Les Dieux (Alain)/Livre III/Chapitre 1

Gallimard (p. 237-243).

CHAPITRE PREMIER

LE FOYER

Ulysse, au rivage de Calypso, pensait à la fumée de son toit d’Ithaque, et désirait mourir. La maison est un lieu sacré ; et remarquez que ce mot désigne à la fois le pire et le meilleur ; c’est que le bonheur est l’horreur apaisée ; ainsi la paix a deux faces, comme le mur a deux faces. Au dehors la maison prend sa forme de l’ennemi, pluie ou vent ; au dedans c’est une coquille d’homme, une empreinte en creux de l’homme ; rien n’est plus éloquent qu’une place vide ; c’est la statue première. Au milieu de ces présents et de ces absents, le feu est roi ; il réchauffe et il éclaire. L’art d’entretenir le feu, que les animaux n’ont point, dépend beaucoup de l’outil, beaucoup de la main, beaucoup de la prudence. Chacun connaît cette fille, dans Dickens, qui aperçoit toutes sortes d’histoires dans le charbon ardent. Proust, encore plus subtilement, écoute à travers la porte un feu qui remue comme une bête. Cet édifice ne cesse de s’écrouler ; il est la meilleure image des forces et des transformations. Kant cite comme un ancien problème cette question d’un philosophe : “Combien pèse la fumée ?” D’autres ont médité sur l’étincelle qui s’envole ; d’autres sur la cendre ; tous sur la chaleur de la flamme, chaleur si évidemment la même que celle des corps vivants. Le foyer est un centre de pensées métaphoriques ; et toutes les ombres ramènent à l’homme ; toutes sont chères. Ici est la provision d’une autre poésie, qui est comme une image renversée de la nature extérieure ; les chiens et les chats n’y sont que par prière ; l’homme est le dieu des animaux. C’est ainsi que la journée se mire dans la nuit divine, et c’est pourquoi Noël est la Pâque de la pensée. Toutefois le Dieu enfant, adoré par la mère, par le père, par le bœuf et l’âne, signifie encore une autre naissance, et un degré de plus.

L’esprit est encore perdu dans le feu, et perdu dans les ombres. L’athlète a la meilleure place ; tel est son droit divin. Les vieux s’effacent sur les côtés, ombres déjà, qui n’ont plus que sagesse dormante. Ainsi est faite la porte des songes, sans aucune fantaisie architecturale. Les statues y sont en cercle, et à peine sortant du mur. Et dans ce recueillement de l’ordre se fait l’échange et la composition des différents pouvoirs. “Tu verras mon père, dit Nausicaa ; il est appuyé à une colonne ; mais cours d’abord à ma mère, qui est au foyer.” Toutefois ce pouvoir d’intercession suppose la paix urbaine. Au foyer paysan les ombres sont plus serrées ; les travaux y sont plus proches et plus urgents ; la longue expérience y a aussi plus de prix. Nos plus anciennes pensées, et les plus naturelles, ne sont qu’un entretien du fils au père. Et, dès qu’il s’agit de source, de culture, ou de borne, le vieux dit : “Je me souviens que mon père me disait.” je veux dire que la commémoration n’est pas seulement de piété. Les morts viennent témoigner sur ce qu’ils sont seuls à savoir. Quand un homme est mort, on n’a plus de lui que le souvenir de ce qu’il disait ; on veut l’entendre encore ; on applique à cette évocation toutes les forces de l’esprit et la plus véhémente attention. Les affections tendres se contenteraient à moins. C’est ainsi que les meilleurs ne sont pas assurés par cela seul de l’immortalité la plus éclatante ; non, mais plutôt ceux qui avaient le génie de l’action et la meilleure mémoire. César paraît.

Nous retrouverons César. La piété fut d’abord filiale, et le langage nous le rappelle. C’est que dans l’existence agreste il suffit d’avoir vécu longtemps pour savoir beaucoup ; et le travail de la terre est tel que l’improvisation y est moins estimée qu’un ancien témoignage, car le succès veut les longues années. Le plus ancien de la famille est donc roi par l’esprit. On le consulte mort. Mais encore, mieux, on le consulte meilleur qu’il ne fut, car on choisit ; on le consulte fort, courageux, prudent, et non point vacillant et radoteur, comme on l’a connu à la fin. Encore moins le consulte-t-on mort et pire que mort. Outre que ces images corrompraient l’affection, il est encore naturel que les plus pressantes pensées du vivant effacent la mort du mort ; et cette première piété fut toujours pleine de précautions. D’où le bûcher et le tombeau ; et d’où cette croyance fort commune que les morts mal ensevelis reviennent en reproche, inutiles alors sous leur forme mutilée, inutiles et même nuisibles. Il en résulte un genre de consolation qui est bien puissant de toute façon ; car, en forme de spectres, on ne pourrait les consulter, et l’on ne saurait pas non plus les aimer. C’est pourquoi les immortels sont immortellement jeunes, et plus exactement dans leur force, et beaux par la piété même. Mais l’art paysan est borné à sculpter quelque racine ou à pétrir quelque figurine de terre glaise ; et ces formes autour du foyer suffisent pour évoquer de lointains visages et des pensées toujours jeunes. Le proverbe fut sans doute comme une statue de paroles, assurée dans la mémoire par la mesure et l’assonance ; sous cette forme l’ancêtre fut vivant. Et ce fut encore piété d’emporter avec soi, comme Énée, une foule d’ancêtres sans visage et peut-être sans nom ; car on sent bien que les morts à honorer sont foule, et l’on connaît assez par l’expérience le prix des humbles vertus qui seront oubliées. Tels furent donc les Lares et les Pénates en tous temps et en tous pays. Ces petits dieux ne sont point nature ; bien plutôt ils sont conquis contre la nature, qui tue comme elle nourrit, et qui oublie tout, et qui s’oublie elle-même par ses recommencements. On voit qu’il importe de marquer des degrés ici, depuis le dieu du dehors et du jour, toujours un peu fou et souvent méchant, jusqu’au dieu de la maison et de la veillée, qui n’est jamais que sage et secourable. Et toutefois il faut encore se séparer de celui-là, car il s’écoulera du temps avant que le fils ressuscite dans la gloire du père. Le foyer n’est pas seul. La cité l’entoure ; le temple le domine ; et les dieux de la commune puissance n’ont pas souvent le temps d’être bons. Ave, Cæsar, morituri…