Les Dieux (Alain)/Livre III/Chapitre 8

Gallimard (p. 289-296).

CHAPITRE VIII

MERCURE

Il faut manger tous les jours. Tous les héros du monde et tous les rois du monde sont portés et tenus au pavois par les métiers, par les échanges, par la double circulation des choses et de l’argent, par les prêteurs, par les banquiers, par les avares. Tibère comme César sont tenus là, et très serré. Piller n’est pas produire ; c’est tout au contraire réduire la production à ce qu’il faut strictement au producteur, et c’est d’abord effrayer les provisions, qui se cachent plus vite et mieux que les hommes. Une troupe armée est soucieuse de payer ; et la guerre fait toujours attention à tenir hors de guerre les nourrisseurs et fournisseurs. Ainsi se montre une autre loi, qui est de probité pure ; car il n’y a presque point d’échange où la maison donne en même temps qu’elle reçoit, et la promesse est ce qui transporte les biens d’un lieu à l’autre. C’est pourquoi le guerrier garde le marché.

Chacun sait qu’on ne peut imposer un prix. Par ce côté tout marché est libre. Le refus d’acheter, comme le refus de vendre, ne sont pas seulement fuite devant la force ; ils doivent se traduire au plein jour, par le rabais et l’enchère, et même proclamés. Car le juste prix, signé de César, c’est le prix du marché public, et, sans le juste prix, il n’y a plus de crédit, ni de monnaie. La face de César sur la monnaie signifie plus d’une chose. César y garantit la bonne foi ; il se démet dans ce métal qui passe de mains en mains. La signature royale garantit le poids, mais la balance n’est pas loin. Une juste poésie a inventé cette balance d’or, où Jupiter pèse les destins ; car les armes sont sur les plateaux, et les héros aussi, et les dieux aussi. Le symbole de la balance, ce juge, dit donc bien plus que César ne voudrait ; et c’est César qui le dit. Il se répand ainsi une justice céleste, qui ne règne pas au ciel.

Ces contradictions ne seraient point dans les dieux si elles n’étaient d’abord logées dans nos moindres pensées. À la cour tout est justice de distribution, ce qui crée le mérite et aussitôt le corrompt. Les biens et les maux sont promptement donnés comme au hasard, car le pouvoir ne veut point de règles, et c’est trop se soumettre au flatteur si on lui donne ce qu’il attend. La faveur est partout dans les avenues de la cour, et toujours inexplicable. Cette idée a été importée dans la théologie la plus sublime, et fait le désespoir janséniste ; car c’est visiblement empiéter sur le pouvoir absolu que de compter sur lui, et même de compter sur soi. Or le commerce se soumet à cette étrange loi, et même la fait jouer dans le loisir ; car le principal pouvoir se reflète en majestés moindres, et l’humeur vaniteuse fait ses mines au comptoir ; d’où les revers de Birotteau. Mais l’autre justice, la commutative, n’en est que mieux affirmée. La rumeur du marché est autre que la rumeur de gloire, et l’honneur même s’efface devant la balance des comptes, qui ne cesse de jouer dans les pensées.

Il éclate une injustice dans la justice royale. Il se cache une injustice dans la justice des marchés, puisque la promesse rigoureusement tenue est elle-même un piège. Le double marchandage de l’acheteur et du vendeur ne va que par un double mensonge ; car chacun d’eux feint toujours de n’avoir pas besoin de l’autre. L’acheteur s’étale pauvre et le vendeur s’étale riche ; car l’un dissimule le rabais autant que l’autre dissimule l’enchère ; ce qui se voit en clair dans les interminables marchés des paysans, qui font contraste avec la solennelle et religieuse conclusion. Cette probité toute pure est la même dans Gobseck. Et ce mélange de ruse et de fidélité est cause que le visage fermé est celui auquel on se fie. Mais les dissipateurs ne peuvent comprendre cette double vertu, qui les dépouille deux fois. C’est donc un lieu commun de dire que le commerce est un vol ; et Gobseck lui-même rit de cela, car un bon tour est toujours un bon tour. Jupiter n’en pense rien, mais il envoie Mercure. Ce dieu, toujours plongeant du haut du ciel, fait la liaison entre l’esprit gouvernant et l’esprit des lois. C’est le dieu des choses humaines comme elles vont. C’est, à bien regarder, l’ennemi des drames ; il vient sauver l’ordre inférieur. Horace l’invite à ses modestes fêtes : “N’oublie pas Mercure.” C’est le nom aussi que l’on donne au métal brillant qui coule entre les doigts. Et les ailes aux pieds du dieu ne sont pas celles de la victoire, mais plutôt l’infatigable moteur de l’escompte et du ravitaillement. C’est l’esprit pressé. C’est le dieu qui pense à tout. La mythologie a pensé aussi à celui-là.

Vous l’avez tous connu. C’est lui dont le léger manteau noir voltige le long du cortège ; c’est lui qui habille de deuil l’héritier, pour un jour. C’est lui qui de sa baguette noire emmène les ombres ; c’est lui qui les apaise. Oui, le même dieu qui courra demain aux marchés, le même qui sonnera l’heure de la Bourse ; le dieu de la clôture et du dernier cours ; le dieu qui affiche sous son nom les justes prix qui ne sont jamais justes. Tel est l’esprit ambigu qui fait réussir de ses ruses une justice que Jupiter contresigne à la fin. “Les hommes, dit le dieu des dieux, nous accusent de leurs malheurs, alors qu’ils sont malheureux par leur propre sottise ; je leur envoie pourtant Mercure, qui les avertit, mais bien vainement.” Ces belles images mettent donc en place toutes nos pensées et les règlent premièrement et toujours. Car l’esprit sait en tous les temps que ses flèches si bien lancées ne font rien à Jupiter, ni à Mercure, qui ne sont tous deux que messagers. Les pouvoirs sont les mêmes, et les marchés sont les mêmes. Et les dieux sont bien à l’image de l’homme. Car les attributs, les divisions, et les étages de l’Olympe représentent les invincibles relations dont il faut que l’homme s’arrange et prenne son parti. Et la précaution de l’homme contre l’homme se retrouve même aux Enfers. Car Minos, Éaque, et Rhadamante, ces arbitres sans recours, sont bien d’anciens rois, mais qui n’ont pas été élevés au rang des dieux. On demande justice aux dieux, qui ne la donnent point ; on ne la demande point à l’homme, parce qu’on sait qu’il la donnera. Ces images populaires ont suffi à Platon ; il n’a fait que les regarder, et très scrupuleux à n’y rien changer. Ce qui, faites-y attention, sépare le croire et le savoir, au lieu qu’une téméraire critique nous promène d’une croyance à une autre. La célèbre allégorie de la Caverne dit tout cela, et bien plus ; car il est vrai que les ombres sont trompeuses, mais il est vrai aussi qu’elles sont toutes vraies, comme l’ombre d’un arbre projetée sur un mur est toute vraie, rassemblant la vérité de l’arbre, la vérité du mur et la vérité de la lune. Quand vous saurez que les dieux sont sans faute, vous saurez tout.