Les Dieux (Alain)/Livre IV/Chapitre 5

Gallimard (p. 349-358).

CHAPITRE V

LE DIABLE

Le Satyre est toujours sur le point de se montrer derrière l’arbre. Il se peut, à chaque instant, qu’une souche d’arbre, en forme de biche, nous regarde. Toutes choses fuient, se montrent, se cachent par notre mouvement. Les bruits bondissent, l’écho nous répond. Sur la plaine, et comme un pont par-dessus la rivière, l’arc-en-ciel se montre. L’arc des villes, cette porte des armées, est plus massif ; on peut le toucher. On y veut passer ; cet appel d’air sous cette voûte nous met en marche. La puissance est belle, l’athlète est beau, César est beau. Il est beau de mourir pour César. La fausse gloire nous séduit, mais la vraie encore mieux. Trompés d’abord par la vanité, nous nous sauvons dans la puissance vraie, qui est de faire mourir aussitôt le résistant. Nous sommes perdus par la réalité ; elle nous guette au sortir des songes. Et quel reproche pourrait-on faire à celui qui tient compte de ce qui existe ? D’abord vivre. Je suis l’homme du possible. Gouverner n’est pas une petite affaire ; être gouverné n’est pas une petite affaire. Gagner sa vie n’est pas une petite affaire, et, comme a dit Proudhon : « La pensée d’un homme en place c’est son traitement. » Voici un drôle qu’il faut mépriser, mais c’est un favori du prince ; c’est de lui que dépend ma dernière demande, si évidemment juste. Il faut respecter aussi les caissiers et boursiers. Je marche sur des charbons. Il faut ménager le mal pour faire un peu de bien. Tout me tire par la manche. Ah ! Diable ! Diable !

Cette interjection est aussi éloquente à l’oreille que la plus juste des musiques. Ah ! Diable ! J’oubliais les choses comme elles sont et comme elles vont. Ah ! Diable ! J’oubliais que j’ai besoin de César, et que j’ai besoin de tout le monde. Ah ! diable ! Mon agenda est plein de choses importantes qui n’importent guère, et qui ne peuvent être différées. Diable, le mot le dit, c’est puissance oblique ; c’est lièvre qui traverse, et, encore bien mieux, prince qui traverse. Le diable c’est l’embuscade ; c’est la nécessité qui revient à l’esprit. Méphistophélès est très sage ; il pense à tout ; quel précieux ministre il ferait ! Il y a dans le Faust une suite admirable ; les idées y mûrissent comme des fruits. Conduisez la ligne de vie depuis le barbet jusqu’au financier ; c’est toujours le même diable. Il est fantastique au commencement ; mais plus il vieillit, plus il ressemble à l’incontestable. Il faut se rendre au barbet à figure d’homme. “Ainsi va le cours des choses.” Trois fois, avant que le coq ait chanté…

Ce diable à mille formes est né de la plus haute religion ; il la suit comme l’ombre. Car que faire de tous les dieux végétaux et animaux, qui nous tiennent au ventre ? Et que faire de tous les dieux couronnés, qui nous tiennent au thorax ? Ils sont tous réels et trompeurs. Ils sont apparences, et apparences vraies. La pire est celle qui tient le mieux, car on devient roi. Le diable emporte Jésus sur la montagne et lui montre les puissances de la vallée, bois, terres, villes, qui sont à qui les veut. Ce n’est toujours qu’être bouc, mais avec chapeau doré et baudrier. Tout cela, c’est la tentation, et le vice ne manque jamais d’être récompensé. Ah ! malheureux hommes ! disait déjà Platon. Ils vont mal choisir. Tout les trompe. Qui ne voudrait être puissant afin de servir ses amis ? Cette voix n’a guère été entendue, qui nous avertit de notre propre être, et de l’esclavage où nous allons nous jeter. Le diable, ce bouc, nous parle mieux ; par ses déguisements, par ses soudaines apparitions, par les prodiges, par la facilité qu’il nous procure d’aller comme l’éclair, de prendre, de transformer, de donner, de régner. L’enfant apprend, avant toute chose, qu’il n’est rien qu’on n’obtienne par des discours convenables. La voie de la justice et du travail est longue au contraire. Diable ! Diable !

En ce diabolique mélange de faux et de vrai, de vrai qui n’est jamais vrai et de faux qui n’est pas tout à fait faux, je reconnais une idée parfaite, où sont rassemblés tous les dieux inférieurs, dieux de nature, et dieux politiques. Qu’ils existent, c’est évident ; ils ne sont qu’existence ; ils sont l’existence même, par laquelle nous sommes pris et repris. Seulement l’existence n’est point dieu. Quoi de plus fort qu’un glacier ? Il pousse des montagnes de rochers ; il creuse la vallée, il fond en torrent et en fleuve ; il arrose les campagnes et les villes. Force aveugle ; conquérant. César est aveugle aussi ; il arrache, il rase, il se détourne, selon le hasard oblique. Victoires et défaites ne font que dessiner les arêtes du monde. Un empire est comme un fleuve ; le sable est plus fort que le fleuve ; le vent est plus fort que le sable. C’est pourquoi Jésus disait : « Mon empire n’est pas de ce monde. » Le diable dit mieux, sans aucune parole, que son empire est de ce monde. Mais quel accord des légendes, des arts, et même des mots ! Quel nivellement de tous les dieux en ce seul mot, le diable ! Qu’il soit damné de toute éternité, cela est plein de sens. Car l’univers est toujours, et sans valeur toujours. L’esprit est trompé s’il ne croit d’abord à lui-même, et seulement à lui-même.

Descartes n’a pas dédaigné d’élever le diable au niveau des Méditations ; il le nomme Malin Génie, et lui reconnaît pouvoir de tromper par l’évidence, et même par le vrai. C’était nier énergiquement le dieu extérieur ; et de là a suivi, et doit toujours suivre, le moment du doute hyperbolique. Car, il ne faut pas s’y tromper, Descartes s’est élevé de douter de l’incertain à douter du certain. Ce doute reste. Il est désormais attaché à toute chose qui se montre, car elle ne se montre jamais dans sa vérité ; et c’est l’esprit armé seulement de lui-même et de choses qui ne sont point, qu’on nomme idées, c’est l’esprit qui débrouillera les prestiges de l’arc-en-ciel, de la neige, de l’aimant, et de ce soleil qui n’est lumineux qu’en nos yeux, qui n’est chaud que sous notre peau. Cette fameuse révolution est de philosophie. Mais elle éclaire par l’analogie la révolution chrétienne et ses frappantes images. Car il est vrai que le culte de l’esprit est ce qui donne valeur, et ce qui remet l’inférieur à sa place. Mais il est vrai aussi que l’inférieur ne restera pas à sa place un seul moment, et qu’il ne cessera de vouloir rabattre tout le reste à sa loi animale. Il est très exact de dire que tout est tentation, que toute apparence est fausse par le diable et vraie par l’esprit. L’erreur n’est rien ; mais elle apparaît pourtant. Tel est l’être propre au diable, qui n’est que condamné.

Les conséquences étonneront. Car le propre de la religion de l’esprit est de repousser les miracles. Qu’elle ne les nie point tous, cela signifie encore une fois que toutes les religions sont ensemble dans l’homme, et que, comme je veux le redire, les religions sont moins les étapes de l’homme que les étages de l’homme. Ce qu’il faut admirer, c’est que la religion de l’esprit, quoique mêlée de sorcellerie agreste, et souillée de puissance urbaine, ait pourtant vocation de nier d’abord tout miracle, d’après sa grande image du diable, qui peut toujours offrir l’apparence d’un miracle. On ne rend pas justice au christianisme, même borné, si l’on ne pense pas aux religions troubles qu’il a dépassées et condamnées, rabaissant à jamais les oracles au degré où nous les voyons, et niant par provision le monde ancien, où tout était miracle. C’est dire, et on ne peut manquer de le dire, que l’esprit est juge du miracle ; et, au fond, que l’esprit ne peut jamais tirer du miracle rien qui ne le fortifie en lui-même et ne lui donne ferme résolution contre tous les prestiges. Même théologiquement il faut arriver à dire que les miracles vrais ne sont exceptions que pour nos esprits troublés et aveuglés, et qu’ils confirmeraient au contraire la loi de l’esprit si nous savions tout. C’est ainsi que le Descartes éternel se bat contre le Malin Génie, Descartes toujours menacé d’erreur, et même, si l’on peut dire, assuré d’erreur ; mais la maudissant d’avance, et s’enfuyant dans son autre vie, où l’esprit se rassure de lui-même. À quoi nous mènent, dans le tumulte du monde, ces grandes images du diable, et de la croix qui dissipe l’apparition. Car le juste en croix en dit assez, je pense, et plus qu’assez sur la nécessité et les pouvoirs ; et dès qu’on attache la suprême valeur à cet insigne d’humiliation, le diable n’a plus qu’à retomber sur ses quatre pattes.