Les Dieux (Alain)/Livre III/Chapitre 9

Gallimard (p. 297-304).

CHAPITRE IX

ÉSOPE

L’esclave est une sorte d’animal. De toute façon il faut qu’on l’oublie ; et ce qu’il pense n’intéresse personne. Il faudrait alors tout refaire. Les dieux de puissance et d’ordre ne portent pas leur regard jusque-là. C’est qu’ils y trouveraient leur propre négation, leur expresse négation. Car, par un effet que le tyran ne cesse de pressentir et qu’il écarte par ses ministres à tous degrés, le pouvoir divin expire en ce point où l’on ne se soucie plus du consentement. Nul ne veut faire rien croire à l’esclave, si ce n’est que ce qu’il croit n’aura jamais aucune importance. Ce règne explicite détruit le règne. L’existence agreste gouverne ainsi les animaux, non sans une sorte de religion ; mais le bon sens avertit qu’on ne peut faire un dieu de l’esclave ; car on peut bien inventer une sorte de pensée animale ; mais la pensée de l’esclave, il faut absolument la nier. Là se trouvent un manque et un vide dans la pensée antique, et même dans toute pensée d’empire ; car il s’y trouve du haut en bas des parties d’esclave, mais honteuses et voilées. L’esclave est nu.

Le plus grand fait humain, c’est que l’esclave pense ; et la Fable en témoigne. Cette pensée, par l’effroyable pression qui vient d’en haut, est la seule qui accepte tout à fait sa condition. On admirera que la Fable fasse penser et parler les bêtes, par une métaphore hardie, qui s’arrange pour n’être point crue, et qui ainsi ne peut offenser. Car il n’est point vrai que les animaux parlent, et il n’est point vrai que les hommes soient des animaux. Tout étant faux, le vrai peut se produire. Il y a plus d’une raison des fictions, comme on l’a assez expliqué. Mais cette essentielle fiction s’explique assez par ceci que, d’après l’ordre de puissance, qui ne renonce jamais, aucune vérité ne peut être dite. Le comique a sans doute pour loi de se faire incroyable ; et la plus ancienne des comédies devait être absolument incroyable. Non que le roi même, s’il écoute la fable, ne garde le pouvoir de revenir à soi ; mais il le garde entier ; le fabuliste, très ingénieusement, maintient son théâtre de bêtes, et se garde d’instruire. La morale même rassure, car elle s’applique à l’homme, mais toutes choses changées. Ce n’est plus que comparaison, au lieu que le vrai de la fable est tout dans la terrible image ; il n’y faut rien atténuer, ni rien transporter. La seule fiction des animaux parlants exprime le jeu de la force tel qu’il serait sans aucune hypocrisie, et donc tel qu’il est, car l’hypocrisie couvre, mais ne fait rien. Et cela même est la découverte de l’esclave, que seul l’esclave pouvait faire. Si peu qu’on profite de l’ordre, on le ménage.

Voilà donc le contraire de l’épopée, et toute grandeur niée, ce qui est l’athéisme parfait. Nul n’admire que le lion soit le plus fort, et prenne pour lui toutes les parts ; on voit jouer les griffes, et tout est dit. Chaque forme vivante fait exactement ce qu’elle peut ; la fable du Renard et de la Cigogne va jusqu’au bout de l’idée. Le chat grimpe à l’arbre, ce que le renard ne peut. Toutes les ressources de la sagesse vont à mesurer la longueur d’une patte ; l’idée que la patte ne prenne pas jusqu’où elle va ne se présente jamais. Le système que l’on nomme le matérialisme de l’histoire ne pousse pas si loin, même dans Hobbes, où les dieux et la fidélité sont finalement plus utiles que la force nue. Cette idée même, célébrée depuis sous le nom de Pragmatisme, est un mensonge utile, et qui n’est utile que si on le fait jouer sans y croire. Il est absolument faux que l’intérêt du gardien soit jamais de se faire tuer pour son maître. Il est absolument faux que l’ivresse de la puissance conduise à mourir pour Sparte ou Rome. Il y a autre chose, comme Socrate disait. Il y a ce que l’esprit se doit à lui-même, et un intime déshonneur en certains moyens. Ici paraît la vraie religion, toujours niée. Il n’y a peut-être pas un seul homme qui se persuade de Platon. Pourquoi ? Ce n’est pas tant la vertu qui effraie que l’insurmontable notion de l’esprit libre. Il a fallu inventer encore un maître suprême de l’esprit libre, des vérités déjà faites, d’insolubles contradictions, enfin notre irritante théologie. Il est pourtant évident, et pour le matérialiste même, que son système ne serait pas si l’esprit n’était libre ; car le matérialisme suppose une méthode et un ordre que les choses comme elles vont ne dictent point, et même contredisent. Et le matérialisme devrait nier la révolte d’esprit, qui est pourtant son âme. Le système de Lucrèce nie Lucrèce, et se nie lui-même. Tel est l’inconvénient d’être homme. C’est ce que la fable efface par l’entassement de ses courts drames, où l’idée même du semblable est constamment niée. L’homme y regarde et ne s’y voit pas. C’est le contraire même de l’anthropomorphisme. Et, comme l’anthropomorphisme est partout, la fable est partout. Dans le premier, l’esprit s’apparaît à lui-même et s’effraie de lui-même. Dans la seconde, l’esprit se raye lui-même avec application, par des traits nets et sans mystère aucun. La morale même n’est point d’esprit, puisqu’elle applique à l’homme la loi toute simple de la vie animale ; on va juger, et on ne juge point. On irait jusqu’à dire que l’esprit y essaie sa liberté sans jamais vouloir l’engager ; c’est ajourner la réflexion. Cette ruse a permis le matérialisme conséquent. Mettons qu’il y reste une amitié des faibles, et une entr’aide ; mais ici encore l’idée du semblable est écartée. Le titre connu, du corbeau, de la gazelle, de la tortue, et du rat, est par lui-même destructeur. Il reste Les deux Pigeons et Les deux Amis, qui sont des oasis de pensée. Toute âme se sauve comme elle peut, et il n’y a point d’esclave absolu. Toujours est-il que le moindre pouvoir exclut l’amitié. Cette vue sévère et comme désertique montre assez que le pouvoir n’est pas dieu ; elle montre mieux ; elle montre que le pouvoir ne fut jamais dieu. C’est un grand moment, et éternel en chacun, que celui où on nie absolument la justice. C’est que, comme toutes les idées, elle se perd dans l’image ; ainsi l’absence est plus vraie que la présence. Et l’esprit est derrière l’homme, toujours derrière, projetant des ombres et des ombres d’ombres, jamais rien de plus. Hegel a tiré de grandes et fortes idées de l’opposition entre le maître et l’esclave. Et il est vrai, comme il dit, que l’esclave forme par nécessité les plus rares vertus et les plus exactes notions, au lieu que le maître, par sa situation même, perd la vertu et perd l’esprit. Tel est, selon Hegel, le principal ressort de l’histoire, qui est, par ce détrônement inévitable, une révolution continue. Mais il restera toujours à dire ; car, dans nos moindres pensées, toujours quelque maître est déchu et destitué. Il n’y a point d’homme qui ne doute de ce dont il et sûr ; c’est la notion même de ce qui est sûr. Mais cela est philosophie. Le difficile, en la présente recherche, et surtout dans ce qui suivra, est d’apercevoir comment, de fable en fable, la notion même de l’esprit se forme sans aucune faute, par des gestes de l’homme, qui font les plus belles ombres.