Les Dieux (Alain)/Livre III/Chapitre 3

Gallimard (p. 252-258).

CHAPITRE III

LA LÉGENDE

La veillée, ici, est ample et publique. On chante le héros à pleine voix ; on le chante à jour dit, et devant sa statue purifiée. La commémoration, à laquelle l’architecte, le poète, le récitant, prêtent leur génie propre, et même leur propre immortalité, porte encore plus loin le pieux travail d’embellir, si naturel à la piété filiale. Et les auditeurs sont tous gardiens de la légende, ce qu’exprime ce mot même, car la légende est ce qu’on doit dire. Il y a du surnaturel dans le héros, par ce défi à tout qui lui est naturel, et par l’excès au delà de l’excès, qui est la loi au moins de ses volontés. Cet esprit survivant s’envole de lui-même où nul homme ne peut le suivre. Le ciel est la demeure des dieux, parce que la pesanteur est notre ennemie la plus proche, et qui jamais ne cède. Mais ce lieu a d’autres privilèges. C’est là peut-être que nous cherchons toujours nos souvenirs ; car ils naissent premièrement des objets proches, et la perception les nourrit toujours ; elle les nourrit, mais en même temps elle les efface ; d’où l’attention qui les poursuit se porte naturellement vers les nuages ou la pure lumière. Ce court moment de rêverie, après les yeux levés, est inexprimable, parce que ce qu’on allait saisir toujours se fond dans le brouillard ou dans le soleil ; il ne reste que le discours pour peupler les solitudes, et telle est la naturelle apothéose. Il faut dire aussi que la flamme et la fumée du sacrifice conduisent encore nos regards. Et la ressemblance entre cette chaleur libre et la chaleur du corps vivant conduit encore à imaginer que la vie s’envole avec la fumée du bûcher. Ces métaphores concordantes gouvernent toujours le mouvement de nos pensées, dès que nous refusons l’objet présent pour en chercher un meilleur, plus beau, mieux aimé. Mais, au vrai, ce qu’il y a de consistant dans le mystère de l’invisible, c’est le réel mystère de nos pensées, objet final de toute religion. Car il est vrai que ce qui est absent pour nos sens est encore présent d’une certaine manière, quand nous y pensons. Cet effet de l’imagination, si sensible dans la peur, est inséparable de l’émotion quelle qu’elle soit, qui littéralement nous prend au corps et nous envahit. Nous sommes touchés, nous sommes saisis, comme l’expriment ces violentes métaphores. Nous cherchons l’objet ; nous ne le trouvons pas ; nous jetons des paroles dans ce vide ; des paroles ; car notre geste est plus senti que vu ; et la parole a ce privilège de revenir à nos oreilles comme un objet. C’est pourquoi l’incantation est l’éternelle méthode pour faire revenir ce qu’on appelle si bien les esprits. Je veux qu’on sache, par anticipation, que l’esprit se cherche aussi légitimement au dehors qu’au dedans ; toutefois l’exacte critique de cette notion des notions ne serait pas encore ici à sa place.

Il s’agit maintenant du souvenir, et du bonheur de raconter et d’écouter. On dit que les primitifs ne savent pas penser hors de l’assemblée. Les primitifs sont une fiction, comme l’âge d’or. Il est vrai de tous, et il sera toujours vrai, que l’assemblée est le lieu du souvenir ; car, dès que l’objet manque, il faut quelque témoignage et quelque accord, qui puisse porter la rêverie ; toute biographie et toute chronologie suppose un entretien des témoins et des témoins de témoins. On comprend aussi que, si l’assemblée est nombreuse, il s’établit un ordre, des préséances d’âge, car l’âge est témoin du passé, et enfin un récitant ou un lecteur. Toute éloquence suppose des règles principalement acoustiques, et qui ont pour fin, non seulement d’éviter la confusion et l’ambiguïté, mais aussi de préparer et presque de mesurer d’avance la place de ce qui sera dit. La poésie est la forme naturelle de cette éloquence qui ne doit exprimer que ce que tous attendent et reconnaissent. Le poème ne sert pas seulement la gloire, il est la gloire même.

À présent, il faut expliquer ce choix qui est toujours fait, dans la légende, entre ce qui importe surtout et ce qui n’importe guère. J’ai déjà remarqué que, dans les contes enfantins, ce qui n’est que travail contre la chose est simplifié et presque annulé, par cette raison que tous les travaux utiles se font sans l’enfant et hors de sa vue. Un voyage est alors peu de chose, et tient en quelques mots, car l’enfant est porté et dort. On rencontre de ces abrégés dans toute légende et même dans toute histoire. Le mouvement de l’enfance se retrouve là ; mais il ne survivrait point à l’enfance, s’il n’était confirmé par de meilleures pensées, et tout à fait viriles. Le fait est que les travaux, de marcher, de transporter, de creuser, de percer, de naviguer, de radouber, de dresser et lever les tentes, sont par eux-mêmes monotones et faciles ; ils sont faits et l’on n’y pense plus. Ces longs temps de la préparation sont abrégés dans tout récit. Une légion allait à pied du Pont-Euxin jusqu’en Armorique, et cela nous semble naturel. Encore aujourd’hui les mouvements de la guerre sont presque tous lents, mais deviennent foudroyants dans le récit. C’est que le drame mémorable ne commence qu’au moment où les choses lentes et lourdes sont en place. Et qui donc pense encore à les transporter quand elles sont en place ? Bonaparte, ou bien Hannibal, a franchi les Alpes et tombe sur l’ennemi. L’intérêt se trouve au bout de la distance, comme il était dans le projet. Orlando monte sur le cheval volant ; cela signifie que le voyage vers le combat n’intéresse pas ; d’une façon ou d’une autre il sera fait, et l’on n’y pensera plus. Les contes d’enfants sont ici plus francs que nous ; nos historiens oublient toujours la peine des hommes. La raison véritable de cette sorte d’ingratitude est la même dans un cas et dans l’autre ; c’est qu’il n’est pas réellement difficile de transporter et de se transporter, pas plus que de paver une rue. L’épreuve du courage est-ce qui importe ; jusque-là le récit court ; et les moyens matériels seront toujours rabaissés ; à juste titre, puisque les préparations ne suffisent jamais sans le pouvoir d’oser. Et contre quoi ? Contre la peur même. Tout combat est dans nos pensées. Toute légende est dans les nuages.