Les Dieux (Alain)/Livre III/Chapitre 2

Gallimard (p. 244-251).

CHAPITRE II

LE HÉROS

Il n’y a peut-être point de héros agreste. Hercule est paysan, en somme ; il détruit les bêtes dangereuses, et, à l’occasion, quelque pillard de troupeaux. Mais aussi n’est-il pas arrivé à faire tout à fait un dieu. Et les aventuriers de mer ne sont pas non plus des héros parfaits. Le héros n’est presque pas ventre ; il ne se soucie pas de piller, ni même principalement de protéger. Peut-être n’est-il pas non plus législateur, ni même roi ; car ces fonctions veulent de la prudence, et un penchant même à l’avarice, dont le héros est très éloigné. Le héros est un généreux, et de pure colère ; j’entends par là qu’il a aussi peu d’esprit que de désir ; et je force déjà le trait, comme fera la légende ; car il n’y a peut-être que des héros d’un moment. Mais aussi ce moment de l’homme est souvent mal compris ; on le manque par ceci qu’on oublie, dans la structure, le thorax, et le cœur impétueux, celui, comme dit le poète, qui se réveille à ses propres coups. Presque toujours on décrit l’homme d’après le besoin et d’après la prudence ; ce n’est que ventre et tête. On oublie la partie qui dépense, et c’est le cœur, roi des muscles, et symbole du système musculaire, qui est tout explosif. Un muscle tire comme un cheval ; il s’excite à la résistance, il s’irrite à l’obstacle ; il se tue à vaincre. Ce mouvement n’a point de raison ; il est à lui-même sa raison. Le muscle pardonne à ce qui ne résiste pas ; à ce qui résiste il est cruel ; cruel par une sorte de cruauté envers soi ; brutal par sa force. On sait qu’un muscle de grenouille, même séparé, s’épuise encore à tirer sur le lien, si peu qu’on l’excite. On peut reconstruire le héros en partant de la partie qui se dépense à exécuter. L’ensemble est un homme, c’est-à-dire un être qui se sent et se pense, et encore un ventre peureux, mais subordonné, par une structure qui marque un excès d’énergie et un prompt emportement. L’orgueil est la passion principale, dans un être ainsi composé ; mais aussi il ne faut point juger de l’orgueil d’après nos précautions d’honneur, qui tiennent souvent d’une sorte d’avarice, ou d’une prudence à l’égard de la colère. Il y a dans l’orgueil vrai un prompt départ, et tout à fait animal, comme dans le cheval attelé selon sa force, et qui donne son coup de collier. Quand l’attelage des muscles se sent lui-même, se prévoit, se connaît et se juge, un tel départ est un signe de mort ou de victoire. Ce n’est point essayer, c’est se jeter tout. Il y a ce moment d’héroïsme dans un coup de poing, dans un coup de hache, dans un coup de rame ; mais pourtant mesuré, parce que l’obstacle insensible transforme l’effort en travail.

L’obstacle qui convient au héros et qui forme le héros, c’est l’ennemi, c’est-à-dire le semblable, et le très estimé semblable, le rival enfin, pour tout dire, et le rival qu’il juge digne de lui-même. Il n’y a donc point de héros achevé sans quelque guerre solennelle, sans quelque défi, sans quelque longue attente d’un autre héros, réputé et raconté. L’homme aime le sauvetage, et la chasse, et tous les genres de risque, par une partie de héros qui ne dort jamais tout à fait. Mais pour faire sortir tout le héros, il faut la chasse à l’homme, la plus dangereuse de toutes ; il faut un genre d’effervescence, propre à la cité ou à l’assemblée, une peur et une espérance des faibles, une insultante menace, un délai, un lieu fixé, un titre mis en jeu, une cérémonie, une publicité, une préparation même, qui est comme un jeu d’exercice entre la peur et le courage ; enfin ce qu’on lit dans la Jérusalem et dans les autres contes héroïques. Et qui regardera avec attention à ces récits fougueux y reconnaîtra nos guerres, surtout à leur commencement. Ce moment est humain et le sera toujours.

On aperçoit peut-être en quoi le héros diffère d’un cheval qui tire jusqu’à se crever, quoique la ressemblance d’Achille à son cheval soit aussi à considérer ; car, à séparer la volonté de la structure, et même de l’obstacle, on perd tout l’homme ; on perd même le poète. Tout génie pousse de la terre et du sang, comme le langage le fait entendre, qui désigne d’un même mot les invisibles dieux des bois, et l’homme qui les méprise jusqu’à n’y plus penser, suffisant de lui-même, et rivalisant avec les dieux de l’Olympe, soit pour détruire, soit pour créer. Il faut donc considérer l’obstacle humain, dans lequel l’homme mire sa plus haute image. Et l’obstacle humain a ceci de propre qu’il est fort d’orgueil, et d’abord plus puissant par la menace, plus puissant par les signes de force qu’on lui jette, supposé semblable, pour tout dire, et domptant sa propre peur, et ne tenant que par un prodigieux équilibre, toujours menacé par lui-même ; car le tremblement de la colère est une sorte de présage. D’où il vient que la folle résolution du cheval, qui se crèverait à arracher une montagne, devient plus folle encore dans l’homme par le premier ébranlement de la peur, qu’il sent en lui, qu’il devine en l’autre, et qui lui conseille de se perdre tout premièrement, afin d’étonner d’abord, et de doubler le coup par l’assurance. Ce rassemblement et recueillement avant le départ, si remarquable en toute action difficile, n’arrive pourtant jamais à bander aussi fortement le ressort que dans le héros, et devant l’obstacle humain, déclaré, reconnu, résolu. Non que la mort propre soit prise comme fin ; elle ne l’est jamais ; la pensée de la mort est exclue aussi bien que la pensée de la défaite, car ce serait défaite et mort déjà. Mais le sentiment qui va bondit éprouve d’avance qu’il faut donner tout, et sans aucune espérance, si l’on veut seulement combattre avec toutes ses forces. Saint-Simon, homme juste tout naïvement et comme malgré lui, use toujours et sans se lasser d’une périphrase pour désigner le fameux Condé ; il le nomme : “Monsieur le Prince le héros”. Il est sûr que l’ordinaire d’un tel homme n’avait rien pour lui plaire. Je n’en sens que mieux, par cette répétition du même mot, le jugement en éclair, le prompt départ, la terreur jetée devant soi, l’orgueil absolu, sans aucun doute jamais sur la victoire, toutes choses rassemblées qui furent sans grands effets dans ces temps politiques, mais non pas sans gloire. Et cet exemple d’un caractère presque tout mauvais m’instruit encore mieux que celui d’Achille, qui n’est pas doux non plus, ni bon. Il est important de savoir que le dieu des cités n’est pas premièrement aimable, et qu’on ne l’admire jamais sans le craindre ; et ce n’est pas seulement parce qu’on l’admire d’être craint ; le peuple est plus subtil encore, et s’attend à quelque négligente humeur, qui, sans aucune raison, secoue la terre. Le Jupiter d’Homère, ce vainqueur des Titans, prend sans y penser, de sa cuiller, les biens dans un tonneau, les maux dans un autre, et de ce mélange il fait la destinée de chacun. Le poète a touché ici un genre de mépris qui est bien au-dessous du mépris. Quand on dit que l’on pardonne au héros de n’avoir point les petites vertus, on ne dit pas encore assez. Tel est donc ce feu humain, aussi inhumain que l’autre, et qui brûle au foyer des foyers.