Les Dieux (Alain)/Livre III/Chapitre 6

Gallimard (p. 274-281).

CHAPITRE VI

LES DIEUX D’HOMÈRE

Les dieux sont des moments de l’homme. Cette pensée n’est pas abstraite, elle est écrite dans les mêlées de l’Iliade et même dans les navigations d’Ulysse. Au reste, dès que les dieux ont la forme humaine, à quoi les reconnaîtra-t-on, sinon à une grâce de mouvement, à une force, à un regard, à un conseil, à tous les signes éminents de l’homme ? Ou bien à de soudains mouvements d’espérance, d’audace, de crainte ? L’homme cherche alors autour de lui ou derrière lui l’ami, l’allié, l’ennemi, que de tels sentiments et de tels mouvements annoncent d’ordinaire. Qu’on le trouve ou non, il n’importe guère, car l’homme lui-même paraît et disparaît. L’élan du combat, qui précipite tout vers le point de la plus épaisse poussière, emporte pêle-mêle hommes et dieux. Ces visions de midi sont toutes vraies. Alors que la théologie, qui n’est qu’une philosophie sans recul, peut tenter de dissoudre le nouveau dieu dans l’ancienne nature et Jupiter dans l’immense ciel, la poésie, plus adhérente aux mouvements vrais de l’homme, ne cesse pas de vaincre le monstre panthéistique, et de dessiner l’homme seulement homme, si naturellement surhumain. Car le miracle est l’ordinaire des guerres, soit que l’ennemi déjà blessé se perde dans le nuage ; soit que le courage ou la peur passent comme des météores ; soit que tous les coups portent par une sorte de prédiction qui les conduit ; soit qu’une méprise de l’épée ou de l’arc en annonce d’autres, comme il n’est que trop vrai ; soit que l’ami pare les coups, sans même qu’on le voie ; soit qu’il soit inexplicablement séparé de l’ami, comme par une malice. Quand le guerrier s’égare à la poursuite d’un fantôme, ce n’est qu’une erreur d’emportement, et naturelle ; le même événement est surnaturel, le même, tel que les yeux l’ont vu. Et la mort de Patrocle, désarmé par le dieu Mars, dépouillé de sa force comme d’une armure, est bien la mort d’un homme fatigué. L’homme ne se connaît pas lui-même. Quoiqu’il sache que le pain, les viandes, le vin lui donnent une provision de courage, non pas infinie, il ne le croit jamais. Le propre du courage, comme de toutes les passions, est de chercher d’autres causes. Ajax dit qu’un dieu le pousse ; c’est qu’il sent ses mains et ses pieds qui vont d’eux-mêmes. Et si, au contraire, Jupiter donne aujourd’hui la victoire aux Troyens, cela veut dire que les genoux achéens n’avancent plus. Ces métaphores sont toutes vraies ; le trait reste juste ; la scène est surnaturellement ce qu’elle serait physiologiquement. Le Jupiter de Phidias n’est toujours qu’un homme ; et même on peut dire qu’il n’est au-dessus de l’homme que parce qu’il est tout à fait un homme. Ainsi les batailles de l’Iliade sont seulement des batailles. Sans doute Achille se bat aussi contre le Scamandre, et cela est plus théologique que religieux ; encore est-il vrai que le fleuve combat comme un fleuve changé soudain en torrent ; et cela aussi arrive. Mais la pure bataille, la bataille cherchée et célébrée, est un fait humain, seulement humain ; toutes les surprises et tous les prestiges y ont forme d’homme. Il faut saisir ici le moment de la puissance humaine où, les monstres de nature étant vaincus et méprisés, le héros est le seul ennemi digne de l’homme.

En revanche, et par ce rassemblement de l’homme, et cette méditation du courage en face de lui-même, la nature est renvoyée à elle-même et n’est que nature, comme les comparaisons homériques l’expriment, qui font paraître en éclair, et dans le combat même, cette autre vérité que les passions ne déforment plus. Les hommes sont vannés comme le blé ; mais ces pailles ne sont que des pailles au vent. La neige n’est que neige dans l’image, et tombe selon la loi des choses. Le lion n’est qu’un lion qui franchit les barrières ; ses griffes ne sont que griffes. Et le bûcheron, dans la montagne, n’est qu’un homme qui abat des arbres, et qui a faim. Le bouclier d’Achille, par le plus saisissant contraste avec la fureur du guerrier qui le portera, n’offre aux yeux que les images de la nature comme elle va, des travaux, des mariages, de tout ce qui passe et revient et recommence ; la guerre même n’y est que pillage, autre genre de récolte, comme si le forgeron divin avait voulu y écrire qu’il n’y a point de dieux. Et c’est bien ce que signifie l’arme, si exactement définie en sa puissance par les cuirs de bœufs et les lames d’airain. Les travaux sont tout et font tout. Texte éternel et vrai miroir de l’homme. Mais Achille ne prend pas le temps de lire, et ne laisse point le temps de lire.

Toute poussière retombée, tous morts brûlés, l’idée que le héros est dieu fait un étrange chemin. La forme humaine est comme refermée sur ce grand secret. Les dieux sont partout. Un jeune homme inconnu qui montre le chemin, c’est Mercure peut-être. Le sage ami c’est Mentor, et c’est Minerve. Et, comme Ulysse est caché sous les haillons d’un mendiant, il se peut bien qu’un dieu porte la besace et quête de porte en porte. Ce prodigieux avertissement, qui n’est que sage, est le plus beau fruit de la folie héroïque. Car le héros revient toujours à l’ordinaire ; il mange, il boit, il dort. C’est mon frère l’homme. Et Ulysse, enseveli et dormant sous les feuilles, comme le feu des pasteurs, n’en est pas moins Ulysse. Il faut donc ouvrir un crédit d’honneur et d’hospitalité à toute forme d’homme ; et l’idée qu’un dieu s’y cache peut-être est de celles que l’avenir ne diminuera point. Le chrétien ne dira pas mieux. Ou plutôt, il devrait dire mieux. Seulement homme, voilà le dieu. Homère le fait entendre déjà, quand il prête aux dieux les passions de l’homme, et les petites ruses de la politique ; à ce point que quelquefois, comme dans la trêve rompue, les dieux semblent plus méchants que l’homme. C’est que le héros est aussi plus méchant que l’homme. Et par cela même le dieu de l’Olympe est bien un homme à ne s’y pas tromper. Ce modèle est pour nous, et à notre portée. La charité transperce, puisque même les dieux ont besoin d’être aimés et pardonnés. Cette grande idée des dieux mendiants annonce un autre âge, et des pensées moins orgueilleuses. La forme de l’athlète est déjà déposée ; l’homme se reconnaît à d’autres signes, moins éclatants, à des signes qu’il faut deviner et qu’il faut dépasser. C’est pourquoi je redis que Chateaubriand a dépassé le sublime païen et même le sublime chrétien, en sa parole des Martyrs qui est peut-être la plus belle parole. Au chrétien qui donne au pauvre son manteau, le païen dit, selon sa profonde sagesse : “Tu as cru sans doute que c’était un dieu ?” — “Non, répond le chrétien, j’ai seulement cru que c’était un homme.”