Les Dieux (Alain)/Livre III/Chapitre 4

Gallimard (p. 259-266).

CHAPITRE IV

LA VILLE

Un tombeau étonne par la masse des pierres. De ces pierres si naturellement jetées naîtra la race des hommes divins. Long souvenir, long oubli. Jupiter est père et roi ; ces traits sont assez clairs. Mais il faut qu’on ait oublié la mort et même l’apothéose. Jupiter a toujours régné au ciel ; cela veut dire que la puissance humaine fut toujours adorée et toujours surhumaine. Mais il y faut l’entassement des pierres et l’entassement des hommes, sans quoi on n’aurait jamais eu l’idée de soumettre à l’homme la foudre, les nuages et la tempête. La nature vient battre les murs de la ville ; au dedans elle est presque oubliée. La commémoration entasse les pierres et écrase la célébration. Au temps de jules César et de la trop courte année des usuriers, la Pâque n’était plus au printemps ; c’était une Pâque d’homme. Il fallut le franchisseur de fleuves pour réformer ces choses.

Comment la ville se resserre autour du temple, autour du tribunal, autour du marché ; comment les marchands de chapelets, les marchands de colliers, et les marchands de discours ouvrent leurs échoppes tout près des grandes portes de commerce, de plaiderie, et de cérémonie, cela s’entend ; mais le résultat étonne. Qu’y a-t-il à remarquer dans ces ruches de pierre ? Que la nature extérieure y vient mourir en jardins. L’orage y est à peine entendu. Le faune et la nymphe n’y sont plus qu’ornement, et la source jaillit d’un tuyau de plomb. Partout le marteau de l’homme. Le secours est d’hommes, le danger est d’hommes, la tempête est d’hommes ; et l’on sait trop bien ce que l’ombre peut cacher. Deux cortèges, l’un de misérables, et l’autre, la garde royale que l’on relève à midi. Un ordre qui n’a point de saisons ; un désordre qui menace en toute saison. Une sagesse armée, qui ne discute point et qu’on ne discute point. Une raison d’État qui sauve un jour après l’autre ; un travail parfait dans le moment, et toujours à refaire. Le barrage de force est prompt, et achevé en son être seul. Pensée verticale. On est assez heureux, comme sont les enfants, de savoir ce qui est défendu et permis ; mais pourquoi, c’est ce que le mur ne dit jamais. Quant au chemin à suivre, il n’y a point de doute ; l’homme suit le canal, comme l’eau. C’est ainsi que la crédulité se change en certitude. L’un dit le droit, l’autre dit le chemin, l’autre dit le dieu. Le projet neuf est téméraire aux champs ; à la ville il est impossible. La rue est un brutal sentier. On ne se demande point si l’on va respecter la maison et la borne. On tourne où il faut tourner. Ce pouvoir anguleux, qui n’empêche pourtant point les projets, mais qui les détourne sans façon, définit le dieu urbain comme nous voyons qu’il est partout. Ce lent déguisement du héros, et ce vêtement de pierre, fixent la statue sur le socle, aussi éloquent qu’elle. Et le propre du Terme citadin, ce n’est pas qu’il ne faut pas le franchir, c’est qu’on ne peut pas le franchir.

D’où il est bon de remarquer que la pensée urbaine est elle-même décidée, angulaire, frivole et subtile dans l’espace de rue qu’on lui laisse, sérieuse et affairée le long de ses limites. Aux champs les pensées sont toutes défendues un peu, toutes permises un peu, comme sont les sentiers de vache. À la ville, tout est permis dans les pensées, mais il s’y trouve l’impossible, qui n’a pas besoin de sons. “Le mur chinois !” disait Painlevé à un discuteur assez étourdi ; c’est du même ton que l’on dit au distrait : “Vous allez vous faire écraser”. Ce n’est même pas une menace. Quand une apparence de rue se trouve être une impasse, il vaut mieux le savoir ; mais finalement on le saura. Ces règles de penser expliquent la scolastique, qui est urbaine. Mais comme le notaire et le juge règnent encore aux champs, de même la théologie du pavé et du trottoir ne cesse de civiliser la religion agreste. C’est ainsi que le héros cesse de courir sur les nuées. Tout se fixe à l’image du palais. L’immortel a ses gardes, ses portiers, ses ministres, ses échansons ; ce sont ses frères et cousins, comme toute la ville le sait. Le héros gouverne, et il n’y a qu’une manière de gouverner. Les dieux n’ont pas fini de bondir ; mais ils siègent aussi. On trouve dans l’Iliade ce mélange de décrets et de folles entreprises, dans lesquels et dans lesquelles le guerrier se trouve emporté, empêtré, arrêté. La mort des dieux s’y prépare, par le destin. Le destin est comme un mur ; on n’aime point se heurter au mur ; c’est ainsi qu’on le suit.

On ne comprendrait aucun genre de dieux par les seules pierres de la ville ; car elles suffisent bien. Les citadins sont assurés et incrédules ; il n’y a guère de mouvement dans leur fantaisie. Mais les paysans apportent chaque jour leurs dieux fous en même temps que leurs paniers de fruits. Quelque chose de l’invisible Pan, aux mille formes, revient toujours dans l’Olympe politique, de même qu’au rebours l’architecte des villes plante au fond du jardin le Satyre de pierre jouant de sa flûte triangulaire. Ce mélange est de toutes les religions parce qu’il est de l’homme. On y trouvera toujours la peur enfantine et l’espoir enfantin, puis la peur paysanne, moins aisément rassurée, et puis la règle urbaine, fille d’une autre peur, et d’une autre sûreté. L’enfant ne serait point ce qu’il est sans la garde ; le paysan non plus sans la garde. Que l’urbain tout pur soit impossible, c’est ce que signifient les charrettes du matin, les paniers, les pots à lait, le marché ; la campagne vient à la ville comme une nourriture. Mais, en revanche, la pure paysannerie est une fiction qui trompera toujours ; car l’homme semble y vivre en paix de son pain, de son vin et de son laitage. Dans le fait la campagne serait pillée tout de suite sans la garde urbaine. Bien mieux, les passions mettraient le feu à la ferme et au village ; car l’homme est partout soupçonneux et penseur de noir ; c’est un des fruits de l’esprit. Il sied au citadin de jouir de la paix des champs, et d’y croire. Le fait est que les vaches se rangent ; mais il n’est pas difficile d’imaginer et de craindre le coup de corne. C’est pourquoi il n’est pas juste d’aimer la grande nature, si paisible au soir, si l’on ne sait pas aimer aussi l’ordre établi. Au reste, on ne saurait pas aimer la grande nature si l’on n’avait le recours à un dieu supérieur ; on craindrait pis que la corne, on craindrait l’esprit animal. Il faut donc que les dieux agrestes soient rabaissés au niveau de l’ornement. Le faune fait rire ; il ne ferait point rire si Jupiter faisait rire. Ainsi la ruse du prêtre gagne toujours.