Les Dieux (Alain)/Livre III/Chapitre 7

Gallimard (p. 282-288).

CHAPITRE VII

CÉSAR

César a bien des affaires, même en campagne. Il a formé des héros à son image ; et, sans même compter le courage, César sait bien qu’il serait assommé aisément par une demi-douzaine de poltrons. César dort ; il se fie ; mais enfin il ne se fie qu’à moitié. Il négocie avec cette force qui n’est pas lui, et qui n’est jamais tout à fait à lui. Il fait croire. Cette ruse de tous les dieux est le faible de tous les dieux. Faire croire, c’est se garder de croire. Aussi ne rend-il pas le même amour. Ses plus précieux amis étant cendus au rang de moyens, il n’a pas d’amis. Toute gloire s’élève d’égalité et vit d’égalité ; car le suffrage d’honneur vaut par l’honneur du suffrage. Partout les pairs inquiètent le roi. Il voudrait des éloges moins libres ; au fond moins estimés, peut-être même méprisés. Par ce côté le roi n’est jamais juste ; il faut qu’il déprécie le mérite et se nourrisse de l’offrande extérieure ; ce qui est vanité, mais pour des fins très sérieuses. Ce mélange est dans tous les rois. La majesté gâte la gloire par une dissimulation qui est de métier. Ils croient, et moi je sais. C’est ainsi que tout roi se démet de gloire. Et le visage du héros ingénu se recouvre bientôt d’un secret impénétrable ; d’où la tête de Méduse, pétrifiée et pétrifiante. Outre que César vit des morts, et des plus belles morts. Cela glace l’amitié. Agamemnon n’est déjà plus le miroir d’Achille ; c’est plutôt un miroir terni qui ne renvoie pas l’hommage. D’où l’éloignement, le mystère, l’impénétrable des rois, et qui passe dans les dieux. Ce regard inhumain s’assure seulement de n’être pas regardé. D’où dans les plus proches et les plus fidèles, une crainte d’offenser qui est crainte d’être offensé ; et une crainte d’examiner qui est une crainte de douter. Ce sentiment fait les braves, car ils n’ont plus que la consolation d’obéir, ce qui est s’égaler. Ainsi se fait le désert autour de la tente principale. Au fond, la puissance ne veut jamais être aimée comme on voudrait l’aimer. La religion de puissance est donc profondément fausse, et profondément triste. Les théologiens n’y regardent point sans terreur, car ils aperçoivent des propositions évidentes et impossibles. “Quoi que tu offres à Dieu, c’est Dieu qui se l’offre à lui-même.” On veut croire à quelque difficulté métaphysique ; mais ce n’est qu’une ruse de l’esprit qui déguise philosophiquement son ancien mensonge. À n’importe quel chef de guerre on n’offre jamais que ce qu’il exige. Et le dévouement, déshonoré s’il n’est libre, est injurieux s’il n’est forcé. Ici sont rassemblés tous les drames de la politique armée, que l’histoire travestit en incidents. La révolte est enfermée dans l’obéissance ; elle est même dans l’arme. Il est urgent que l’exécutant meure. Et, parce que l’homme n’a, à ce degré du culte, d’autres dieux que ses anciens rois, on comprend le regard de Jupiter sur les hommes misérables. Ce n’est point lui qui le veut, c’est eux qui l’ont voulu. Achille se déchire lui-même, et c’est l’ennemi qui paiera ; le maître attend. Vraisemblablement la fureur des hommes en guerre vient toute de ce dieu impassible, et qu’on adore tel.

Tibère est pire que César, et la cour est pire que le camp, dont elle garde l’image. L’administration, qui range et qui compte les hommes et les choses, fait que l’esprit s’élève sur la force, et règne par le calcul. Et l’intendant a même défense de faire tuer sa précieuse mémoire. Le comptable se trouve ainsi au-dessus du guerrier, parce qu’il est au-dessous. Le monde héroïque se renverse, et le plus vil flatteur l’emporte sur le soldat sans mensonge, ou qui se voudrait tel, car tout subalterne rapporte le mensonge dans sa giberne. Ainsi le pouvoir est déshonoré par un plein mépris des moyens. La garde est faite de brutes impénétrables ; et l’Intelligence Service, comme dit proprement et terriblement l’Empire Britannique, est fausse par son métier. On devine, en cette vie d’empire, volontairement aveugle, que l’esprit ne peut se marier avec la puissance sans un silence redoutable de soi à l’autre et de soi à soi. L’astrologue menteur et le bouffon déguisé de franchise sont les deux amis de Tibère, et Tibère veut bien qu’on le sache. Ainsi s’affirme l’ordre moqueur, qui ne rit jamais. On n’en peut faire un dieu. Mais la force même du Prince, à jamais dessiné dans Machiavel, et toujours le même dans les siècles nous élève peu à peu vers la contradiction juive, fumier de job et sacrifice d’Isaac, images violentes du jeu de l’arbitraire avec lui-même.

Dans le compromis de l’Olympe, le caprice de Jupiter est bonhomme, toujours modéré, selon la commémoration agreste, par les affections de famille et les querelles de Junon. Si ce n’est que le destin se montre quelquefois, qui n’est que la nécessité d’être roi, supérieure au roi. Le père aussi, dans la famille réelle, est souvent dur et impitoyable comme sont les choses ; car il est ministre des choses ; et si la moisson est maigre, il faut mesurer les rations. Ration c’est raison, et la raison n’est pas tendre. Toutefois dans Jupiter, et par le mélange du pouvoir de guerre avec le pouvoir d’industrie, le destin est plus près du roi, et dans l’ombre de son trône. C’est là qu’il le retrouve, après qu’il a laissé jouer un peu les héros immortels, après qu’il a joué lui-même, à la manière d’un homme, le jeu du festin et de l’amour. Le destin le tire par la manche, et lui rappelle qu’il n’est pas sur son trône pour s’amuser. Bien plutôt il est l’esclave de sa propre puissance. Cette force aveugle qu’il sent derrière lui, c’est la force même, dont la loi, absolument extérieure, est pourtant l’intime loi de tout roi. Le plus ancien modèle de la loi est un décret arbitraire, qui n’est de personne, et qui est dit, fatum, comme une volonté. Il y a un dieu derrière le dieu le plus haut, comme il y a un roi derrière le roi. Cette idée plus qu’effrayante est pourtant familière et le sera toujours, autant que l’homme pourra par César et César par l’homme. Car, par les règles de l’obéissance, la raison d’État ne peut être raison, et la parole du maître est irréparable. L’esprit achève la parole, et ce n’est donc pas par hasard, mais par la structure de l’homme, que la dialectique règne finalement sur l’esprit humilié. Le héros n’avait pas voulu cela.