Les Dieux (Alain)/Livre IV/Chapitre 2

Gallimard (p. 323-331).

CHAPITRE II

LE PEUPLE DE L’ESPRIT

Hegel a ainsi nommé le peuple juif, et ce n’est pas trop dire. La Bible est un livre effrayant ; mais c’est le Livre. Premièrement il n’y a rien, et l’esprit crée comme on pense. La lumière d’abord, et le reste comme par une division de lumière. Le sublime est dans ce premier trait, comme Longin l’a dit. L’homme n’en peut revenir. L’homme est écrasé et petit ; toutes ses pensées sont écrasées et petites, si ce n’est qu’il célèbre et chante cela même. L’esprit se dresse, si l’on peut dire, en ses dimensions métaphysiques. Tout est décret. Tout est présage. Certes toutes les cérémonies et tous les sacrifices se font comme ils se firent toujours ; mais tout le culte est marqué d’indignité et d’insuffisance. L’idolâtrie se sait fausse. Le psaume seul trouve grâce, par l’immolation des pensées. Les faux dieux sont immolés ; les métaphores sont immolées ; il reste le vide du désert et la formidable absence, partout présente. Devant quoi il n’y a de vertu que l’obéissance, et toutes les fautes sont égales. Le seul crime est d’oublier que l’homme n’est rien devant l’Éternel. Cette vue explique un genre de pardon et un genre de sévérité que l’homme ne peut comprendre, mais qui sonne pourtant vrai, car toute valeur est d’esprit. Tout esprit fini étant insuffisant, il faut s’humilier par la propre grandeur que l’on connaît de soi. Reproché par sa piété même, l’homme comprend certes que c’est un grand crime d’ignorer le vrai dieu ; mais il comprend bien plus ; il comprend que c’est un plus grand crime encore d’appartenir au peuple de Dieu, car on ne peut. On perçoit ce que c’est que traîner la Bible accrochée après soi. Et ce mépris de l’homme, et ce mépris de soi, mais cet orgueil de n’être rien, et l’essentielle ironie de Job, qui sait qu’il n’a pas mérité, mais que c’est juste. Cet esprit, qui est toujours en faute, est d’une certaine manière indifférent aux fautes, et sans aucune espérance, d’où travail, plaisir, douleur, ont le même pouvoir d’occuper le temps. Le juif travaille comme il se lamente ; et ce genre d’attention sans projet s’est trouvé souvent plus efficace que l’ambitieux dessein de régner.

Toutes les religions sont ensemble, parce que toutes les parties de l’homme sont ensemble. “Les cieux racontent la gloire de Dieu.” Ainsi la nature se trouve abaissée, comme œuvre arbitraire et incompréhensible ; mais en même temps elle est relevée, car tout est divin en ce sens que tout est symbole de Dieu ; ce qui fait que toutes les choses sont élevées au rang de métaphores, et revêtent ainsi une beauté extérieure et de reflet. Aussi cette religion est toute en gestes, et toute magique sans aucune magie. Ce chef de guerre, toutes les fois qu’il lève les bras, ses soldats sont victorieux ; et quand il les baisse, ses soldats sont vaincus. Or il se fatigue ; mais deux plus jeunes lui tiennent les bras en l’air, ce qui achève la victoire. Voilà un exemple de ces “histoires qui ne disent mot” dont parle Montaigne. Ce geste imite la création. Ce sont les idolâtres qui poussent le geste jusqu’à l’action. Folie de faire, grandeur de signifier. Ici se trouve la part du matérialisme, très attentivement conservée par l’excès même de la piété. Penser n’est rien sans signifier ; mais ce n’est pas assez dire. La pensée intime est trop misérablement loin de Dieu pour mériter jamais d’être exprimée ; mais plutôt il faudrait exprimer la pensée de Dieu comme font les étoiles ; très mal certes, car l’homme est peu ; mais du moins en harmonie avec ce grand théâtre ; d’où une emphase d’humilité, et tout naturellement une sorte de danse selon les mouvements de nature, non selon les mouvements de pensée. Ce qui serait agreste, n’était une sorte de désespoir d’exprimer la grandeur inexprimable et l’unité inexprimable. D’où un tragique tout extérieur, et immolé lui-même en vaines images. Aptitude théâtrale bien connue, caractéristique d’une vanité métaphysique. L’Ecclésiaste a dit le dernier mot de l’acteur. L’imitation de soi n’est donc qu’une prière ; la fureur, le désespoir, la malédiction s’humilient en leur propre image, et la convulsion punit le péché de sentir ; d’où vient que la convulsion est noble. Toute image va donc à exprimer son contraire ; et telle est l’âme de la métaphore, qui se nie dans l’instant, au lieu que la comparaison se développe. Ainsi il ne faut point confondre le sentiment biblique de la nature avec le sentiment purement agreste, ni le prophète d’Israël avec la Pythie Delphique. L’imagination, dans son âge panthéistique, cherche une nature encore derrière la nature, et le grand secret dans la convulsion même ; au lieu que l’imagination d’Israël se sait maudite et impure devant l’Éternel. Tel est le transport de la nature à Dieu, sous le règne du pur Esprit.

La religion du second degré, qui est politique, n’a point passé en métaphore. Et il me semble que l’attribut de puissance, délégué à l’esprit pur dans une sorte d’emportement, doit être pris comme la partie honteuse de la religion de l’esprit. Je voudrais suivre cette erreur capitale dans les efforts mêmes que la plus haute religion n’a cessé de faire pour s’en délivrer. Ici paraissent, comme des phares, la doctrine de la grâce et l’image de celui que Claudel nomme le scandaleux supplicié. Dans la Bible il n’y a point de grâce. L’esprit est un tyran absolu. Telle est sa manière d’exister. L’esprit en ses décrets est pire que chose ; car il y a toujours chose contre chose et tyran contre tyran ; mais l’esprit est seul, sans recours ni secours. La théologie est restée parfaitement cohérente, autant que le Parfait l’a seul inspirée. Car Dieu ne peut changer. Le tyran de chair s’obstine, et cela plaît au courtisan, au garde, et même à tous, comme une image des passions adorées. Le pur esprit ne s’obstine pas, il est. Il n’existe au monde que ses décrets. Ainsi d’avance tout est bien. Le doute est un péché, mais qui s’achève en prière. “Non pas à nous la gloire, non pas à nous, mais à ton nom.” Que ta volonté soit faite, ton amère volonté…

Cette vue de l’esprit n’a point tué l’esprit. La première école de l’intelligence, c’est la nécessité, non pas subie, mais conçue comme inévitable, et telle qu’elle serait dans l’entendement infini de Dieu. On sait de reste qu’une telle nécessité, qu’on dit bien absolue, est hors de nos prises, et cela est de consentement. Mais nos suites d’esprit et nos combinaisons bien ordonnées, comme sont les nombres, sont une sorte d’image de Dieu pensant. Un retour biblique de la réflexion marquera encore d’ironie nos conventions préliminaires avec nous-mêmes ; toutefois cet exercice, de combiner sans croire, est un genre d’intelligence qu’il est permis de suivre, pourvu qu’on le méprise. Et l’esprit biblique, formé d’ailleurs à ce jeu par les affaires qui sont des ordres de Dieu aussi, garde une avance étonnante sur d’autres pensées plus rustiques, qui se mêlent encore d’être justes et d’usurper sur Dieu. L’entendement est juif, et déploie dans l’abstrait ses aptitudes théâtrales, faisant jouer les apparences de la raison, à l’ébahissement des paysans, venus à la ville pour quelque foire. S’il se trouve ici quelque semblant de critique, il faut l’effacer devant Spinoza, le plus rigoureux et le plus sûr des maîtres à penser, et le modèle de l’homme libre, quoiqu’il renoue les fils de l’Éternel. Cette justice rendue au philosophe, et peut-être aux philosophes, il faut revenir à la religion, histoire qui ne dit mot.