Les Dieux (Alain)/Livre III/Chapitre 10

Gallimard (p. 305-312).

CHAPITRE X

L’ESPRIT

L’esprit est moqueur. Le commun langage, qui ne trompe jamais, nous jette au visage cet énergique avertissement. Autour du pouvoir, et jusque dans l’intérieur du pouvoir, l’esprit voltige et plaît. Il suffit toujours. Le rire défait le nœud ; nous sommes assez contents de n’être pas pendus sur l’heure. Car nous serions pendus à nos très sérieuses ficelles ; et la pesanteur sera toujours le meilleur symbole de la force, comme l’angoisse est l’effet le plus ordinaire de la fonction gouvernante. L’esprit nous délivre un moment ; c’est mieux qu’annoncer. L’esprit est ami et sauveur tout de suite et toujours. Voltaire a vécu longtemps. Trouvez mieux si vous pouvez. Il faut que je respire en attendant. La cabriole est de nécessité. Comprenons bien que le rire est l’effet du sérieux. Réaction de physiologie et tension rompue ; mais plus encore. L’animal a ce mouvement brusque qui change l’humeur ; un rien le détourne. Le propre de l’homme c’est d’entretenir et de répandre ce sentiment de liberté. Libre en soi, libre de soi, tel est l’objet premier de la réflexion et cet objet c’est le rire. L’esprit s’y accoutume, s’y essaie, s’en assure. Il suffit quelquefois d’une perspective de sérieux pour faire rire. D’où l’on s’explique que l’extrême logique soit risible. Il suffit d’arranger les choses en paroles, telles que l’esprit les ferait sans le choc de l’expérience. La catastrophe seule, quand elle n’atteint que les idées, fait rire ; ainsi un homme qui raisonne, et dont la chaise s’effondre. Seulement il y a un peu trop d’involontaire dans ce genre de rire. Il est mieux que l’esprit sente sa propre puissance dans une catastrophe intérieure à lui. L’accident imprévu, dans la forme même, et par la forme même, tel est l’objet de choix. Ce qu’on nomme esprit approche toujours d’une pure construction de l’esprit. Comme le célèbre jumeau de Mark Twain, qui raconte que son jumeau s’est noyé autrefois dans la baignoire. “Mais, ajoute-t-il, je ne sais pas si c’est lui ou moi.” La menace du sérieux est très expresse ici. Elle l’est toujours plus ou moins. Kant cite l’exemple de l’homme affligé : “Sa perruque avait blanchi en une nuit.” Aussi le mot de Chamfort sur Champcenetz, sorte de pense-noir : “Il fait des cachots en Espagne.” C’est pourquoi l’esprit a beaucoup de portée.

Quelle portée ? Au fond ceci, que la puissance de défaire les idées confirme la puissance de les faire. Il y a quelque chose de risible dans un infini exactement double d’un infini ; comme dit Cantor d’un nombre infini de paires de bottes, il y a certainement moitié plus de bottes que de paires. Mais aussi le rire est bien nécessaire dans ces essais de pur équilibre, et Platon le savait. Il savait même rire sur le point de la découverte la plus sérieuse. Ainsi, dans la République, quand la justice, par les définitions des trois autres vertus, se trouve cernée, sans qu’on l’aperçoive encore : “Tayaut ! Tayaut !” crie Socrate, le maître de chasse. Cette précaution n’est guère comprise, faute de sérieux peut-être. Précaution contre l’infatuation, qui guette toujours l’homme ; précaution de soi contre soi. Ne va pas te croire. Jamais une mimique plus expressive ne fit mieux sentir que l’esprit doit rester maître, et se suspendre sur le point de se précipiter. C’est ce que Platon fait toujours, évitant l’éternelle méprise qui adore comme des dieux les créations de l’esprit. Ici est le fanatisme, enivré de preuves ; et l’esprit est directement opposé au fanatisme. C’est pourquoi, parmi les héros de l’esprit, il faudra toujours citer Voltaire, quoiqu’il refuse cet honneur, et très justement parce qu’il le refuse. L’esprit n’est rien, dit l’esprit. À chaque trait d’esprit il meurt un système ; un système achevé et démoli d’un même mouvement. Un souffle suffit ; vous alliez y mettre vos muscles. Ce combat dans le ciel, ce combat qu’on doit nommer préliminaire, et qui doit l’être toujours, se trouve donc ici à sa place, dans le moment où les dieux charmants risquent de mourir. Polyeucte a brisé les anciens dieux ; c’est sa manière de croire ; il craint de manquer de force ; et c’est cette crainte, en toute action, qui fait que l’on frappe à côté.

On se trompe au sceptique ; on s’y trompera toujours. Montaigne est souvent mal pris, dans sa très sérieuse entreprise où il sait que le sérieux perdra tout. Un énorme chapitre, qui est d’exercice pur, écrase les autres ; et c’est très plaisant, car il devrait, au contraire, leur donner de l’air. Quant à Montaigne, il n’y a point de doute ; ou plutôt tout le doute devrait être comme un outil à cerner le vrai, à le sertir, comme il fait dans tous ses jugements, sur l’éloquence, sur le courage, sur la peur, sur l’obéissance, sur la coutume, sur la loi, sur la guerre et la paix, qui sont fermes par refus de s’empiéger. En ce travail de profondeur, jamais la sape ne s’écroule sur le mineur. “Quoi de plus sérieux qu’un âne ?” Et le célèbre discours de l’oie théologienne (car, dit-elle, n’est-il pas clair que ce grand univers a été créé pour les oies ?) est une de ces transformations irréfutables qui nous réveillent de nos pensées mécaniques. L’absurde sauve la raison, en la rejetant hors de ses produits, et toujours par une surprise explosive. Faut-il citer une fois de plus la plus belle et la plus blessante histoire de Montaigne, ce fils devenu maître et qui traîne son père par les cheveux ; le père ne dit rien, jusqu’à un certain tournant de la maison où il s’écrie : “Arrête, mon fils ! car je n’ai traîné mon père que jusque-là.” On ne se remet point aisément d’une telle secousse ; on en prend une vue gigantesque de ce que serait la loi de fer, si la raison n’était que raison. Après quoi il faut citer, toujours de notre auteur, la fable, ou comme on voudra dire, de l’écuelle de bois, plus sobre mais qui participe de la même gaîté forcenée. À l’enfant qui fait une petite écuelle, semblable à celle dans laquelle son grand-père mange la soupe, on demande pour qui il travaille, et à son père, qui le demande, il répond “c’est pour toi”. Aucun ordre ne tient contre cette manière de décrire. Mais je veux finir dans un air plus léger. “Ma sœur l’herbe, dit Voltaire, voici venir un monstre effroyable qui de nous deux ne fera qu’une bouchée. Les hommes appellent ce monstre un mouton.” Systèmes et docteurs tombent pêle-mêle. Candide est un livre profond parce qu’il défait tout. Le célèbre festin des rois a de la grandeur par la démission de toute grandeur. Pangloss raisonne bien ; on rit de cet irréfutable. Et le sénateur Pococurante a le goût si fin qu’il n’aime plus rien. “Je me décris le paysage”, dit Guillot le songeur dans Liluli. “Mais tu ne le regardes pas !” dit Polichinelle. “Je vois, je vois…” — “Les yeux fichés dans la poussière ?” — “Je vois plus loin, je vois plus haut, je vois le sommet, la lumière.” Ô Poésie ! Les dieux s’en vont ; avec les dieux s’en vont les Furies.