Les Dieux (Alain)/Livre II/Chapitre 10

Gallimard (p. 222-226).

CHAPITRE X

TERRE ET MER

On est amené à penser que les premières villes furent maritimes. C’est que la provision y afflue toujours. Les moissons du marin poussent toutes seules et reviennent d’un jour à l’autre. D’où un espoir démesuré. La pêche miraculeuse est le type des miracles qui ne sont point miracles. D’un autre côté l’importance des outils, hameçons, crocs, filets, bateaux, rames, voiles, dut former là une raison ouvrière, et purement urbaine, car le sillon ne reste point sur la mer. L’opposition serait donc mieux marquée, dans ce genre de vie, entre la nature violente et l’abri humain. Dans l’action de conquête, le danger est toujours d’un instant. Et je pense, d’après les contes, qu’il y eut toujours plus de prodiges dans les terres lointaines que sur les mers. L’eau est monotone, et de puissance réglée, comme le rivage le montre, et le fluide visible ôte tout mystère aux changements. C’est devant le fluide balancé, soulevé, retombant, que l’on aperçoit que la partie explique le tout. Cette nature ne cesse de montrer son intérieur. C’est pourquoi la mer est un lieu de danger plutôt qu’un lieu d’épouvante.

Le navire est un centre et une école de politique, et l’antique comparaison du chef de l’État au pilote devrait être examinée de nouveau ; car il est vrai que la politique du navire ne ressemble guère à la politique urbaine, mais il est vrai aussi que la navigation donne les règles de la politique telle qu’elle serait par la seule raison. Sur mer les dangers sont évidents, et de prompt effet ; les actions sont aisément jugées, et le temps de la délibération est enlevé. D’où il arrive que le pouvoir sur mer est librement reconnu ; le meilleur dirige ; et, par la réunion des exécutants autour du chef, il n’y a pas non plus de favoris, ni d’abus, ni de tyrannie. La révolte est si facile alors qu’elle n’a plus lieu ; la seule présence agit assez. Il ne se peut pas que cette existence active, toujours tordue par le flot, et à chaque instant sauvée, n’éclaire pas l’esprit d’une certaine façon. On supposerait, d’après toutes ces conditions, qui concordent, que l’esprit marin est plus cynique et moins inquiet que l’esprit continental, et, en somme, qu’il n’y a guère de divinités marines qui ne soient descendues des bois et des fleuves. Ulysse nageant en mer ne se fie qu’à lui-même ; c’est dans l’estuaire qu’il fait sa prière au fleuve. Cette vue sommaire ne suffit pas ; il faudrait suivre la parenté des Néréides et Tritons, et des Sirènes, afin de savoir si ces divinités ne sont pas autant filles de la terre que le Vaisseau Fantôme. Je n’entre point dans ces discussions ; c’est une manière de penser aux dieux qui hébète l’esprit. Il suffit de remarquer que la plus raisonnable des civilisations fut toujours maritime, et que de toute façon les travaux marins, l’industrie des constructeurs de navires, les commerces, les lointains voyages, et les hospitalités forcées, comme on voit dans l’Odyssée, sans compter le gouvernement réel des plus savants, et non pas des plus ambitieux, ont contribué beaucoup à délivrer les hommes de la partie la plus sauvage et la moins gouvernée de leur esprit. Il faut noter, en revanche, que la séparation des hommes et des femmes est sous ce rapport bien plus marquée dans l’existence marine, où l’homme s’instruit par des travaux tout à fait éloignés de la maison, et dans des circonstances où la loi urbaine est tout à fait oubliée. J’ai remarqué un grand contraste alors entre l’insouciance masculine, qui joue aux boules, et le sérieux de la femme qui renvoie les hommes au travail, et quelquefois à coups de bâton, comme j’ai vu. La paysanne participe de bien plus près aux mêmes travaux que l’homme, à la même prudence, aux mêmes craintes, aux mêmes fêtes, aux mêmes prières. Le mariage et la famille y serrent plus étroitement l’homme qui s’en trouve naturellement plus pieux et autrement obéissant, mais aussi moins éclairé.