Les Dieux (Alain)/Livre IV/Chapitre 4

Gallimard (p. 340-348).

CHAPITRE IV

LE FIGUIER

L’erreur moderne, qui occupe peut-être quatre mille volumes, est de rechercher si la religion a été révélée, où et quand, et par quels témoins nous le savons. Il semble, par une piété détournée, et qui est l’impiété même, que l’idée qui a été révélée ne sera vraie qu’autant qu’on aura prouvé que les circonstances mêmes dans lesquelles elle a été révélée furent réelles, et telles exactement qu’on les raconte. Cette preuve ne peut être donnée, car toute preuve de l’existence est une preuve d’expérience, et il n’y a point d’expérience du passé. Mais il y a mieux à dire. Personne ne demande si les arbres ont jamais cherché un roi ; personne ne demande si le renard a parlé au corbeau. Il s’agit de comprendre à neuf une idée qui a repris vie par le conte. Si le conte nous instruit, il est vrai comme peut l’être un conte. Que je sache ou non qu’Homère a existé, cela ne change pas les beautés de l’Iliade, ni ce que l’homme en peut tirer pour la connaissance des dieux et de soi. Jésus a nommé le pharisien ; je m’y reconnais ; je m’y juge ; cette manière de dire est attachée en moi, piquée en moi comme une flèche. J’espère me tirer d’affaire en examinant d’abord si Jésus a réellement dit cela, en me disant que si Jésus n’a pas existé, ce qu’il a dit pourrait bien n’être pas vrai. C’est un essai d’ajournement. C’est une diversion qui a peut-être pour fin de rendre la religion inoffensive, je dis à ceux qui la pratiquent. Car on ne croit guère sur témoignages, et l’on amuse l’esprit à ce genre de critique. Cependant le sépulcre blanchi est quelque chose, et le pharisaïsme aussi ; il s’agit moins de savoir si c’est vrai que de savoir comment c’est vrai. Et si Jésus a enseigné qu’on ne peut à la fois avoir puissance royale, par armées ou argent, et sauver son âme, ce qui est à examiner ce n’est point si Jésus l’a dit à tel jour, mais s’il a dit vrai. Il est très vrai qu’il faut croire, et commencer par là, et d’abord s’y tenir, et toujours y revenir ; il est très vrai aussi qu’il faut penser ce que l’on croit, et que c’est là la pensée. Comte a médité souvent sur cette maxime de l’Imitation  : “L’intelligence doit suivre la foi, ne jamais la précéder et ne jamais la rompre.” Cette maxime, que le lecteur est déjà préparé à comprendre, au lieu de s’en effaroucher peut-être, deviendra plus claire par l’exemple du Figuier, qui est une parabole assez connue.

Jésus avait soif et avise un figuier ; il n’y trouve point de figues ; et ce n’était pas la saison des figues. Aussitôt il le maudit et l’arbre est desséché. Cela ne passe point ; et notre exégète va chercher aussitôt de quel absurde copiste, ou de quelles lettres mal formées, est venue cette remarque que ce n’était point la saison des figues. Or, par une expérience bien des fois renouvelée, j’ai appris à ne pas changer un texte à la légère, avant d’avoir essayé sérieusement de le comprendre. Car cette difficulté me pique, et, de ce qui me pique, il m’arrive souvent de tirer une grande et importante idée, que mes molles et abstraites pensées auraient négligée sans cela. En quoi je prétends être pieux et de vraie piété ; non que je jure d’accepter l’absurde, mais parce que je m’essaie à surmonter l’absurde apparence, ce qu’évidemment je ne puis faire si d’abord je la corrige. Cette méthode s’est trouvée bonne en ce cas-ci. Car je me suis dit que, si ce n’était pas la saison des figues, ce n’est pas aussi de figuier qu’il s’agit, mais de moi-même et de mes frères les hommes. Aussitôt me voilà à chercher des hommes-figuiers, et je n’ai pas à chercher loin. Un homme disait il n’y a pas longtemps, en parlant de la guerre, que ce n’était pas alors la saison des figues, c’est-à-dire de la justice et de la vérité, mais que cette saison était maintenant venue. Et d’autres disent, plus simplement, que le bureau est fermé, et que l’infortuné devra revenir ; ou, mieux encore, que les crédits sont épuisés. À tout cela il n’y a rien à répondre, car c’est la nécessité extérieure qui commande, et, à bien regarder, l’ordre de puissance, l’ordre de César, qui toujours invoque et invoquera la nécessité contre la justice. Je ne puis présentement, je n’ai pas le temps, les circonstances sont plus fortes que moi et que vous. Attendons la saison des figues, c’est-à-dire le soleil et l’eau. Ces hommes s’excusent comme l’innocent figuier aurait pu faire. Et du coup la malédiction me traverse. N’est-ce pas toujours par les circonstances que l’on ajourne de rendre un dépôt ? Et c’est par les circonstances que le malheureux Jean Valjean essaie de se prouver à lui-même qu’il ne doit point aller se livrer à Arras, à la place de Champmathieu. Mais, dit le Seigneur, êtes-vous donc des figuiers, qui reçoivent tout du dehors, et rendent seulement les circonstances selon ce qu’ils savent faire ? Ou bien êtes-vous des hommes, qui se savent et même qui se veulent libres de distribuer les réserves de leur être seulement selon eux ? Qui donc renonce à ce privilège ? Pilate, le grand préfet, y renonce ; son esprit se lave comme le figuier. Y renoncerait-il absolument, expressément ? Je ne sais. Mais j’appelle Seigneur celui qui a rappelé violemment que la faute principale, et peut-être la seule, et de se démettre de la condition d’homme. Ce Seigneur est fort exigeant ; Jean Valjean l’écoute, et l’approuve, sans se demander si ce Seigneur qui a raison est né avant ou après tel autre homme, ou si seulement il est jamais né. Car il est plaisant de se dire qu’on pourrait bien vivre tous comme des figuiers d’administration, faisant toute chose à date et selon l’édit des choses ou de César, et que même cela serait bien agréable, s’il n’y avait eu Jésus. Mais ce qu’a dit Jésus ne peut être retiré ; ce qui est une fois révélé ne peut être retiré.

Tournant et retournant cette idée, je m’aperçois que Jupiter est remplacé maintenant par une autre puissance, qui non seulement n’a pas puissance, qui non seulement refuse puissance, mais qui juge toute puissance, et même la conserve, rendant le sou à César, mais qui la juge, et lui refuse la plus haute valeur. Et le fait est que la puissance politique, ou si l’on veut militaire, n’est pas réellement, en valeur, supérieure à la puissance de la nature ; car c’est un fait de savoir si une puissance est puissance ; et, Rousseau l’a bien dit, les pistolets du voleur sont aussi une puissance. Leur doit-on respect ? Cette pensée du Contrat Social, absolument révolutionnaire, étonne sans éclairer. Il n’est pas sûr que Rousseau lui-même n’ait pas trop accordé à la nécessité extérieure ; car enfin cette nécessité ne fera pas qu’il soit bon de mentir publiquement ou sciemment, ou de tuer l’innocent, ou de ne point payer le travail. Cela se discute, et l’on n’y voit plus rien. J’aime mieux ce figuier, dans la solitude, loin de César et de cette nécessité maniée comme une arme, et qui me déporte, moi et mes pensées, d’instant en instant jusqu’au champ de bataille. Je suis bien assuré que l’ordre de la conscience, en Jean Valjean, ne le pousse pas de cette manière-là ; car bien loin de le détourner de penser par soi, tout seul et sans conseil, au contraire elle le lui ordonne ; elle le lui ordonne sans le forcer, comme ce prêtre de l’Otage qui dit à Sygne l’infortunée : “C’est à vous, à vous seule, de savoir si vous êtes obligée ; et Dieu lui-même ne vous demande pas ce sacrifice ; simplement il attend. Et si vous ne vous jugez point obligée, je vais vous absoudre au nom de Dieu.” Ainsi se présente, dans la révolution chrétienne, l’idée toute pure de la Libre pensée, qui méconnaît souvent ses origines, et qui, bien plus, ne s’est pas encore mesurée toute. Mais j’avoue une fois de plus que, toutes les religions étant ensemble, le christianisme ne s’est jamais tout à fait lavé de puissance. Qu’il l’ait voulu et qu’il le veuille, c’est obscur selon la théologie, et clair et presque aveuglant par les images. Considérez longtemps la croix aux quatre chemins. C’est ce que j’appelle prier. Et, pour finir là-dessus, je dirai qu’il importe beaucoup qu’une religion soit idolâtre. En de pures idées elle n’est plus religion, et elle n’est pas grand’chose.