dessus des esprits, qui sont eux-mêmes infiniment au-dessus des choses, et le nomme ordre de volonté ou de charité. L’amour, cette heureuse confiance, ne s’arrête donc pas à l’esprit suprême ; il bondit au delà et trouve sa propre notion. Le saint nous attend à ce troisième ciel.