Les Dieux (Alain)/Livre II/Chapitre 9

Gallimard (p. 215-221).

CHAPITRE IX

LA MESURE

Le bien au soleil, divisé par les sillons mêmes, se compte en journées ou mieux encore en hommées. Un sorcier peut multiplier malignement la rouille du blé ; mais il ne peut point labourer en une heure, et sans bœufs, un champ de trois journées. Il reste une marge de sorcellerie pour tout ce qui est malheur, comme tempête, sécheresse, loups, fouines et taupes ; mais la raison s’étale dans les champs cultivés ; la semence qu’il faut croît en raison des sillons, et les betteraves récoltées croissent en raison des rangées. Deux surfaces labourées sont aisément comparées, soit d’après le temps du travail, soit d’après le produit. Ces rapports sont sous les yeux et devant les mains. Les deux dimensions sont figurées par la culture même, qui fait des alignements et des distances égales. Compter des tas, compter des sacs, compter des plants, compter des journées d’homme, cela est imposé par le métier même ; et savoir qu’un nombre dépend d’un autre, c’est savoir le nombre comme il faut. Ainsi le petit d’homme mûrit par les moissons. Ce plaisir d’évaluer ne s’use point. L’arpenteur est né paysan. Cet art est continuellement jugé par les échanges et partages. Et l’arpenteur n’est pas sorcier du tout.

La mesure du travail est restée longtemps cachée aux physiciens ; cela étonne, et donne une première idée de la magie urbaine, où tout semble dépendre de conventions. On convient, dit le professeur, de mesurer le travail par une force agissant sur une longueur. Six bœufs traçant le sillon figuraient la chose ; personne ne peut penser que deux bœufs font autant de travail que six, ni qu’un sillon de longueur double ne correspond point à un travail double, pour un même nombre de bœufs. De telles mesures du travail permettent d’apprécier les terres lourdes et légères, et, par comparaison avec le produit, les terres plus ou moins fertiles. Le bon sens paysan, si justement célébré, n’est point fils du hasard. C’est peut-être que le rapport entre géométrie et arithmétique est ici proposé continuellement, et continuellement rappelé. Un domaine peut être évalué en hectares, en journées, en bœufs, en chevaux, en hommes ; toutes ces mesures se correspondent, et ne peuvent varier qu’ensemble. Un troupeau de vaches, un attelage, une table servie, sont donc des spectacles de raison. Peut-être n’a-t-on pas assez considéré la faveur et la chance, qui sont les reines de la ville. On pourrait dire alors que la raison naît aux champs et se perd à la ville. S’il y a d’autres règles à la ville, et d’honnêtes métiers aussi, ce n’est toujours pas chez le banquier ni chez le prince qu’on apprendra à les connaître.

On a défini l’homme comme l’animal qui fabrique des outils. C’est vrai, mais ce n’est pas juste. L’outil est un témoin de pensée et un calcul de puissance. L’ancien sceptre est un bâton ; et le bâton, le même bâton, est par lui-même une règle et une loi. L’ancienne charrue n’est qu’un bâton traîné ; le sillon est la trace du bâton, plus nette que celle de l’homme. Le droit est écrit dans le labour. Tous les outils sont des bâtons ; le mètre est un bâton. Le levier est un bâton ; et la roue, âme de toutes les machines, est déjà dans l’outil tournant. Je laisse cette analyse des outils, si difficile, et qui romprait mon sujet. Il est clair que les animaux, même les plus ingénieux, n’ont jamais pensé à déléguer leur puissance à la chose, ni à se servir du résistant, qui est l’obstacle, et qui devient le moyen. Il y a certainement du politique dans l’outil, comme dans le sceptre, et une piété de l’homme pour l’homme. L’outil et l’arme sont des héritages d’honneur. Et c’est sans nul doute par l’attachement à l’antique forme, et par la copie des modèles vénérés, que l’outil et l’arme sont arrivés à régler l’action, comme on voit pour la faulx. Il y a donc de la superstition, même dans l’outil. Mais ce genre de religion, qui trouve tout son développement au foyer et dans les villes, et que je crois bon d’étudier à part, est directement, opposé à la religion sylvestre, par ceci que l’outil est un serviteur sans caprices, et qu’on ne cesse jamais d’essayer, d’éprouver, d’explorer de toutes les manières. La balance est un bâton qui règle nos pensées ; c’est la justice devenue chose, et inflexible, et sévèrement bonne. Nos pensées, au contraire, nous enlèveraient le courage par cette décevante instabilité qui est, si l’on peut dire, leur loi. Toutes les divinités agrestes sont des pensées évanouissantes, des pensées qu’on ne peut former. Et au contraire les outils et leur trace sont d’immobiles pensées. L’idée de se fier à toute forme constante est l’idée religieuse même ; ainsi la notion du paganisme comme religion irréligieuse est inséparable de la religion même, et la lutte des dieux de la cité et du dieu de l’esprit contre les dieux de la terre n’a jamais cessé et ne cessera jamais. La chose qui nous rappelle et que nous retrouvons, comme statue ou calvaire, est directement opposée à ces apparitions qui n’ont jamais lieu qu’une fois, et que l’on ne peut que raconter. Il y a toujours eu et il y aura toujours de faux dieux, et le temple, si bien tracé, mesuré et équilibré, le temple si résistant est la limite où ils viennent périr ; en sorte que le mystère n’y est point, quoiqu’on l’y cherche toujours. On prie mieux dans la nature, disait Jean-Jacques ; je dirais plutôt qu’on y prie trop. L’ancien proverbe dit bien mieux que travailler c’est prier ; car qu’est-ce que prier sinon chercher l’exorcisme ? Le rapport de l’impiété à la piété est intime à la piété, comme les tentations des saints l’expriment naïvement ; et la tentation de jouir est plutôt celle du sage, au lieu que la tentation du saint est plutôt une tentation de croire. Protée est le meilleur nom de cet ennemi de l’esprit, d’autant que ces métamorphoses presque violentes, arbre, lion, eau claire, représentent très exactement les folies d’imagination, qui ne sont jamais que perdues. Il y a donc quelque chose à penser dans cette figure géométrique, sur le seuil de Faust, que le diable ne peut franchir. Et le cercle que trace le bâton est magique, mais par limite et exclusion de magie.