Les Dieux (Alain)/Livre IV/Chapitre 3

Gallimard (p. 332-339).

CHAPITRE III

DE LA MÉTAPHORE

La métaphore est essentielle à la religion de l’esprit, par ceci que, tous les degrés de la religion étant ensemble, la dignité de l’esprit ne peut être sauvée que s’il maintient les images au niveau de l’apparence. Tel est le sens des figures, et ce sens est en effet prophétique, car elles ne cessent d’annoncer un autre ordre et un avènement. Mais, plus humainement prises, les métaphores ont aussi le pouvoir de remuer tout l’homme, et d’emmener même le corps humain sur les routes du vrai. Si l’on comprend un peu cette union de l’âme et du corps, on s’étonnera moins de voir que la poésie fut partout la première pensée, et l’est encore. C’est que, par l’ambition de bien raisonner, les conditions réelles seront toujours oubliées. Danse et musique, en se subordonnant l’art dangereux de parler, rappelleront toujours l’homme à lui-même. Encore maintenant La Jeune Parque et la meilleure préface d’une psychologie. Mais j’userai d’exemples plus rustiques et plus forts ; car il est trop connu que La Jeune Parque ne force point.

On lit dans la Bible que les arbres se mirent à chercher un roi des arbres. Et ils offrirent la royauté à tous les arbres bienfaisants, au pommier, au prunier, à l’olivier. Tous firent la même réponse : “Pourquoi serais-je roi sur les arbres ?” On vint à la fin à l’épine qui répondit : “Régner sur les arbres, je le veux bien, mais gare à vous !” On remarque aussitôt que ce récit est parfaitement incroyable, et qu’on s’y plaît par cela même, car on attend autre chose ; et ce n’est à vrai dire qu’une fable, mais d’où sort, comme d’un nuage, l’esprit foudroyant de la Bible. Seulement, frappés de cette foudre, nous restons stupides un moment. C’est que nous tenons dans nos mains une vérité sauvage et piquante comme l’épine. Et, par la refuser d’abord, il faudra la comprendre toute. C’est ce que n’osera pas l’entendement séparé, qui ne se hâtera jamais d’arriver là, et qui y arrivera fatigué de preuves, et consolé d’ailleurs par le soupçon agréable d’avoir négligé quelque chose. L’entendement est moins sévère que l’esprit. Or l’esprit, ce dernier juge, ne nous fatigue pas de raisonnements, il nous force seulement à regarder. Car pourquoi un sage voudrait-il régner ? Non seulement il n’en a pas besoin, mais aussi il ne saurait pas ; ou, pour mieux dire, ce n’est pas par sagesse qu’il voudrait régner et saurait régner. Au contraire c’est toujours la partie méchante qui veut puissance et qui sait gouverner. Cette pensée, par l’énonciation seulement, traverse les tyrans, et remonte jusqu’à Dieu. Mais doucement, il s’agit d’arbres et ce n’est pas vrai. C’est ainsi que le vrai du vrai laisse sa trace innocente et permet de suivre une pensée insupportable. Tel est le doute actif ; tel est le beau départ de l’esprit ; car il a besoin d’être rassuré à l’égard de la vérité même. Cette ruse cartésienne est profondément cachée. On voit comment la métaphore donne de l’air et de l’espace pour penser.

Le Corbeau et le Renard, fable célèbre, ne se prête pas non plus à l’exégèse. On ne demande point si les animaux ont parlé quelquefois comme font les hommes. On ne demande pas si le fromage peut tenir dans le bec d’un corbeau. Ce ne sont même pas des puérilités. On cherche autre chose. Et que trouve-t-on ? Une description des passions toute mécanique, et qui les prend par le dessous. Sterne raconte qu’un soir et par ennui il fit trois compliments énormes et sans précaution, à une femme laide, à un général, à un poète, seulement pour voir ce qui arriverait. Je me suis fait ce soir-là, dit Sterne, trois amis dont je n’ai jamais pu me débarrasser. Nous rions de cette histoire, mais nous n’y croyons point. Jamais l’effet d’une flatterie ne sera assez compris par des pensées. Si nous avions pu voir le bec du corbeau, en ces vaniteux si bien habillés, nous aurions vu tomber le fromage. Le renard aperçoit un bec qu’il s’agit d’ouvrir ; il parle de chant, il appelle le chant ; le bec s’ouvre, et le fromage tombe par la pesanteur ; le corbeau pense un peu tard, un peu plus tard. C’est ainsi que les passions nous sont dessinées comme Descartes le voulait ; et l’animal machine est en effet une des clefs de l’homme ; et les succès, en tous les genres de négociation, sont toujours dus à des causes plus simples qu’on ne croit, bonnes voitures, bons sièges, politesses, et poings desserrés. Celui qui tient une tasse de thé ne peut fermer le poing ; ce sont alors d’autres pensées. Cette idée est violente, j’en conviens, et peu croyable. C’est pourquoi le cynisme animal, tout dépendant de la forme et du mouvement, nous instruit mieux que les preuves, d’autant que nous ne sommes pas en défiance, parce que le récit ne se donne pas comme vrai. On n’a pas assez remarqué que la pensée abstraite n’est jamais reçue que si elle s’accorde aux passions, ou bien si elle et indifférente aux passions ; et Leibniz disait que si un géomètre trouvait que sa vanité est contrariée par la géométrie, il rejetterait très bien les preuves. Il en a vu un exemple.

Ces autres exemples que j’ai choisis simples, et à dessein, nous amènent tout près du grand sujet de la révélation, et même nous y jettent. Car nous avons abondance d’idées vraies auxquelles nous ne croyons point ; elles ne nous prennent pas au corps ; elles ne nous touchent pas. Mais vienne l’occasion, un objet, une situation, quelque chose que nous percevons et que nous ne songeons pas à nier, alors nous pouvons nous trouver transpercés par une idée bien connue, et qui nous était inoffensive. Ces feintes, qui ne sont pas toujours voulues, trouvent entrée en nous par un point sensible et non protégé. C’est ainsi que l’événement, l’exemple, l’image, soutiennent le discours, et, en lui donnant couleur, sonorité, solidité, nous rendent enfin assurés, par tout notre être, de ce que nous acceptions, ou rejetions, ou ajournions par le seul entendement. C’est ainsi qu’une peur bien réelle nous rend présent le dieu des bois et des vallons, idée confuse, mais puissante, dont nous devrons nous arranger selon nos moyens ; car nos actions iront devant. Ce n’est plus avoir simplement l’idée, mais c’est se trouver en train de la former, et dans l’obligation de la vaincre. C’est ainsi que l’imagination nous engage, par le choc de l’étonnant, du beau, du sublime ; et cette pensée qu’il faut sauver toute, jusqu’aux épines, est exactement de religion. Hors de ces tragiques problèmes, qui n’attendent pas, qui nous prennent à la gorge, il faut avouer que nous pensons facilement et légèrement, et même n’importe quoi. Toute religion et donc révélée.